Libye : nouvelles perspectives de l’archéologie (5/5). Les merveilles d’Apollonia
2024 marque le retour des missions étrangères en Libye, et notamment dans la région de Cyrénaïque. Après une longue interruption de 12 ans liée au printemps arabe de 2011, ces missions historiques ont rejoint le terrain dans un climat encore instable, où le patrimoine reste vulnérable et la proie des pillages et destructions. Maintenue coûte que coûte pendant cette longue décennie, la coopération franco-libyenne, poursuivie par Vincent Michel, directeur de la mission archéologique française en Libye (MAFL), a permis néanmoins aux chercheurs de conduire d’importants projets de valorisation et de recherche. De nouvelles perspectives que vous dévoile en exclusivité Archéologia.
Les auteurs de ce dossier sont : François Chevrollier, conservateur du patrimoine au musée du Louvre Abu Dhabi, membre de la MAFL, et coordinateur du dossier ; Vincent Michel, professeur d’archéologie à l’université de Poitiers, directeur de la MAFL, et coordinateur du dossier ; Jean-Sylvain Caillou, enseignant-chercheur à l’université catholique de l’Ouest, membre de la MAFL ; Élodie de Faucamberge, chercheuse associée, UMR 8068, TEMPS, membre de la MAFL ; Piotr Jaworski, directeur de la mission archéologique polonaise en Libye, Institut d’archéologie de l’université de Varsovie ; Oliva Menozzi, directrice de la mission archéologique de Chieti, université de Libye et université Gabriele d’Annunzio de Chieti-Pescara
Depuis 1976, la mission archéologique française en Libye a pour objectif principal la fouille, l’étude et la valorisation du site d’Apollonia. Identifié depuis le XVIIIe siècle, cet ancien port de Cyrène a livré, particulièrement depuis le début des années 2000, de très riches vestiges. C’est le cas dans la zone dite de « Callicrateia », qui a ouvert de nouvelles perspectives de recherches et d’interprétations.
Malgré quelques mentions chez les auteurs arabes médiévaux et les cosmographes de la Renaissance, l’antique Apollonia ne se révèle véritablement à notre connaissance qu’au début du XVIIIe siècle grâce à Claude Le Maire, consul de France à Tripoli.
Jean-Raimond Pacho, père de l’archéologie apolloniate
Parcourant le littoral de Cyrénaïque, il passe par le site dont il laisse une description certes brève, mais montrant qu’il avait déjà conscience de l’ennoiement du port antique. Ces lignes font figure d’unicum pour le siècle des Lumières puisque les rares Européens voyageant dans la Libye des Karamanli s’y intéressent peu, davantage attirés par Cyrène. La première description « archéologique » ne remonte qu’au début des années 1820 sous la plume des frères Beechey, officiers de la Royal Navy : ils repèrent plusieurs monuments et dressent un plan qui fera autorité pendant un siècle. Mais c’est certainement à Jean-Raimond Pacho que l’on peut conférer le titre de véritable « père » de l’archéologie apolloniate. D’esprit encyclopédique et curieux, Pacho effectue en 1824-1825 une mission en Cyrénaïque pour le compte de la Société de géographie de Paris. Ses planches gravées donnent une idée toute romantique des ruines de la cité. Plusieurs autres voyageurs visitent les lieux dans le courant du siècle mais n’apportent guère de connaissances supplémentaires : l’agent consulaire français Vattier de Bourville y fait un bref passage en 1848 tandis qu’en 1861, les officiers britanniques R. M. Smith et E. A. Porcher ont comme seul objectif de trouver un port pour exporter à Londres les chefs-d’œuvre de la sculpture antique tout juste déterrés à Cyrène…
Lexique
Les Karamanli sont une dynastie vassale de l’Empire ottoman qui dirige la régence de Tripoli entre 1711 et 1835, de façon plus ou moins autonome selon les périodes. Entre 1835 et 1911, la Libye redevient une province administrée directement par Istanbul.
Des missions internationales
Particulièrement féconde dans cette dernière et à Ptolémaïs, l’entreprise archéologique italienne est en revanche minime à Apollonia, Ettore Ghislanzoni se contentant de procéder à l’anastylose de l’une des églises. Il faut en réalité attendre la période de l’indépendance libyenne (1951) pour que le site suscite un réel intérêt. Richard G. Goodchild impulse de nouveaux travaux sur les édifices protobyzantins, églises et palais du dux, mais aussi sur le théâtre. Il convie une équipe de l’université du Michigan, dont les recherches aboutissent à une importante publication qui fournit l’état des connaissances sur le site à la fin des années 1960. Entre-temps, l’égyptologue Pierre Montet, mieux connu pour ses découvertes à Byblos et à Tanis, avait ouvert une première mission française entre 1954 et 1956. Ses résultats sont loin d’être insignifiants : les thermes romains et des habitats byzantins sont dégagés. Dans ces mêmes années, Nicholas Flemming débute des prospections sous-marines pionnières dans le port. En 1976, François Chamoux, qui avait participé aux travaux de Montet, rouvre une mission archéologique française à Apollonia (la direction de la mission échoit à André Laronde en 1981 puis à Vincent Michel en 2011). Sont d’abord repris les secteurs étudiés dans les années 1950, en particulier l’édifice thermal et l’enceinte. À partir de 1986, la mission concentre ses moyens sur l’exploration sous-marine du port, au fond duquel gisent des épaves d’époque hellénistique, sans que l’archéologie terrestre soit délaissée pour autant (basilique orientale, rempart, prospections dans la campagne). Au début des années 2000 de nouveaux chantiers sont ouverts, dont celui du rocher de Callicrateia, principale fouille sur le site dans la décennie suivante.
L’abri préhistorique d’Abou Tamsa
Les recherches archéologiques menées en Afrique du Nord indiquent un processus de néolithisation complexe, entre les premières évidences d’élevage qui proviennent d’Égypte, celles de l’agriculture, du Maroc et les plus anciennes céramiques, du Sahara central. Dans ce contexte, les travaux conduits depuis 2006, grâce à la mission archéologique française en Libye et au département des Antiquités de Libye, sur le site d’Abou Tamsa, en Cyrénaïque libyenne, région charnière située entre Égypte et Maghreb, Sahara et Méditerranée, sont particulièrement intéressants. L’étude du matériel préhistorique excavé plaide en faveur d’un très ancien Néolithique, avec une production de céramique dès la seconde moitié du VIIe millénaire avant notre ère et un élevage des caprinés dès la première moitié du VIe millénaire avant notre ère. L’abri sous roche représentait une halte de choix pour les groupes préhistoriques : dans la montagne, près d’un oued et de la mer, avec à disposition de l’eau, des matières premières (bois, silex, calcaire, argile) et de la nourriture (faune terrestre et littorale, flore). É. de F.
Les fouilles récentes à Apollonia
De 2002 à 2012, la mission archéologique française en Libye a mené des opérations à la jonction de la ville basse et de l’acropole d’Apollonia, dans la zone dite de « Callicrateia ». Ce nom provient d’une inscription grecque figurant sur un autel situé au sommet de l’éminence rocheuse qui domine la zone. La mission américaine y avait pratiqué une petite fouille entre 1965 et 1967, concluant à un lien entre l’autel et une supposée tombe grecque transformée en citerne pour un bâtiment byzantin… Un grand disque de pierre, ressemblant à une meule, trouvé près de l’entrée, laissait penser que ce bâtiment avait une fonction utilitaire.
Une tour byzantine
C’est précisément la présence incongrue de ce disque qui a été à l’origine de la reprise des recherches. Selon nous, sa disposition et l’absence de trou pour fixer un axe de rotation ne permettaient pas d’y reconnaître une meule mais plutôt un système de fermeture de porte, à la manière de la pierre circulaire fermant le tombeau de Jésus dans les Évangiles. La nouvelle fouille confirma cet usage et démontra que le bâtiment était en réalité une tour byzantine ! La cavité n’était ni une ancienne tombe ni une citerne mais une cave creusée pour contenir des réserves en cas d’attaque. Quelques traces d’occupations plus récentes (italiennes, arabes et byzantines) ont été exhumées à l’ouest, en contrebas de la tour. Si des espaces troglodytes, appartenant initialement à un péristyle romain, avaient été remployés, c’est au nord de la tour que les recherches se sont concentrées, livrant les principaux vestiges.
Une maison byzantine
Parmi eux se trouve une maison à deux niveaux, disposés en paliers pour épouser la pente du rocher. Ils sont transformés ultérieurement en deux logements indépendants présentant chacun trois pièces en enfilade. Le niveau supérieur offrait ainsi une cour avec citerne, une petite cuisine, une salle centrale à deux placards et une dernière vers l’est. Le niveau inférieur, conservé sur près de 1,50 m d’élévation, était accessible par un escalier donnant sur un vestibule et sur une cuisine. L’espace central, à un seul placard, donnait aussi accès à une salle orientale. La céramique mise au jour permet de dater l’abandon au VIIe siècle, sans doute à la suite de la conquête arabe.
Un bâtiment utilitaire du Haut-Empire romain
Il comprenait deux pièces. Dans celle orientale, quatre cuves de près de 4 m de profondeur ont été aménagées symétriquement dans le sol. D’aspect piriforme, elles étaient pourvues d’un enduit étanche et d’une cuvette de décantation. Les fouilles ont révélé trois sols successifs qui témoignent de réfections. Le premier remonte à la fin du Ier siècle et le dernier à la deuxième moitié du IIe siècle. Enfin, le comblement des cuves est intervenu à la fin du IIIe ou au début du IVe siècle, marquant l’abandon du lieu.
L’agglomération antique d’Érythron-Latrun
Érythron, actuel village de Latrun, est un antique site côtier entre Apollonia et Derna, qui a fait l’objet, pour la première fois en Cyrénaïque, d’une étude systématique depuis 2001. La présence conjuguée d’une source, de terres fertiles et d’un port a permis le développement économique rapide d’une agglomération, comme en témoignent, à l’époque hellénistique, une petite ferme agricole organisée autour d’une tour (pyrgos) ; à l’époque romaine, un village avec notamment des thermes s’étendant sur près de 1 000 m2 (en cours de fouilles depuis 2006) et à l’époque byzantine, un grand bourg devenu siège épiscopal et centre de pèlerinage, avec une basilique-martyrium à l’ouest complétée à l’est par la cathédrale pourvue d’un baptistère. Aucun édifice byzantin de Cyrénaïque n’a bénéficié d’une architecture aussi soignée que ces deux basiliques qui ont fait l’objet d’une restauration partielle par l’auteur leur offrant une nouvelle verticalité. V. M.
Une salle de banquet avec une mosaïque hellénistique
Un autre bâtiment, de la fin du IIe ou du début du Ier siècle avant notre ère, a été dégagé et se compose de trois salles contiguës, partiellement taillées dans la roche. La plus à l’est, dédiée au banquet, était ornée d’un sol en mosaïque, l’une des toutes premières en forme de triclinion, afin d’accueillir des banquettes le long des parois. Les deux tapis du milieu de la pièce étaient constitués de tesselles en pierre blanche et noire et en céramique rouge. Des lamelles de plomb encadraient les décors géométriques selon un usage qui remonte au début de la période hellénistique et qui trouve ici l’une de ses dernières attestations. La mosaïque ne pouvant être conservée in situ, elle a été déplacée en avril 2009.
Un bâtiment du début de la période hellénistique
La plus ancienne construction exhumée préservait trois petites pièces taillées dans la roche et disposées autour d’un vestibule. Ses enduits peints, remarquablement conservés jusqu’au plafond, figuraient trois bandes superposées de couleur jaune, bleue et rouge. Le bâtiment a été construit au tout début de la période hellénistique comme le montrent les restes de mosaïques de galets mis au jour. Quelques monnaies indiquent qu’il a été abandonné peu de temps après, à la suite d’un incendie qui pourrait résulter d’un des conflits armés qui secouèrent la Cyrénaïque entre 323 et 246 avant notre ère.
Le retour de la mission française à Apollonia en juin 2024 marque une nouvelle page de l’archéologie française en Libye et ouvre la voie à de nouveaux projets.
Une zone cultuelle aux IVe et IIIe siècles avant notre ère
Durant les fouilles, près de 20 autels rupestres ont été découverts dans la zone de Callicrateia. Ils se composent de deux ou trois compartiments rectangulaires et juxtaposés, avec parfois de petites cavités abritant des offrandes. Six petits vases à boire (scyphoi) corinthiens du IVe siècle avant notre ère ont ainsi été identifiés. Un autre autel, plus monumental que les autres, présente une inscription grecque (Kallis Eu), datée par sa graphie du début de la période hellénistique, tandis qu’une autre inscription (Kallikrateias), connue plus anciennement, a donné son nom à la zone. En outre, un abondant mobilier cultuel des IVe et IIIe siècles avant notre ère a été exhumé sous une mosaïque hellénistique, dans une carrière comblée. Près d’un millier de fragments de figurines, plusieurs statuettes en pierre et de nombreux fragments de céramiques à vernis noir, dont certains comportant des graffiti de donateurs et des représentions de divinités, ont été mis au jour. Parmi les figurines, on note la présence de types fréquents en Cyrénaïque (notamment les divinités féminines), mais aussi d’autres, en nombre significatif, inconnus jusqu’alors.
De nouveaux chantiers
En dehors de la zone de Callicrateia, des fouilles préventives ont aussi été initiées en 2012, notamment dans la nécropole occidentale de la ville antique, menacée par des projets immobiliers, et sur la plage du site, rognée par la mer, où un important dallage public a été exhumé. Enfin, après 12 ans d’interruption, un nouveau chantier a pu être initié sur l’acropole afin de mieux connaître cette partie de la ville d’Apollonia, très peu étudiée jusqu’à présent. Plus généralement, le retour de la mission française à Apollonia en juin 2024, souhaité par les autorités libyennes, marque une nouvelle page de l’archéologie française en Libye et ouvre la voie à de nouveaux projets.
Pour aller plus loin :
CAILLOU J.-S., 2011, « Apollonia de Cyrénaïque : la zone de Callicrateia », Les nouvelles de l’archéologie 123, p. 19-23.
CAILLOU J.-S., 2012, « Quand Apollonia s’appelait Bon André. La Cyrénaïque antique à travers les sources occidentales du XVIe au XVIIIe siècle », dans COUVENHES J.-C. (dir.), L’hellénisme, d’une rive à l’autre de la Méditerranée. Mélanges offerts à André Laronde, Paris, De Boccard, p. 105-142.
CAILLOU J.-S., 2015, « Un nouveau lot de figurines grecques découvert à Apollonia de Cyrénaïque », dans MULLER A. et LAFLI E. (dir.), Figurines de terre cuite en Méditerranée grecque et romaine, vol. 2, Iconographie et contexte, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 613-616.
CHAMOUX F., 2001, « Cinquante ans de recherches archéologiques françaises sur la Libye grecque », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres 145, p. 1081-1111.
GOODCHILD R. G., PEDLEY J. G., WHITE D. (dir.), 1976, Apollonia, the Port of Cyrene. Excavations by the University of Michigan 1965-1967, Tripoli, Department of Antiquities.
LARONDE A., 1996, « Apollonia de Cyrénaïque : archéologie et histoire », Journal des savants, p. 3-49.
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