Délos : la « visible invisible » à la lumière de l’archéologie (6/7). Le commerce à Délos et son architecture

Boutiques de part et d’autre de la rue du théâtre depuis le sud.

Boutiques de part et d’autre de la rue du théâtre depuis le sud. © P. Karvonis

Connue d’Ulysse dans l’Odyssée, célébrée dans les hymnes des poètes classiques, convoitée par tous les conquérants de la Méditerranée, Délos n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des grandes puissances antiques, avant de devenir, selon un jeu de mots fameux dans l’Antiquité, Dèlos adèlos, « la visible invisible ». 150 ans de fouilles françaises majeures révèlent son riche passé : lieu d’abord sacré célèbre pour son sanctuaire dédié à Apollon, dominé ensuite par Athènes puis Rome, puis port franc cosmopolite et florissant attirant une élite méditerranéenne, ce minuscule îlot de 3,4 km2, aride et battu par les vents, offre à ses visiteurs un étonnant voyage, dans le temps comme dans l’espace.

Les auteurs de ce dossier sont : Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes (EFA) et professeure d’histoire grecque à l’université Lyon 2 ; Hélène Brun Kyriakidis, maître de conférence en archéologie grecque, Sorbonne Université ; Sandrine Elaigne, chercheure au CNRS, Maison de l’Orient, Lyon, UMR5138-Archéologie et Archéométrie ; Claire Hasenohr, professeure d’histoire grecque à l’université de Bordeaux, directrice d’Ausonius Éditions ; Pavlos Karvonis, maître de conférence en archéologie, université Aristote de Thessalonique ; Jean-Jacques Malmary, architecte, chercheur au CNRS, IRAA ; Jean-Charles Moretti, chercheur au CNRS, IRAA, directeur de la mission archéologique française de Délos

Restitution des édifices commerciaux du front de mer.

Restitution des édifices commerciaux du front de mer. © J.-J. Malmary

Les raisons du développement du commerce à Délos sont dues à l’existence du sanctuaire, mais aussi à la situation de l’île au centre des Cyclades et à son statut de port franc qui a attiré un grand nombre de commerçants venus de Grèce, d’Italie, d’Égypte et d’Orient ! Les fouilles confirment l’image donnée par les textes antiques avec la découverte de très nombreuses installations commerciales.

À Délos, comme dans toutes les villes grecques, les locaux de vente se situent près des endroits les plus fréquentés : l’agora (la place publique), les sanctuaires, les rues principales et le port. Mais ce qui est exceptionnel à Délos réside dans la densité de ces installations (qui dépasse les besoins des habitants), dans leur architecture originale et dans le grand nombre des installations privées par rapport aux installations publiques – contrairement à ce qui se passe d’habitude dans les villes grecques. Selon leur emplacement, ces locaux répondent à des besoins différents : ceux situés au cœur de la ville sont destinés à l’approvisionnement des habitants de Délos et des pèlerins qui fréquentent les différents sanctuaires de l’île, alors que ceux implantés près du port sont réservés au grand commerce. Les fouilles et les inscriptions nous renseignent sur les produits vendus et fabriqués à Délos : du vin, de l’huile, des céréales, des parfums, des figurines en terre cuite et des statuettes en marbre, des objets en verre, des instruments de musique et de la pourpre.

La mise en place des installations publiques

À la fin de l’époque classique (IVe siècle), une grande agora est aménagée au sud du sanctuaire d’Apollon, flanquée au sud d’un petit portique d’ordre dorique. À l’époque hellénistique (IIIe siècle), la partie ouest est divisée en différents secteurs, consacrés à la vente de divers produits, dont le bois et le charbon. À la fin du IIIe siècle avant notre ère, une grande salle, dont le toit était porté par des colonnes, est édifiée au nord du sanctuaire d’Apollon ; elle sert de lieu d’échanges pour les commerçants et les banquiers. Une grande place, qui pouvait accueillir des marchands, s’établit devant cette grande salle à colonnes (dite « hypostyle »). Au début du IIe siècle avant notre ère, un portique en L à deux niveaux comportant des boutiques est construit dans la partie est de l’agora. À la fin du IIe siècle avant notre ère, Théophrastos, le gouverneur athénien de Délos, réaménage la place devant la salle hypostyle. Quelques décennies plus tard, Sokratès, autre magistrat athénien responsable du commerce, finance un bâtiment, composé de deux cercles concentriques, pour la vente aux enchères. 

Ce qui est exceptionnel à Délos réside dans la densité des installations commerciales.

L’explosion des installations privées

Mais, à partir de 167 avant notre ère, presque toutes les nouvelles constructions commerciales sont financées et gérées par des particuliers. L’installation la plus simple et la plus fréquente se compose d’une pièce, qui fait office de boutique, d’atelier ou d’entrepôt. Ces espaces peuvent communiquer entre eux ou avec un autre bâtiment et sont parfois dotés d’une arrière-boutique qui ne communique pas avec l’extérieur. Leur équipement permanent reste limité, ce qui facilite le changement de fonction. Certains peuvent être munis de mezzanines en bois, de grandes portes à plusieurs battants et de grilles métalliques, avec encadrements en marbre. Quand ils sont situés en ville, ces espaces servent plus volontiers au commerce de détail et sont surtout destinés à la production et à la vente des produits alimentaires, alors que ceux du port sont destinés à la redistribution des marchandises dans la ville et au commerce de transit. Un autre type d’installation caractéristique de Délos est l’édifice commercial. Ceux du port sont uniques par leur architecture et leurs grandes dimensions. Organisés autour d’une cour, ils comportent un étage. Les pièces sur la façade côté port sont affectées au commerce de transit alors que celles situées côté ville sont réservées à la vente au détail et celles disposées autour de la cour utilisées comme bureaux, salles de réunion ou entrepôts. L’étage est divisé en parties indépendantes pour des logements temporaires. Les commerçants actifs à Délos forment souvent des associations sous la tutelle d’un dieu, selon leur origine ethnique ou leur activité avec, par exemple, des marchands de vin et d’huile d’origine italienne, ou des armateurs et des commerçants phéniciens. Les sièges de ces associations ne sont pas connus à l’exception de celui des Poséidoniastes de Bérytos (Beyrouth), marchands, armateurs et entrepositaires qui vénéraient le Poséidon de leur pays. Ce grand bâtiment comportait des boutiques, des entrepôts, une grande cour à péristyle avec une citerne, des chapelles, dont une était dédiée à la déesse Rome, une salle de réunion et une salle de banquet. L’Agora des Italiens, le plus grand bâtiment de Délos, était le lieu de réunion de ces marchands présents à Délos.