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Grandeur et décadence des géants de la Préhistoire (3/7). Du rôle des éléphants dans l’adaptation et la culture des humains au Paléolithique

Évocation d’une chasse à l’éléphant.

Évocation d’une chasse à l’éléphant. © Dana Akerfeld

Dès la fin du XVIIIe siècle, date à laquelle leur existence est connue, les mammouths (du russe mamont) ont passionné les premiers chercheurs. Une fascination qui ne s’est jamais démentie auprès du grand public : la taille de ces pachydermes, la forme de leurs défenses, la longueur de leur trompe et leur abondante fourrure concourent toujours à en faire aujourd’hui les stars des animaux préhistoriques. À l’occasion, fin février 2023, du retour du célèbre mammouth de Durfort au Muséum national d’Histoire naturelle après un an de restauration, Archéologia vous propose un dossier « Mammouth » pour mieux connaître ces pachydermes de la Préhistoire et leurs contemporains tout en faisant la synthèse des derniers apports de la paléontologie.

Les auteurs du dossier sont : Amélie Vialet (auteur et coordinatrice), Muséum national d’Histoire naturelle, UMR 7194, HNHP ; Philippe Fosse et Jean-Philip Brugal, UMR 7269, LAMPEA, université Aix-Marseille ; George Konidaris, université de Tübingen (Allemagne) ; Dimitris Kostopoulos, université Aristote de Thessalonique (Grèce) ; Ran Barkai, université de Tel-Aviv (Israël) ; Frédéric Plassard, responsable de la grotte de Rouffignac, UMR 5199, PACEA, université de Bordeaux ; Régis Debruyne, Muséum national d’Histoire naturelle, UMR 7209, AASPE ; Anne-Marie Moigne, Muséum national d’Histoire naturelle, UMR 7194, HNHP.

Ce dossier a été conçu en hommage à deux grands paléontologues qui nous ont quittés récemment : Emiliano Aguirre (1925-2021) et Yves Coppens (1934-2022).

Expérimentation de découpe de la viande à l’aide d’un outil de pierre (biface).

Expérimentation de découpe de la viande à l’aide d’un outil de pierre (biface). © Ruth Blasco

Pendant des centaines de milliers d’années, les premiers humains et les éléphants/mammouths ont parcouru les paysages d’Afrique, d’Asie et d’Europe, et ont partagé leurs habitats. De nombreux sites archéologiques contiennent des restes d’éléphants/mammouths qui démontrent clairement l’exploitation de ces méga-herbivores par les préhistoriques.

Outre la nourriture végétale, l’alimentation paléolithique était basée sur la viande et la graisse animales, et des preuves de l’exploitation des éléphants/mammouths à des fins alimentaires par l’utilisation d’outils en pierre sont présentes sur les sites de cette période. Ainsi, les éléphantidés (lorsqu’ils étaient disponibles) semblent avoir été une source régulière et importante de calories pour les premiers humains, qui dépendaient largement d’eux pour leur subsistance. Le rôle central des éléphants et des mammouths comme apport de nourriture, associé aux similitudes sociales et comportementales entre les éléphants/mammouths et les humains, a sans doute favorisé l’inclusion de ces animaux dans les manifestations symboliques des préhistoriques.

Lexique

Les éléphantidés appartiennent à une même famille regroupant les mammouths, les éléphants antiques et les éléphants actuels d’Afrique et d’Asie.

De gros animaux pour des cerveaux exigeants

Le genre Homo présente, au cours de son évolution, un ensemble de changements physiologiques, culturels et comportementaux. Les plus notables sont l’augmentation progressive du volume du cerveau, l’utilisation habituelle du feu, le changement périodique de fabrication de ses outils et la chasse au gros gibier. Les Homo erectus, précédant les Homo sapiens et les Néandertaliens, étaient obligés, en raison de l’augmentation de leur taille corporelle et du coût énergétique de leur cerveau, de se concentrer sur les gros animaux pour obtenir les protéines et la graisse nécessaires. Une association entre ces hominines à gros cerveau, la consommation accrue de viande et de graisse et l’accès primaire aux carcasses, a été notée, certains chercheurs allant jusqu’à les considérer comme appartenant à la « guilde » des hyper-carnivores. Cette recherche spécifique des Homo erectus est attestée par la préférence observée pour la chasse/la récupération de grands animaux et le transport des parties du corps contenant de la graisse vers un endroit central pour procéder à son extraction. Il a déjà été démontré que la chasse des très grands animaux, dont les éléphantidés, ne nécessite pas de moyens extraordinaires. De plus, la consommation préférentielle de grands animaux, découverts sur les sites dès le début du Pléistocène inférieur, s’explique par la source de graisse élevée et d’acides gras essentiels qu’ils peuvent procurer. Les bifaces, ces outils en pierre dégageant un large bord tranchant, constituent une fenêtre unique sur le mode d’adaptation et les capacités cognitives des Homo erectus. Dans la plupart des cas, ils sont symétriques et de grandes dimensions, façonnés par une taille bifaciale extensive qui témoigne d’une dextérité manuelle importante et semble avoir eu comme premier objectif le traitement des carcasses animales. En effet, l’association archéologique répétée des bifaces et des restes d’animaux est notable, de même que l’efficacité de ces outils pour dépecer, couper et démembrer le gibier de grande taille.

La consommation préférentielle de grands animaux s’explique par la source de graisse élevée et d’acides gras essentiels qu’ils peuvent procurer.

Nouvelles chasses, nouvelle humanité ?

Au Levant, la disparition des éléphants/mammouths, il y a environ 400 000 ans, coïncide avec la fin de ce complexe culturel dit Acheuléen (Paléolithique inférieur) et l’apparition des innovations techniques de l’Acheuléo-Yabroudien. Le besoin de chasser un nombre accru d’animaux plus petits et plus rapides, afin de maintenir une teneur adéquate en graisses dans le régime alimentaire, a sans doute joué un rôle dans l’évolution humaine. Dans le site de Qesem, en Israël, les dents humaines datant de cette période présentent des caractères dérivés par rapport à celles des Homo erectus. Il pourrait s’agir de représentants de populations dotées de nouvelles capacités cognitives, efficaces pour une chasse sélective de mammifères de taille moyenne. La nécessité d’une chasse spécialisée, orientée vers un plus grand nombre d’individus de taille moyenne et à forte teneur en graisse, a pu encourager de nouvelles relations sociales basées sur de nouvelles pratiques de partage de la viande. L’utilisation habituelle du feu pour le rôtissage et la cuisson pourrait être liée à la nécessité d’extraire plus de calories de la viande chassée et les nouvelles technologies lithiques avoir été destinées à une meilleure manipulation du petit gibier. La disparition des éléphants/mammouths, constituant pendant plus d’un million d’années au Levant une source de nourriture constante et primaire, a provoqué des changements dans le régime alimentaire, l’économie et la société qui ont déclenché le processus évolutif ayant entraîné le remplacement des Homo erectus par une nouvelle lignée d’hominines et de l’Acheuléen par un nouveau complexe culturel, il y a environ 400 000 ans.

Fouilles du site de Qesem en Israël.

Fouilles du site de Qesem en Israël. © Pavel Shrago