Disparition de Néandertal : éternelles questions
Nous n’en aurons jamais fini avec l’extinction de Néandertal, aux alentours de – 45 000 ans. Régulièrement, de nouvelles découvertes ou analyses relancent le débat et le complexifient davantage. La dernière en date : les Néandertaliens se seraient scindés en deux populations.
Qu’ont en commun « Gibraltar 1 », le premier crâne de Néandertalien retrouvé en 1848 à Forbe’s Quarry (Gibraltar), et « Thorin », un Néandertalien découvert en 2015 devant la grotte Mandrin, dans la Drôme ? Un même patrimoine génétique. Jusque-là, rien que de très attendu. Sauf qu’il semble avoir divergé des autres groupes néandertaliens depuis 105 000 ans. Les deux populations auraient vécu chacune de leur côté au moins pendant 50 000 ans, la « famille » de Thorin, venue de Gibraltar (comment ?), restant isolée sur la rive orientale du Rhône, sans se mélanger avec ses congénères de l’autre côté du fleuve, ce que confirmerait l’étude des minéraux présents dans ses ossements. Cela aurait-il pu faciliter l’extinction de Néandertal face à l’arrivée des premiers Homo sapiens ?
Deux questions à Bruno Maureille, directeur de recherches au CNRS et auteur de Qu’est-il arrivé à l’homme de Néandertal ? (Paris, éditions Le Pommier, 2008).
Selon différents chercheurs, Néandertal aurait disparu à la suite d’une « dilution génétique » au sein des populations de Sapiens et d’une perte en diversité génétique. L’analyse du génome de Thorin et de Gibraltar 1 confirme-t-elle votre théorie ?
Il y a longtemps, j’ai écrit que l’on pouvait supposer que la disparition des Néandertaliens était liée à une rupture de leurs réseaux au cours d’une période clef de l’histoire évolutive des humanités passées, au passage entre le Paléolithique moyen et récent, marqué par une amélioration climatique et des changements culturels notamment au niveau des savoir-faire techniques. Maintenant, je suppose plutôt que les disparitions des différents groupes de Néandertaliens, qui ont (co-)existé relativement isolés les uns des autres, sur d’immenses territoires avec une densité de peuplement très faible, sont probablement les conséquences de dynamiques démographiques difficiles à apprécier.
« Toutefois, l’histoire des découvertes de fossiles humains ces cinquante dernières années, de leurs interprétations et des évolutions à la suite de diverses études, révisions, ou amélioration de techniques, nous a démontré qu’il faut se garder de toute conclusion trop extrême. »
Quoi qu’il en soit, l’étude de l’ADN ancien de plusieurs Néandertaliens d’un même site plaide clairement pour l’existence de petits groupes humains assez endogames. Les artisans du Paléolithique moyen ne semblent pas avoir eu les mêmes cosmogonies que ceux du Paléolithique récent, ne serait-ce que dans la manière de traiter et de transformer les matières dures animales, parfois utilisées comme des armes contre ces animaux. Il y a certainement eu aussi des contraintes environnementales très fortes car c’est aussi lors de cette transition que débute le déclin des populations de grands carnivores des cavernes. Toutefois, l’histoire des découvertes de fossiles humains ces cinquante dernières années, de leurs interprétations et des évolutions à la suite de diverses études, révisions, ou amélioration de techniques, nous a démontré qu’il faut se garder de toute conclusion trop extrême. Il faut aussi être prudent sur l’histoire du peuplement et des relations entre les différents groupes néandertaliens car nous travaillons avec très peu de spécimens provenant de sites se distribuant sur des millions de km2. Le Néandertalien récent de Mandrin avec ses quatrièmes molaires inférieures, son ADN ancien, apporte toutefois des nouvelles données alimentant nos réflexions sur l’histoire de cette lignée.
Quelle corrélation peut-on faire avec les premières populations de Sapiens venues dès 45 000 ans, éteintes sans descendance apparente mais qui se seraient métissées avec des Néandertaliens ?
Les résultats des recherches et découvertes menées à Ust’-Ishim (Russie, Oblast d’Omsk), Zlatý kůň (République tchèque), Bacho Kiro (Bulgarie), Ranis (Allemagne), sur des fossiles vieux d’à peu près 45 000 ans, ou encore l’étude de l’ADN ancien de Peştera cu Oase (Roumanie), un peu plus récent que les précédents, plaident pour une arrivée sur ces territoires d’humains anatomiquement modernes, qui ont échangé des gènes avec des groupes néandertaliens trois à quatre cent cinquante générations auparavant. Si certains fossiles appartiennent à des groupes porteurs de traditions techniques du Paléolithique récent à venir, ce n’est pas le cas de tous. On ne sait pas ce que le groupe de Zlatý kůň, celui d’Ust’-Ishim ou encore de Peştera cu Oase ont produit.
« La dent découverte dans la grotte Mandrin est peut-être la preuve d’une de ces très anciennes incursions d’humains modernes sur les territoires néandertaliens il y a près 55 000 ans. »
On le sait encore moins pour les ancêtres de ces fossiles qui se sont mélangés avec les Néandertaliens. Et l’ADN ancien va, pour le moment, dans le sens de petits groupes humains qui ne sont pas les ancêtres des artisans de l’Aurignacien en Eurasie occidentale. La grotte Mandrin a livré une dent anatomiquement moderne provenant d’un niveau défini par Ludovic Slimak comme livrant du Néronien. Cette dent est peut-être la preuve d’une de ces très anciennes incursions d’humains modernes sur les territoires néandertaliens il y a près 55 000 ans. Mais son état de conservation n’a pas (encore ?) permis l’étude de son ADN ni sa datation directe. C’est donc, pour le moment, un unicum. À nouveau, si l’histoire de nos disciplines a démontré qu’il convient d’être très prudent, ce type de découverte ouvre de nouvelles pistes de recherches.
« Nos résultats ont permis de s’interroger sur l’existence de groupes mixtes à cette période et sur ce territoire. »
Autre exemple : avec de jeunes collègues, j’ai avancé l’hypothèse qu’un ossement du bassin d’un nouveau-né issu des collections châtelperroniennes de la grotte du Renne à Arcy-sur-Cure (Yonne), compris au sein de dizaines de vestiges humains néandertaliens, est celui d’un individu anatomiquement moderne. Nos résultats ont permis de s’interroger sur l’existence de groupes mixtes à cette période et sur ce territoire. La communauté scientifique a plutôt critiqué cette hypothèse. Pourtant, je pense que des groupes avec une certaine mixité taxinomique ont probablement existé en Eurasie de l’Ouest. En tout cas c’est ainsi que je m’explique les nombreux épisodes de métissage entre Néandertaliens et humains anatomiquement modernes qui se seraient déroulés pendant plus de 5 000 ans avant le début du Paléolithique récent… Notons qu’une volumineuse contribution synthétique et critique sur les gisements et résultats de cette période de transition à l’échelle de l’Eurasie vient d’être publiée sous la direction de J. Zilhão. Nul doute que ce travail conséquent va provoquer discussions et débats, et particulièrement auprès des paléoanthropologues.
Pour aller plus loin :
GICQUEAU A. et al., 2023, « Anatomically modern human in the Châtelperronian hominin collection from the Grotte du Renne (Arcy-sur-Cure, Northeast France) », Scientific Reports, 13, 12682. Doi : 10.1038/s41598-023-39767-2
ZILHÃO J. et al., 2024, « A Data-Driven Paradigm Shift for the Middle-to-Upper Palaeolithic Transition and the Neandertal Debate », Quaternary Environments and Humans, 100037. Doi : 10.1016/j.qeh.2024.100037
SLIMAK L., 2023, Le Dernier Néandertalien, Paris, Odile Jacob.
SLIMAK L. et al., 2024, « Long genetic and social isolation in Neanderthals before their extinction », Cell Genomics, vol. 4, issue 9, 100593. Doi : 10.1016/j.xgen.2024.100593
ZEBERG H. et al., 2024, « The genetic changes that shaped Neandertals, Denisovans, and modern humans », Cell, vol. 187, issue 5, p. 1047-1058. Doi : 10.1016/j.cell.2023.12.029