Grand entretien avec Anne Lehoërff : « Penser cette science vivante qu’est l’archéologie »

© Astrid di Crollalanza, 2023

Malgré certaines imperfections, l’archéologie française est l’une des plus fortes et des plus structurées en Europe. Mais cette archéologie de pointe ne se fait ni sans réflexion, ni sans axe de recherche. C’est l’une des tâches dévolues au Conseil national de la recherche archéologique. Rencontre stimulante avec Anne Lehoërff, sa vice-présidente, professeur des universités à Cergy Paris université, qui nous livre sa vision de cette science en 2023, avec ses atouts et ses faiblesses.

Propos recueillis par Éléonore Fournié

Vous êtes vice-présidente du Conseil national de la recherche archéologie (CNRA). Depuis quand ce conseil existe-t-il et quelles sont ses missions ?

Le CNRA est né en 1994 d’une mutation du Conseil supérieur de la recherche archéologique (CSRA), alors que l’époque connaissait une explosion des fouilles et la naissance de la notion d’archéologie préventive au lendemain de la Convention de Malte (1992). Si le CNRA est placé sous la tutelle du ministère de la Culture (le ou la ministre est le ou la président/e en titre du CNRA), il a un caractère profondément interministériel : le ou la vice-président/e relève ainsi traditionnellement du monde académique, c’est-à-dire du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Les missions du CNRA sont de deux natures : la première est une expertise scientifique des 60 opérateurs nationaux en archéologie préventive (un chiffre de 2023 qui varie), délivrant des agréments (pour les structures privées) ou des habilitations (pour les collectivités territoriales) d’une durée de 5 ans, qui certifient que l’opérateur a les compétences requises pour mener des fouilles et des recherches. L’agrément ou l’habilitation est délivré par période (Paléolithique, Néolithique, âges des métaux…) et repose sur un porteur (un spécialiste). Cela accompagne l’idée que, dès la phase de terrain, l’archéologie, qu’elle soit programmée ou préventive, n’est pas là pour « libérer le terrain » selon l’expression que l’on entend parfois, mais repose sur un projet scientifique construit et cohérent. Y compris lorsqu’elle accompagne des travaux d’aménagement, l’archéologie a pour objectif de produire de la connaissance. Depuis 2001 et la première loi en France, elle a démontré sa capacité à remplir cette mission, à affirmer sa valeur heuristique. Le CNRA examine quelque 30 à 50 dossiers par an d’ampleur variable. Nous émettons des avis et la décision revient, in fine, au ministre de la Culture qui la co-signe avec le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Quant à la seconde mission, elle relève de ce que j’aime appeler la « science libre ». C’est important de rappeler que, dans la science, la liberté de penser sans entrave et sans contrainte (politique, sociale, religieuse) est fondamentale ! Le CNRA, qui est un conseil scientifique et non l’administration, se donne ainsi comme objectif de réfléchir et de débattre sur l’archéologie d’aujourd’hui et de demain, de se positionner sur tel ou tel aspect – comme la question des restes humains, le pillage, les archives et le tri. C’est essentiel, y compris sur le plan éthique, dans un domaine qui s’est considérablement renouvelé ces dernières décennies dans ses questionnements (presque sans limite) et les cadres de sa pratique (au contraire de plus en plus structurée). Le ministère peut aussi demander notre éclairage sur certains sujets : par exemple la notion de site archéologique ou l’archéologie face aux questions environnementales et éthiques, face au patrimoine en danger, etc.

Ponton de la colonie pénitentiaire des Hattes dans l’embouchure du Maroni à Awala-Yalimapo, en Guyane. Ce cliché illustre l’axe 15 : Territoires maritimes, fluviaux et lacustres.

Ponton de la colonie pénitentiaire des Hattes dans l’embouchure du Maroni à Awala-Yalimapo, en Guyane. Ce cliché illustre l’axe 15 : Territoires maritimes, fluviaux et lacustres. © M. Hamblin, ministère de la culture, SA de Guyane, 2019

Être force de proposition

Parmi les grands chantiers du CNRA, figure la Programmation nationale de la recherche archéologique. Pourriez-vous nous la présenter ?

Dès les années 1970, est née l’idée que des axes de recherches en archéologie étaient pertinents, structurants. C’est important que la communauté des chercheurs pense collectivement les orientations, chantiers et thématiques à développer sur le terrain, dans les programmes post-fouilles ou ceux collectifs de recherche, voire qu’ils servent de leviers à des projets internationaux et européens. On le sait, on n’identifie que ce que l’on est en capacité d’appréhender : si le regard n’est pas formé, éduqué à voir quelque chose, il peut passer complètement à côté du vestige, de la source historique. La Programmation ne se prétend pas exhaustive et elle ne bride pas les individualités. Elle se veut force de proposition. Par exemple, l’habitat de l’Âge du bronze se laisse difficilement attraper sur des petites surfaces ; il faut donc inviter à des ouvertures de fouilles assez grandes pour pouvoir le percevoir. Comprenons bien que, sur le terrain, nous ne travaillons pas de manière aléatoire (ou pour le plaisir d’éventrer la France !), mais en associant un rôle actif dans l’aménagement des territoires avec une réflexion sur des ambitions scientifiques. Réunissant une centaine d’auteurs, la Programmation de 2023 comporte 16 axes thématiques ; elle a actualisé et perfectionné celle de 2016 (qui était la première du genre depuis une vingtaine d’années). Elle est très importante car elle touche toute l’archéologie française qui demeure, je le répète, une et indivisible. La nouvelle Programmation redonne sens, par la science, à cette réalité.

Graffitis tracés par des FFI des maquis de l’arrière-pays malouin sur les murs d’un bunker allemand à la pointe du Grouin, Cancale, Ille-et-Vilaine. Ce cliché illustre l’axe 13 : L’archéologie des conflits.

Graffitis tracés par des FFI des maquis de l’arrière-pays malouin sur les murs d’un bunker allemand à la pointe du Grouin, Cancale, Ille-et-Vilaine. Ce cliché illustre l’axe 13 : L’archéologie des conflits. © V. Carpentier

« L’archéologie est une science cumulative où chacun apporte sa pierre à l’édifice. »

En juin dernier, se tenaient à Paris les Assises scientifiques de l’archéologie. Merci d’y avoir invité Archéologia. Quels bilans en tirez-vous ?

Je retiendrais au moins deux aspects. L’un est humain, dans le sens où tous les représentants de l’archéologie ont été présents, y compris ceux qui ne se rencontrent pas toujours. Je trouvais intéressant par exemple de réunir les Écoles françaises à l’étranger et les collectivités territoriales et de se rendre compte qu’elles ont des problèmes et des enjeux de recherche qui, bien souvent, se croisent ! Cela permettait de sortir de l’idée que chacun est dans son monde. Et il n’y a pas des archéologies nobles et d’autres qui ne le seraient pas. L’un de mes combats est de lutter contre l’idée des « grandes » civilisations qui sous-entend qu’il y en a des « petites », dans des hiérarchies inacceptables aujourd’hui. En outre, dans cette vision, notre propre histoire européenne non méditerranéenne est dévalorisée, ce n’est pas anodin. Toute étude, tout chantier est important et l’archéologue est un historien à part entière – qu’importe qu’il y ait de l’écriture ou pas – qui travaille avec une documentation comportant, comme toutes les documentations, des lacunes, des prismes déformants, etc. L’archéologie n’est pas une auxiliaire ou une petite sœur de l’histoire : c’est une science cumulative où chacun apporte sa pierre à l’édifice. Cela rejoint le deuxième aspect qui a émergé de ces journées : nous avons abordé quasiment tous les sujets scientifiques touchant à l’archéologie d’aujourd’hui, en se basant sur les 16 axes de la Programmation. Une publication de ces journées suivra la mise en ligne sur Internet car nous souhaitons partager ces résultats.

 Main négative rouge surchargée de grattages et de tracés digités dans la salle 1 de la grotte Cosquer, Bouches-du-Rhône, 2022. Ce cliché illustre l’axe 3 : Les expressions graphiques pariétales en contexte. Photo Cyril Montoya.

Main négative rouge surchargée de grattages et de tracés digités dans la salle 1 de la grotte Cosquer, Bouches-du-Rhône, 2022. Ce cliché illustre l’axe 3 : Les expressions graphiques pariétales en contexte. Photo Cyril Montoya. © Centre national de Préhistoire, ministère de la Culture

 

Le CNRA ou la grande famille de l’archéologie autour de la table

Structure unique au monde, le CRNA est composé de 34 membres pour des mandats de 4 ans (le renouvellement du CNRA aura lieu à l’automne 2024), avec pour moitié des membres des CTRA, les Commissions territoriales de la recherche archéologique, et pour moitié des membres nommés représentatifs du ministère de la Culture, du CNRS, du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, des représentants des opérateurs privés, des musées et de l’archéologie à l’étranger. Représentatif de tous les acteurs de l’archéologie en France, il invite aussi des collègues étrangers à présenter leurs recherches et leurs pratiques. Il inclut également un volet maritime avec la COSM (Commission des opérations sous-marines), présidée par le ou la vice-président/e du CNRA.

L’humain sous le microscope

Vous êtes également archéométallurgiste. De quoi s’agit-il ?

C’est une des spécialités de l’archéologie, pluridisciplinaire à plus d’un titre. Je trouve important que les jeunes archéologues aillent tester différents chantiers pour se rendre compte de ce qui les touchent, des matériaux et époques auxquels ils seront les plus sensibles… Pour ma part, c’est la Protohistoire européenne, du Néolithique aux âges des métaux, qui m’a attirée ; et j’ai rencontré les alliages cuivreux, notamment ceux de l’Âge du bronze européen, qui me fascinent. L’archéométallurgiste est un technologue des métaux qui enquête sur les objets en les abordant par le matériau et ce qu’il raconte. En fonction de la chaîne opératoire et de l’usage, on fabriquera différents types d’objets – une cloche qui doit sonner ou une épée qui doit tuer. L’archéométallurgiste aborde ces questions technologiques pour identifier des réseaux d’approvisionnement, tenter d’approcher l’artisan qui a fabriqué l’objet, ceux qui l’ont commandé, etc. Dans le fond, c’est l’humain que nous allons chercher sous le microscope. Le pourquoi autant que le comment. Je suis aussi professeur des universités – c’est un vrai choix et j’en suis fière ! Je trouve qu’échanger avec les étudiants ou les élèves, transmettre les connaissances et réflexions par le professorat est extrêmement gratifiant. À mes yeux, enseigner est une mission forte de mon métier. Un bémol cependant : on attend de nous l’excellence scientifique (et c’est normal !), mais la lourdeur toujours plus grande des procédures administratives pèse et entrave ce que j’appelle volontiers le « temps de cerveau »… Je suis très confiante sur l’évolution de la science archéologique, ses contenus. Je suis plus préoccupée par les cadres de son exercice, les progrès à faire pour une vraie égalité homme/femme ou les enjeux de renouvellement des générations dans de bonnes conditions.

Pendentif zoomorphe en néphrite du Céramique ancien, provenant du site de Vivé, en Martinique. Ce cliché illustre l’axe 11 : Les archéologies des sociétés amérindiennes et inuits.

Pendentif zoomorphe en néphrite du Céramique ancien, provenant du site de Vivé, en Martinique. Ce cliché illustre l’axe 11 : Les archéologies des sociétés amérindiennes et inuits. © A. Queffelec

« J’ai la conviction que la connaissance rend libre ! »

En 2023, vous l’avez dit, l’archéologie ne se fait plus que sur le chantier de fouille.

Non, cela ne l’a jamais été. Le chantier de fouille n’est que le début de la recherche. Être archéologue ne signifie pas avoir son chantier « à soi ». Et encore moins à l’heure d’une réflexion sur la préservation de la donnée. Ces dernières décennies, on a pratiqué une archéologie de masse qui a été décisive ; désormais il faut prendre le temps de réfléchir à ce qu’il est important et utile de faire, de conserver, de trier, d’analyser, de valoriser. De patrimonialiser. Rappelons que la donnée archéologique n’est pas renouvelable et que cette réalité nous impose des devoirs, des responsabilités sur la longue durée. Une page un peu différente de l’archéologie doit s’ouvrir avec d’autres défis. Ceux qui ne sont pas sur le chantier 365 jours par an et ceux qui étudient en laboratoire ou loin du terrain sont aussi de vrais archéologues ! Une archéologie qui se limiterait à la fouille, avec parfois des airs de chasse au trésor, chapeau sur la tête, est aussi vieillie que la figure fantasmée qui l’incarne au cinéma. L’archéologie est un collectif de professionnels, avec une complémentarité des expertises et des savoirs. Et, comme chacun sait, on est plus intelligent à plusieurs…

 Dépotoir de céramique sigillée à Lezoux dans le Puy-de-Dôme, 2021. Ce cliché illustre l’axe 9 : Les économies de production des âges des métaux à la période contemporaine.

Dépotoir de céramique sigillée à Lezoux dans le Puy-de-Dôme, 2021. Ce cliché illustre l’axe 9 : Les économies de production des âges des métaux à la période contemporaine. © Cyril Driard, Éveha, 2021

On entend souvent que mieux connaître le passé nous permettrait de mieux vivre le présent et d’anticiper le futur. Qu’en pensez-vous ?

Toutes les sociétés ont un besoin fondamental de porter un regard sur leur passé ; cela correspond à un questionnement fondamental et philosophique : pourquoi est-on là ? d’où vient-on ? quelles sont nos origines ? L’humanité s’est faite avec cette dimension réflexive qui se joue des chronologies. Ce regard peut prendre plusieurs formes et ouvrir à des propositions, à des cosmogonies, à des choix très variés à l’échelle du temps sur la planète. L’archéologue participe d’une manière très concrète à l’écriture de ces récits historiques en collectant des informations de la meilleure manière possible sur ce passé parfois très lointain. Et il accomplit ce voyage temporel avec la conscience que son enquête conduit aussi à détruire une partie des données, c’est inscrit dans la collecte archéologique. Quant au futur, personne ne peut vraiment le prévoir mais on peut se doter d’outils. Et j’ai la conviction que la connaissance rend libre ! Identifier des faits, réfléchir, développer un esprit critique : cela donne une conscience plus riche et plus ouverte, nécessaire à la construction des individus et à un humaniste plus fort. Évidemment, cela ne préserve pas des erreurs – Sapiens n’a parfois de sapiens que le nom… mais il agit en connaissance. J’ai parfois l’impression que les valeurs fondamentales de notre société sont surtout celles de la consommation, de l’avoir, de la possession – qui ne mènent parfois qu’à la frustration et à la colère… Si elles étaient d’être, de connaître, de penser, le prisme serait sans doute différent. Autre point important : l’archéologie et l’histoire n’ont, en aucune manière, de fonction réparatrice ; l’archéologie du colonialisme ne répare pas le colonialisme ; elle aide, et c’est déjà beaucoup, à mieux en comprendre certains aspects. Le scientifique n’est pas là pour juger tel ou tel événement ou pour démontrer un présupposé ou un fantasme historique. Il est là pour identifier des faits et les contextualiser, apporter des éléments qui permettent d’en proposer une lecture, puis une mise en récit qui peut évoluer grâce à des nouvelles découvertes et études. L’archéologie est une science humaine vivante.

 La résidence aristocratique des évêques de Thérouanne à Saint-Martin-d’Hardinghem dans le Pas-de-Calais, 2017. Ce cliché illustre l’axe 10 : Les lieux de pouvoir des périodes médiévales et modernes.

La résidence aristocratique des évêques de Thérouanne à Saint-Martin-d’Hardinghem dans le Pas-de-Calais, 2017. Ce cliché illustre l’axe 10 : Les lieux de pouvoir des périodes médiévales et modernes. © D. Gliksman, Inrap

Hormis le cliché représentant Anne Lehoërff, les visuels proposés dans cet article sont issus de la Programmation nationale de la recherche archéologique et représentent certains axes de ce texte cadre.