Fouiller l’enfer au paradis : aux Baléares, l’île de la mort des guerriers de l’Empire
Conduire une mission archéologique dans les Baléares prête à sourire, tant cette destination est gorgée d’images de soleil et d’insouciance. Pourtant, c’est sur un confetti de terre de cet archipel, l’île de Cabrera, que furent retenus prisonniers jusqu’à 15 000 soldats des armées de Napoléon, de 1809 à 1814. Ce « tombeau » fait aujourd’hui l’objet d’un programme d’investigations archéologiques, la seule recherche française de ce genre sur le conflit napoléonien.
En mai 1808, l’empereur Napoléon Ier s’empare du trône d’Espagne. Le peuple se soulève contre l’occupant français. S’ensuit une guerre de six ans qui mène à la chute du Premier Empire. En juillet 1808, en Andalousie, à Baylen, l’armée du général Dupont capitule en rase campagne.
Une déportation méconnue
C’est un revers sans précédent pour les armées impériales, jusque-là invaincues, et le début d’un horrible calvaire pour les soldats faits prisonniers. Transférés à Cadix, ils sont emprisonnés à bord des « pontons », des navires démâtés transformés en prisons flottantes. Les conditions de détention y sont inhumaines. Ces épaves de la bataille de Trafalgar sont des « cercueils marins », pour reprendre les mots des prisonniers devenus mémorialistes. En mars 1809, sous la pression des autorités locales, soucieuses de prospérité et de salubrité, et la menace des troupes françaises conquérantes, commandées par Napoléon en personne, la junte de Séville procède à la déportation des quelque 5 000 à 6 000 survivants vers les Baléares. Les prisonniers, moribonds ou très affaiblis, sont débarqués les 5, 9 et 11 mai 1809 sur l’île déserte de Cabrera, située au large de Majorque.
« Oui ce roc sinistre est un tombeau. C’est la Sainte-Hélène de la Grande Armée. » Georges Claretie, 1911, Le Figaro
Un univers concentrationnaire
Les vaincus de Baylen sont alors confrontés à l’indicible d’un univers concentrationnaire inédit pour l’époque. Quelques rescapés ont témoigné de leur martyr jugé comme un « fait étranger à la civilisation européenne », et des souffrances endurées cinq années durant sur le « caillou » de Cabrera. L’île-prison, d’une stérilité absolue, n’offre aucune ressource et les ravitaillements venus de Palma sont indigents ou irréguliers. Les hommes meurent littéralement de soif ou de faim. Les maladies les tuent, la folie et le désespoir aussi. L’anthropophagie est pratiquée, la coprophagie également. Dans un récit publié en 1814, le déporté Dubuc témoigne avec cette formule terrible : « Nous languissions sans cesse et mourions tous les jours sans cesser d’exister ». Les captifs les plus désespérés, les « rafalés », se réfugient dans des grottes pour ne plus en sortir. D’autres, les « tartares », développent dans les montagnes une vie troglodytique, en marge des camps de baraques établis autour d’un port naturel. Les plus résilients ou les plus accoutumés à la discipline militaire s’organisent jusqu’à former une petite colonie primitive au sein de laquelle ils se regroupent selon leurs unités. L’autorité est confiée à un conseil. Un hôpital de fortune est aménagé mais les médicaments manquent. Un cimetière est créé mais les pluies torrentielles emportent les corps inhumés dans des fosses trop peu profondes. Les outils font aussi défaut pour les creuser et, faute de combustible, les tentatives de crémation sont catastrophiques.
Une distraction… archéologique !
Les « Cabrériens », nom que les prisonniers se donnent, en recherche de distractions, pratiquent une activité éminemment salutaire, relatée par François Fréderic Billon : « Distractions. – Un jour, dans un des rares coins de l’île où la terre végétale avait quelque épaisseur, nous crûmes apercevoir quelques parcelles de verre et de métal. Aussitôt, par désœuvrement autant que par curiosité, nous fîmes entreprendre quelques fouilles ; mais l’on nous signifia immédiatement l’ordre de cesser notre ouvrage. Nous avions eu cependant le temps de mettre à découvert plusieurs tombes romaines avec médailles, dont quelques-unes à l’effigie de Julia Augusta, fille de Titus et petite-fille de Vespasien ; d’autres qu’on supposa d’origine punique. Comme nous n’avions point d’érudits parmi nous, nous fîmes hommage de nos trouvailles au capitaine Palmer, qui parut fort priser notre cadeau ».
Survivre à tout prix
Un théâtre est ouvert qui fonctionna jusqu’à l’évacuation des officiers, qui l’avaient mis en place, pour l’Angleterre, en juillet 1810. Luttant contre la désespérance, certains captifs trouvent ainsi à se distraire. Face à la misère, de petits artisanats émergent. Les restes humains servent de matériau, après l’épuisement du bois de buis. Un petit commerce se développe avec les pêcheurs majorquins qui ne craignent pas de s’approcher de ces hommes décharnés, hirsutes et crasseux. Les castagnettes fabriquées par les tristes habitants de « l’île aux chèvres » plaisent à Palma… Un monnayage de fèves s’établit. Une souris vaut six à huit fèves, un rat cinq fois plus. Quelques évasions réussissent et les hommes rentrés en France, véritables « messagers du désastre », alertent sur le sort des « oubliés de Cabrera ». On imagine des plans pour les secourir mais ils ne sont jamais mis à exécution. Au contraire, de nouveaux contingents de prisonniers de guerre viennent grossir le chiffre de la déportation, estimé entre 12 et 15 000 individus, mais des premiers convois du printemps de 1809, la plupart a péri. Finalement, en mai 1814, 3 400 survivants sont rapatriés en France. Le journaliste du Figaro Georges Claretie écrit en 1911 : « Oui, ce roc sinistre est un tombeau. C’est la Sainte-Hélène de la Grande Armée. »
Documenter un évènement hors norme
De la taille d’une petite ou moyenne ville française, l’île de Cabrera est, depuis sa démilitarisation en 1991, devenue une réserve naturelle, toujours inhabitée. Deux opérations de repérage archéologique menées en 2021 et 2022 (prospection de surface, prospectiondétection grâce à des appareils et fouille superficielle des structures affleurantes) ont permis de planifier une fouille pluriannuelle de trois ans qui débutera en novembre 2023, avec l’aide des autorités majorquines (Direction du patrimoine du Conseil de Majorque et Parc naturel de l’archipel de Cabrera). Les recherches scientifiques s’articulent autour de l’étude des prisonniers (déportés, survie, prison sans geôliers…). Près de la moitié des troupes qui capitulent à Baylen est constituée de jeunes recrues inexpérimentées des cinq légions de réserve de l’Intérieur créées en 1807. La plupart des mémorialistes crédibles de Cabrera appartenaient à la 1re légion de réserve. Parmi ces témoins figure Louis-François Gille, l’un des derniers survivants qui mourut en 1863. Il a laissé un dessin aquarellé et, surtout, un plan de l’île sur lequel sont reportés les différents sites occupés par les captifs, ainsi que les lieux remarquables, les grottes par exemple, ou ceux fournissant des ressources. Au cours des deux premières missions de repérage, les archéologues et historiens ont ainsi porté leur attention sur les cavités souterraines et les habitats troglodytiques occupés par les « tartares » et les « rafalés ». Trois grottes emblématiques ont été redécouvertes.
Naissance de l’archéologie napoléonienne
Non sans batailler avec les préjugés, depuis deux décennies, le conflit napoléonien est devenu champ d’investigation de l’archéologie. Si les lieux de combat sont aujourd’hui assez bien documentés par la fouille, une vingtaine d’occurrences en France, en Europe et au Moyen-Orient, il en va différemment des lieux de vie ou de survie. Sur les camps, nos recherches sur le « camp de Boulogne » (depuis 2003), berceau de la Grande Armée, constituent l’essentiel des ressources documentaires. Elles ont alimenté une thèse d’histoire et d’archéologie soutenue en 2019 à Paris, la première du genre sur la célèbre formation militaire (« Les Soldats de Napoléon en leur camp », Frédéric Lemaire). Quant à la captivité, un seul site est aujourd’hui exploré, celui de l’île-prison de Cabrera.
La Grande grotte du Chèvrefeuille
Au nord-ouest de l’île, indiquée par la lettre « G » sur la carte de Gille, pour « Grande grotte du Chèvrefeuille », se trouve une immense cavité souterraine. Sa large ouverture sur la mer précède un à pic d’une quinzaine de mètres qui nécessite une échelle de corde et un cordage de sécurité. Des centaines de graffiti y ont été relevés, souvent gravés sur les stalagmites. Dans la partie basse du premier niveau se trouvent une fontaine d’eau douce et son bassin naturel, avec des foyers et des bancs de stalactites cassées, vestiges de l’occupation des prisonniers. Selon le caporal Wagré, également de la 1re légion de réserve, cette grotte était assez grande pour contenir 4 000 hommes. Il précise également que certains s’y « réfugièrent pour y trouver un abri contre la chaleur insupportable que l’on ressentait dans l’île », d’où parfois son surnom de grotte des rafalés. Il mentionne également différents niveaux, qui n’ont pas encore été explorés, le gigantisme de la première « salle » ayant capté toute l’attention des explorateurs. Le chirurgien militaire Thillaye, dans son manuscrit, récemment acquis par la Bibliothèque nationale de France, a témoigné lui aussi de la découverte de cette grotte « située dans une des parties les plus reculées de l’île » : « Rien n’est aussi beau que cet antre, […] rien n’est aussi majestueux que son intérieur, et on peut dire avec raison que la vue seule de cette grotte inspire du respect ». Le lieutenant belge Cosme Ramaeckers en donne une description détaillée et mentionne la présence de graffitis anciens et ceux laissés par lui et d’autres officiers. Si son graffiti n’a pas (encore) été identifié, figure parmi ceux laissés par les captifs celui d’un certain Delenne, accompagné du millésime 1810, qui vient d’être identifié comme Guillaume Delenne, né à Beaucaire le 17 février 1792, fait prisonnier en 1808 et détenu en captivité jusqu’en 1814. Enfin, une inscription de grande taille, plus ancienne, « Blas », a attiré l’attention des chercheurs. Il s’agit du nom du héros d’un roman célèbre d’Alain-René Lesage, L’Histoire de Gil Blas de Santillane, paru entre 1715 et 1735. Dans l’île de Cabrera, Gil Blas découvre la grotte, attiré par la senteur agréable d’un chèvrefeuille… Cette plante existe bel et bien et elle ne pousse nulle part ailleurs dans l’île, selon les botanistes.
La grotte féérique « en spirale »
Une autre grotte, absolument féérique, a été redécouverte en un lieu extrême, opposé à celui de la grotte du « Chèvrefeuille », la grotte dite « en spirale », dans les mémoires des survivants, localisée en « M » sur la carte de Gille. Actuellement située à Cap Ventós, elle est très dangereuse d’accès, avec une ouverture étroite, et prend effectivement la forme d’un colimaçon s’enfonçant sous terre sur plusieurs dizaines de mètres. Joseph Quantin, également soldat de la 1re légion de réserve, décrit la grotte telle qu’elle nous est apparue : « L’éclat de la lumière réfléchissant sur ces murs de Crystal les fait éclater de mille feux. On se croirait dans un palais de fées ». Le repérage effectué, une modélisation 3D sera réalisée en 2023. Dans cette grotte, sur une colonne naturelle, les officiers Boniface et Besaucelle, deux figures de la captivité, ont gravé leurs noms, à une hauteur qui les rendaient invisibles aux visiteurs.
Une double évasion réussie
Le Marseillais Bernard Masson est une figure héroïque parmi les Cabrériens. Il réussit le double exploit de s’évader de l’île, qu’il décrit tel un « lieu de douleur et de désolation ». Il s’échappe une première fois le 20 août 1813 avec 32 prisonniers. Il en fit un récit publié à Marseille en 1839. Le succès de son évasion est confirmé par une archive découverte au Service historique de la Défense, le rapport du consul de France à Alger, M. Dubois de Thainville, daté du 6 septembre 1813, adressé au ministre de la Guerre, le duc de Feltre. Ce rapport comprend un état nominatif des officiers, sous-officiers et soldats évadés, débarqués à Cherchell, à 100 km à l’ouest d’Alger, le 24 août 1813. Puis le 1er mars 1814, Masson fait échapper à nouveau 38 prisonniers depuis Péniscola en Espagne.
Au cœur de la caverne-théâtre
La découverte de la caverne-théâtre, autre lieu emblématique de la captivité mentionné par les chroniqueurs, a été l’un des temps forts des missions de repérage. Cette caverne pouvait accueillir plusieurs centaines d’hommes qui prenaient place sur ses gradins naturels. Le théâtre, d’abord de verdure, est aménagé dans un premier temps dans une citerne desséchée. Les vestiges de cette citerne voutée en plein cintre ont été également découverts. Ce théâtre dans la citerne possédait un décor réalisé par Thillaye et qui figure dans son manuscrit. Il écrit : « Il y avait sur le flanc du rocher qui montait au château une citerne ; nous descendîmes dans l’intérieur et la trouvâmes assez spacieuse pour servir de salle de spectacle. […] On fit venir de Palma quelques couleurs communes pour les peindre ; enfin, le 8 novembre, eut lieu l’ouverture du nouveau théâtre sur le rideau duquel on remarquait cette légende : « Obliviscitur ridendo malum » [ndlr : On oublie le mal en riant]. Avant son départ pour l’Angleterre, le médecin vint lui-même graver la pierre. Dans son journal, il note : « Le 25 juillet, destruction du théâtre de Cabrera sur lequel nous avions fait tant de folie ; en sa mémoire et en qualité de directeur, je vins graver sur une des pierres de la porte ces deux verts latins : « Nos putemus nautis stabat sitientibus olim / nunc bello miserim, amphitheatra patent. » [ndlr : Nous pensons que les marins avaient autrefois soif / maintenant, en pleine guerre, les amphithéâtres sont ouverts.] La citerne, comme la caverne, servaient également de lieux de réunion pour le conseil et de tribunal. Après son abandon, le théâtre et la caverne accueillent des « rafalés ». L’exploration de ces « entrailles de l’histoire », qui a révélé les premiers indices d’occupation, graffitis nominatifs et boutons régimentaires, se poursuivra en 2023.
« On oublie le mal en riant. » Inscription du théâtre de Cabrera
Abris troglodytiques et agglomérations de baraques
L’autre grande découverte de ces campagnes de repérage est la présence de centaines d’abris troglodytiques fermés par des murs ou murets en pierres sèches. Toutes les barres rocheuses de l’île présentant des cavités ou anfractuosités furent exploitées par les captifs. Ce mode d’habitat transparaissait dans les textes, sans que l’on en prenne pleinement la mesure. Dans les récits, ce sont les agglomérations de baraques qui sont prégnantes. La principale, construite autour d’une place baptisée ironiquement « Palais Royal », la lettre « Q » sur le plan de Gille, est incendiée par les prisonniers le jour de leur évacuation par la marine royale française. Érigée pour partie avec des matériaux issus des occupations antiques de l’île, cette agglomération, constituée d’habitations précaires en pierres sèches et torchis, couvertes de branchages, a également fait l’objet de premières recherches. Aux dires d’un prisonnier qui les découvre à son arrivée sur l’île en 1810, ces constructions sommaires sont assez semblables aux baraques du « camp de Boulogne », « mais moins régulières et moins propres ». L’une des petites constructions disposait d’un foyer, de bancs de pierre, et d’un probable châlit ou bat-flanc, matérialisé par des empreintes au sol. Sous les cendres de l’incendie, les couches et structures d’occupation ont livré des vases céramiques et métalliques, issus pour ces derniers d’un artisanat développé par les captifs. De nombreux boutons, timbrés des numéros des corps, ceux présents à la bataille de Baylen notamment, font partie des objets exhumés, précieux indices qui évitent toute confusion avec des vestiges byzantins aussi attestés sur l’île. Enfin, des recherches ont été initiées sur le site du cimetière, un profond talweg rocailleux couvert d’une végétation dense, baptisé « Vallée des Morts » par les captifs, « I » sur le plan de Gille, mais c’est une autre histoire…
Aascar, l’archéologie des conflits récents
L’Inrap est partenaire du collectif Aascar qui porte, entre autres, ce projet, après l’étude en Biélorussie du site de la Bérézina en 2012 et celui de Valutina Gora en Russie en 2019. La mission archéologique « Isla Cabrera » constitue le dernier volet d’un triptyque archéologique original sur le soldat napoléonien : le camp (les vivants), le champ de bataille (les morts) et le lieu de captivité (les morts-vivants). Les problématiques scientifiques s’organisent en différents axes et une attention particulière est accordée à l’impact écologique de cette population carcérale confrontée à la survie.
Pour aller plus loin :
ROUCAUD M., 2021, Dans les rangs de la Grande Armée de Napoléon, Vanves, éditions E / P / A.
LENTZ T. et LOPEZ J., 2022, Les mythes de la Grande Armée, 2022, Paris, Perrin.
JOURNOT F. et BELLAN G., 2011, Archéologie de la France moderne et contemporaine, Paris, La Découverte.
PETITEAU N., 2011, Guerriers du Premier Empire : expériences et mémoires, Paris, Les Indes savantes. www.aascar.org