Délos : la « visible invisible » à la lumière de l’archéologie (7/7). L’Agora des Compétaliastes : 15 siècles d’histoire, 125 ans de recherches

Restitution 3D de l’Agora des Compétaliastes : au premier plan, le sanctuaire des Lares Compitales et le pilier monumental ; au fond à gauche, le temple de Mercure-Hermès et Maia.

Restitution 3D de l’Agora des Compétaliastes : au premier plan, le sanctuaire des Lares Compitales et le pilier monumental ; au fond à gauche, le temple de Mercure-Hermès et Maia. © Fl. Comte, Ausonius UMR 5607 – Labex LaScArBx

Connue d’Ulysse dans l’Odyssée, célébrée dans les hymnes des poètes classiques, convoitée par tous les conquérants de la Méditerranée, Délos n’a cessé d’être au cœur des préoccupations des grandes puissances antiques, avant de devenir, selon un jeu de mots fameux dans l’Antiquité, Dèlos adèlos, « la visible invisible ». 150 ans de fouilles françaises majeures révèlent son riche passé : lieu d’abord sacré célèbre pour son sanctuaire dédié à Apollon, dominé ensuite par Athènes puis Rome, puis port franc cosmopolite et florissant attirant une élite méditerranéenne, ce minuscule îlot de 3,4 km2, aride et battu par les vents, offre à ses visiteurs un étonnant voyage, dans le temps comme dans l’espace.

Les auteurs de ce dossier sont : Véronique Chankowski, directrice de l’École française d’Athènes (EFA) et professeure d’histoire grecque à l’université Lyon 2 ; Hélène Brun Kyriakidis, maître de conférence en archéologie grecque, Sorbonne Université ; Sandrine Elaigne, chercheure au CNRS, Maison de l’Orient, Lyon, UMR5138-Archéologie et Archéométrie ; Claire Hasenohr, professeure d’histoire grecque à l’université de Bordeaux, directrice d’Ausonius Éditions ; Pavlos Karvonis, maître de conférence en archéologie, université Aristote de Thessalonique ; Jean-Jacques Malmary, architecte, chercheur au CNRS, IRAA ; Jean-Charles Moretti, chercheur au CNRS, IRAA, directeur de la mission archéologique française de Délos

Vue aérienne de l’Agora des Compétaliastes depuis le nord.

Vue aérienne de l’Agora des Compétaliastes depuis le nord. © EFA, J.-Ch. Moretti, C. Gaston

Découverte en 1894 en bordure méridionale du port antique, l’Agora des Compétaliastes n’a guère suscité d’intérêt durant un siècle. De 1994 à 2018, une étude pluridisciplinaire exploitant à la fois les archives de la Grande Fouille, l’état actuel des vestiges, les résultats de nouveaux sondages et l’analyse des inscriptions a été menée dans ce secteur. Elle a permis de retracer une histoire longue de près de quinze siècles et de comprendre les fonctions variées de cette place fréquentée, lieu de rencontres, d’activités commerciales et de cultes.

L’Agora des Compétaliastes et les îlots qui la bordent sont dégagés entre 1894 et 1906 par Édouard Ardaillon puis Auguste Jardé avec des équipes de plusieurs dizaines d’ouvriers, qui détruisent systématiquement les constructions « de basse époque » (Ier-VIe siècle de notre ère) pour parvenir aux vestiges hellénistiques (IIIe-Ier siècle avant notre ère).

Un secteur habité durant près de quinze siècles

Si de nombreuses informations sont alors irrémédiablement perdues, les premiers archéologues laissent quelques plans, photographies, listes de trouvailles et rapports qui, confrontés aux ruines aujourd’hui visibles, permettent de retracer à grands traits l’histoire de ce quartier densément habité aux époques romaine et protobyzantine (Ier-VIe siècle de notre ère). Par ailleurs, une trentaine de sondages stratigraphiques d’une surface de 4 à 10 m2, réalisés entre 1995 et 2007 sous la place et dans les îlots, a révélé une occupation remontant jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère. D’abord en marge de la ville, accueillant sans doute la nécropole d’époque géométrique et archaïque (VIIIe-VIe siècle avant notre ère) au-delà de l’embouchure de l’Inopos, le secteur est progressivement urbanisé et se retrouve au cœur de l’emporion, zone du port dévolue au commerce de transit, aux IIe et Ier siècles avant notre ère. 

Une place fréquentée au cœur de l’emporion

C’est durant cette période d’essor du commerce délien qu’est aménagée l’Agora des Compétaliastes, dont on ignore encore le nom antique. Les sondages archéologiques sont venus confirmer une inscription qui, en 125 avant notre ère, honore l’épimélète athénien Théophrastos pour avoir réalisé « les chômata [remblais] autour du port » : le dallage de la place repose en effet sur une épaisse couche de terre mêlée de tessons et de charbons, destinée à assécher un marais littoral. L’immense esplanade dallée sert de débarcadère pour les hommes et les marchandises, ensuite acheminées vers les édifices commerciaux du front de mer plus au sud. Longée de boutiques sur son flanc est, l’Agora accueille aussi probablement une place de marché. Enfin, ce nouvel espace, central et fréquenté, voit l’édification de nombreux monuments votifs et honorifiques. Le plus spectaculaire est érigé au début du Ier siècle avant notre ère au centre de la place, où son soubassement carré à trois degrés en marbre est encore visible. L’étude architecturale a permis de lui restituer une vingtaine de blocs dispersés et d’identifier un pilier monumental d’une dizaine de mètres de haut, imitant ceux qu’ont construits les rois de Pergame à Delphes et sur l’Acropole d’Athènes. Ce monument portait une statue en bronze qui représentait peut-être un magistrat romain sur un char. Il a méthodiquement été démonté au IIIe ou au IVe siècle de notre ère pour être remployé dans des thermes construits au sud de l’Agora des Compétaliastes. 

 Restitution du temple de Mercure-Hermès et Maia. G. Poulsen, archives de l’EFA.

 Restitution du temple de Mercure-Hermès et Maia. G. Poulsen, archives de l’EFA.

Un lieu de culte pour les Italiens de Délos

L’Agora des Compétaliastes devient aussi le centre des cultes des Italici, bien connus grâce à leurs monuments et inscriptions. Originaires de Rome et de la botte italienne, ces négociants et banquiers aux statuts variés (des hommes libres mais aussi des affranchis et des esclaves), installés à demeure sur l’île, se sont constitués en association. Leurs représentants, quatre collèges de six à douze magistri appelés Hermaïstes, Apolloniastes, Poséidoniastes et Compétaliastes, étaient chargés de la consécration et de l’entretien de leurs sanctuaires. Le premier temple qu’ils dédient à Mercure-Hermès et sa mère Maia a été étudié et restitué dans les années 1910 par René Vallois et Gerhardt Poulsen : ce baldaquin à quatre colonnes, adossé au Portique de Philippe et au Portique Ouest au nord de la place, abritait les statues divines et était précédé d’un autel et d’un tronc à offrandes. Il a fallu attendre 1995 pour que soient dessinés et analysés les blocs circulaires d’un autre édifice italien, situé au centre de l’esplanade à côté du pilier monumental. Là se trouvait le sanctuaire des Lares Compitales, dieux jumeaux des carrefours originaires de Rome : au sein d’un enclos rectangulaire, le temple adoptait la forme exceptionnelle d’une tholos monoptère à quatre colonnes sous laquelle se dressaient les statues de culte. Des statues d’autres divinités, comme Athéna, Héraclès ou Rome, accompagnées d’autels circulaires ornés de guirlandes et de bucranes, étaient érigées à l’intérieur du sanctuaire ou directement sur la place. Grâce à la modélisation 3D réalisée dans le prolongement de l’étude architecturale, on peut se rendre compte de l’impact visuel des monuments italiens et du pilier monumental sur un espace dont toute monumentalisation était d’abord absente. Un projet de valorisation et d’anastylose est en cours de préparation pour mettre en valeur les vestiges et en faciliter la lecture.

Lexique

Les Compétaliastes étaient des dignitaires nommés annuellement par les Italiens pour prendre soin du sanctuaire des Lares Compitales, divinités romaines des carrefours. Leur nom a été donné à l’agora car leurs dédicaces y ont été découvertes en grand nombre.

L’épimélète de l’île est le principal magistrat de Délos, chargé de l’exécution des décisions de l’assemblée athénienne.

Une tholos monoptère est un édifice circulaire à colonnade libre (sans pièce centrale) abritant généralement une statue.

Un bucrane est un motif ornemental sculpté représentant une tête de bœuf.

Pour aller plus loin :
https://www.efa.gr/fr/grece-delos/gad
https://www.efa.gr/fr/delos-150
Web SIG de Délos : https://sig-delos.efa.gr
AUBERGER J., 2010, Manger en Grèce Classique, Presses Universitaires de Laval.
BOUET A. (dir.), 2023, Les latrines de Délos. Hygiène, salubrité et environnement d’une ville des Cyclades, Ausonius Éditions.
BRUNEAU Ph., DUCAT J., 2005 (4e éd.), Guide de Délos, De Boccard.
BRUNEAU P. (dir.), 1996, Délos. Île sacrée et ville cosmopolite, CNRS Éditions.
HASENOHR Cl., 2021, Les Italiens à Délos, École française d’Athènes.
MORETTI J.-Ch., 2017, 1873-1913, Δήλος : εικόνες μίας αρχαίας πόλης που έφερε στο φως η ανασκαφή = 1873-1913, Délos : Images d’une ville antique révélée par la fouille, École française d’Athènes, Éditions Melissa, Patrimoine photographique.