Henri Seyrig, père de l’archéologie syrienne
Le 30 août 2015, le monde entier avait les yeux fixés sur Palmyre, cité caravanière au centre du désert syrien. L’État terroriste Daesh y faisait exploser le temple du dieu Bêl, événement devenu symbole des ravages de la guerre et de l’obscurantisme de cette organisation. Bien peu savent que l’étude, la mise en valeur et la préservation des ruines de Palmyre jusqu’à l’invasion de Daesh trouvent leurs origines dans l’activité du directeur des Antiquités de Syrie et du Liban de 1929 à 1941 : Henri Seyrig (1895-1973). Décédé il y a tout juste 50 ans, ce grand homme, fondateur et directeur de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth de 1946 à 1967, marqua l’archéologie et l’histoire de la région au XXe siècle.
Immédiatement après la Première guerre mondiale, Henri Seyrig, alors âgé de 24 ans, engage toute son énergie à se donner les moyens d’embrasser une carrière archéologique par la voie la plus rapide.
Entre Grèce et Syrie
Désireux d’intégrer l’École française d’Athènes (EFA), il apprend le grec ancien à partir de 1919, réussit l’agrégation de grammaire en 1922 et est nommé membre de cette École dans la foulée. Ce parcours très inhabituel est suivi d’un séjour de sept ans à l’EFA, dont il devient brièvement secrétaire général. Il visite alors la Grèce et consolide son expérience d’archéologue, notamment à Thasos où il met au jour l’une des portes monumentales sculptées et le sanctuaire de Poséidon. Si le séjour à l’EFA comprend traditionnellement un voyage en Italie et un séjour à l’École française de Rome, Henri Seyrig a, en plus, l’occasion de se rendre en Syrie. En 1924 et 1925, Paul Perdrizet, chargé par l’Académie des inscriptions et belles-lettres de mener des fouilles dans la région d’Antioche (alors sous mandat français), invite le jeune chercheur à l’accompagner. Durant deux campagnes, ils explorent Antioche, Daphnè, Séleucie de Piérie et Hiérapolis. Remarqué par René Dussaud, conservateur au musée du Louvre et archéologue actif en Syrie depuis 1895, Seyrig revient dans ce pays en 1928 et, dès 1929, se voit chargé des fouilles du temple de Bêl à Palmyre. Ses qualités lui valent d’être nommé la même année directeur des Antiquités de Syrie et du Liban, poste créé dès 1920 pour assurer la protection et la mise en valeur des sites de ces deux pays. Ses nouvelles fonctions sont d’abord administratives : il s’agit d’organiser les activités archéologiques en plein développement depuis le début du mandat français. Pour permettre les recherches, il fait déplacer les villages qui occupaient le temple de Bêl à Palmyre, le Krak des Chevaliers et le sanctuaire d’Héliopolis à Baalbek. Il soutient les grandes missions françaises de Byblos, Ougarit, Mari, en Palmyrène du Nord-Ouest et en Syrie du Nord. Il encourage l’installation de missions étrangères : les Américains explorent ainsi Antioche à partir de 1932 (Université de Princeton) et Doura Europos dès la fin des années 1920 (Université de Yale) tandis que les Allemands fouillent les temples du Liban et le site de Tell Halaf en Syrie. Il restructure l’Institut de Damas où sont étudiées les langues et les civilisations arabes, et en assure la direction de 1938 à 1942. Ces années, qui s’achèvent avec la Seconde Guerre mondiale, voient une complète transformation du paysage archéologique et des connaissances sur le passé antique et médiéval des sites explorés. Dans le même temps, Seyrig dote la Syrie et le Liban d’une législation sur les fouilles archéologiques.
Naissance d’une passion
Rien ne prédisposait en apparence Henri Seyrig à devenir archéologue. Né dans une famille aisée de Mulhouse, il étudie les sciences politiques à l’université d’Oxford quand la Grande Guerre éclate en 1914. Précédant l’appel, il s’illustre dans l’artillerie à Verdun et combat en Italie, en Algérie et en Macédoine, au sein de l’armée d’Orient. La découverte des paysages et des ruines des civilisations antiques en Afrique du Nord et sur le front oriental marque un tournant : à la fin de la guerre, sa décision est prise, il sera archéologue.
L’Institut français d’archéologie de Beyrouth
Toute cette période reste relativement troublée par les révoltes arabes contre la présence française puis par la Seconde Guerre mondiale, qui aboutissent en 1946 à la déclaration d’indépendance de la Syrie et du Liban. Mais la même année naît, sous les auspices d’Henri Seyrig, l’Institut français d’archéologie de Beyrouth, installé dans la maison Beyhoum, belle demeure d’architecture traditionnelle dotée d’un jardin en plein centre de la capitale. Henri Seyrig, depuis les États-Unis où il a représenté la France Libre pendant la guerre, a en effet persuadé les autorités françaises de l’importance de maintenir la présence des archéologues dans la région. Ayant traversé deux guerres en tant qu’officier puis émissaire de la France Libre, et dirigé le service archéologique pendant l’entre-deux-guerres ainsi que des fouilles en Grèce et en Syrie, Henri Seyrig est un homme expérimenté et ouvert au moment où il conçoit ce projet d’Institut. Les missions qu’il lui assigne sont celles de support aux fouilles françaises. Les archéologues y trouvent le gîte, le couvert – l’hospitalité du directeur est restée légendaire –, un soutien pour l’organisation matériel de leur expédition et des intermédiaires auprès des nouvelles autorités en charge des Antiquités. Ils peuvent y entreposer leur matériel et les artefacts mis au jour, qu’ils conservent le temps de l’étude, ainsi que les photographies, dessins et archives qu’ils constituent durant leurs recherches. Les fonctions de l’Institut ne se limitent cependant pas à soutenir l’archéologie française : les missions étrangères sont aussi les bienvenues, de même que les spécialistes d’autres disciplines telles l’histoire, les langues anciennes et modernes de la région, la géographie ou l’ethnographie. Une bibliothèque fournie permet l’interprétation immédiate des découvertes faites sur les sites ; leur publication fait partie des objectifs principaux de l’Institut. Dans une coopération harmonieuse avec les directions des Antiquités des nouveaux États, notamment la Direction générale des Antiquités du Liban confiée aux soins de l’Émir Maurice Chéhab à partir de 1945, Henri Seyrig œuvre aussi à la préservation des sites et des bâtiments découverts : des architectes, des photographes et des dessinateurs français y sont à l’œuvre, des spécialistes locaux venant se former à leurs côtés. Au-delà des outils traditionnels de l’archéologie, l’après-guerre voit le développement de ce qui deviendra plus tard les technologies de l’information et l’informatique. Dès 1956, Seyrig soutient notamment les projets de Jean-Claude Gardin qui obtient un financement du CNRS pour la création d’un fichier mécanographique d’objets trouvés lors des fouilles. Ces nouvelles manières de classer et de rendre disponible le matériel nécessitent une standardisation des descriptions et de l’organisation des fiches qui sont aujourd’hui encore au cœur des humanités numériques. La vision d’Henri Seyrig pour l’archéologie s’élève au-delà des fouilles, de leurs modalités pratiques et de leurs résultats scientifiques : il souhaite unifier la discipline en coordonnant mieux les projets et les financements, dispersés entre plusieurs ministères et institutions. Ce projet, qui met plusieurs décennies à aboutir, voit le jour avec la création en 1970 du Centre de recherches archéologiques au sein du CNRS, dont Henri Seyrig est président jusqu’à sa mort, trois ans plus tard.
Les grandes missions archéologiques
Comme directeur des Antiquités de Syrie et du Liban, Henri Seyrig a joué un rôle de facilitateur de l’exploration archéologique dans les deux pays sous mandat français. Des monuments et des sites, dont l’étude commence à cette époque, sont encore aujourd’hui des emblèmes des civilisations qui les ont construits et des pays dont ils illustrent le passé. Le temple de Bêl à Palmyre, évoqué plus haut, est sans doute celui qui a le plus frappé les esprits ces dernières années, du fait de sa destruction spectaculaire par un groupement terroriste. Édifié au début du Ier siècle à l’entrée de la colonnade centrale de la cité caravanière, il honore une divinité majeure : Baal ou Bêl. Découvert par des voyageurs anglais au milieu du XVIIe siècle, il est préservé sur une grande hauteur car il n’a jamais cessé d’être utilisé : avec la fin du paganisme, il est transformé en église au Ve siècle, puis en mosquée après la conquête arabe. Au début du XXe siècle, il se situe dans la ville de Tadmor, installée sur les ruines antiques. Les autorités françaises font déplacer l’agglomération vers l’est de l’oasis afin de permettre l’exploration de la ville antique. Henri Seyrig lance des fouilles intensives du site qui permettent de dégager le temple de Bêl dès 1929, puis l’agora en 1939-1940. En 1933, c’est aussi du temps d’Henri Seyrig que la France acquiert auprès de l’État des Alaouites le Krak des Chevaliers, le plus formidable des châteaux croisés du Proche-Orient. Installée sur un éperon rocheux surplombant la Trouée de Homs, au nord de la Syrie côtière, sa masse de pierre enserrée dans une haute fortification extérieure date pour l’essentiel des XIIe et XIIIe siècles. L’acquisition permet d’indemniser les 500 habitants du village, qui est déplacé à l’extérieur des remparts, ce qui ouvre la voie aux travaux de restauration nécessaires à sa pérennité. Cette période fructueuse voit l’ouverture de grandes missions toujours actives aujourd’hui, comme celle de la cité d’Ougarit, identifiée en 1928 par hasard sur le littoral syrien et dont l’exploration commence en 1929. Des champs de recherches complètement vierges voient aussi le jour, avec, par exemple, l’étude de la Palmyrène du Nord-Ouest par Daniel Schlumberger à partir de 1932. En trois années, ce dernier met au jour, dans une région réputée désertique, quinze agglomérations et trois fortins d’époque romaine. D’autres fouilles existaient avant l’arrivée d’Henri Seyrig à la direction des Antiquités. Il les encourage et aide à leur développement, comme, par exemple, à Baalbek, dans la vallée de la Beqaa, où un vaste complexe religieux d’époque romaine aux proportions colossales était déjà un lieu de tourisme à la fin du XIXe siècle. Sous son impulsion, le déblaiement du sanctuaire et sa restauration sont entrepris.
L’émissaire de la France Libre aux Amériques
En septembre 1941, Henri Seyrig renonce à ses activités archéologiques et scientifiques jusqu’à la fin de la guerre. Il tourne le dos au gouvernement de Vichy et embrasse la cause de la Résistance. Il est envoyé à New York en 1942 comme chef du département des Affaires Culturelles de la France Libre. Il fait une tournée en Amérique latine en 1943 pour gagner des sympathies et soutenir de Gaulle dans un environnement généralement acquis à Vichy ou peu favorable aux résistants.
Henri Seyrig et les petits objets
La période durant laquelle il dirige l’Institut français de Beyrouth est aussi prolifique pour ses recherches personnelles. Il publie régulièrement mais ne fouille plus lui-même après la Seconde Guerre mondiale. À partir de cette époque, il se consacre particulièrement aux petits objets. Les monnaies avaient été son premier contact avec des artefacts antiques lorsque, durant la Première Guerre mondiale, il avait participé aux opérations en Afrique du Nord. Cet intérêt pour la numismatique ne l’a jamais quitté. Il publie abondamment dans ce domaine, notamment dans la Revue numismatique. Il forme lui-même Georges Le Rider, normalien et membre de l’EFA qu’il fait venir à Beyrouth avec un but bien précis : le faire entrer au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, pour contribuer au renouveau de cette institution centrale pour la discipline mais endormie depuis les années 1920. C’est chose faite en 1958 et, à partir de cette date jusqu’à sa disparition en 1973, Seyrig entretient une relation étroite et fructueuse avec le Cabinet des médailles auquel il donne ou vend près de 5 000 monnaies grecques et 900 objets. Au sein de la collection nationale, notamment le fonds touchant les ateliers de la côte syrienne à l’époque hellénistique et romaine, plus de la moitié des monnaies provient d’Henri Seyrig, ce qui modifie profondément la physionomie de l’ensemble. Après sa disparition en janvier 1973, le Cabinet des médailles continue de s’enrichir. L’achat de sa collection personnelle de monnaies, convenu avec lui de longue date, fait entrer des pièces tout à fait exceptionnelles comme une très rare monnaie en or de Tyr frappée d’une tête de Fortune (Tychè) au droit et d’une double corne d’abondance au revers. En 1972, peu avant sa mort, Henri Seyrig achète dans une vente publique un bracelet en or d’époque romaine pour l’offrir à la collection nationale. Il n’est pas anodin qu’il ait été apporté par sa fille, Delphine Seyrig, actrice connue pour ses positions féministes, notamment sur la légalisation de l’avortement : cet objet est généralement interprété comme un bracelet d’accouchée. Dans la feuille d’or découpée à jour pour dessiner des rinceaux se cache une divinité féminine – peut-être Isis – tandis que le fermoir est en forme de temple orné d’une figure d’Harpocrate, dieu égyptien enfant, et d’une formule en grec généralement traduite par « accouche heureusement ».
Outre son activité d’archéologue et de responsable d’institutions, Henri Seyrig fréquente les antiquaires tout au long de sa carrière et dépouille régulièrement les catalogues de vente. Ces différentes sources lui donnent un accès privilégié aux petits objets souvent moins estimés que les œuvres monumentales. Il publie ainsi le catalogue des tessères de Palmyre en 1955. Il réunit aussi une collection de pierres gravées (cachets, scarabées, sceaux-cylindres, souvent inscrits dans différents systèmes d’écriture), mais aussi toute une documentation sur celles qu’il a vues dans le commerce au Proche-Orient et ailleurs, ou encore dans des collections particulières. Photographies et empreintes constituent une documentation de référence pour des objets aujourd’hui pour la plupart disparus. L’un des ensembles les plus remarquables est constitué de 105 intailles et 13 amulettes magiques données au Cabinet des médailles en 1972 avec un carnet de sa main, décrivant certaines pierres ou d’autres vues ailleurs, avec des provenances. Ce cahier témoigne de l’intérêt précoce qu’il porta à ces objets, dès 1922. Parmi les bijoux de sa collection personnelle figure une intaille d’une force exceptionnelle au portrait d’un personnage qui pourrait être Jules César, peut-être gravée lors du séjour de ce dernier en Égypte en 48-47 avant notre ère. Le personnage est représenté coiffé d’une couronne de laurier et du diadème royal ptolémaïque, orné de cercles et noué sur la nuque. S’il s’agit bien de Jules César, l’aspiration à la royauté est proclamée sans filtre et l’intérêt historique de la pierre autant que la beauté de la gravure auront attiré l’œil sagace d’Henri Seyrig. Homme multiple, cultivé, ouvert, généreux, visionnaire, doué d’un sens inné de l’organisation et d’une grande rigueur morale, Henri Seyrig est aujourd’hui assez oublié comme le notait l’écrivain Amin Maalouf dans son discours d’entrée à l’Académie française. Il fut pourtant aussi directeur des Musées de France entre 1960 et 1962, à la demande d’André Malraux, et sans quitter la direction de l’Institut de Beyrouth. En 1967, il prend sa retraite, entre Paris et Neufchâtel où il meurt le 21 janvier 1973. Il y aurait encore beaucoup à écrire sur cet homme éclairé, homme de passion qui avait choisi pour épouse Hermine de Saussure, femme indépendante qui avait traversé la Méditerranée avec quatre autres navigatrices dès 1925. Sa carrière peu ordinaire a profondément marqué l’archéologie française et notre connaissance des civilisations de l’Antiquité et du Moyen Âge au Proche-Orient.
Henri Seyrig et l’art contemporain
Aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, Henri Seyrig rencontre les artistes et les intellectuels qui ont refusé l’Armistice et le régime de Vichy. Il y découvre l’art des peuples indiens d’Amérique qui le fascine et qu’il compare à l’art grec archaïque. Proche des surréalistes – Max Ernst, André Breton –, il se lie d’amitié avec Calder dont il acquiert des œuvres – un de ses mobiles orne le hall de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth. Après la guerre, il conserve des liens avec Marcel Duchamp, Fernand Léger, Brancusi ou encore Lévi-Strauss. Il se passionne aussi pour l’abstraction des artistes américains Ellsworth Kelly et Jack Youngerman.
Pour aller plus loin :
DUYRAT F., BRIQUEL-CHATONNET F., DENTZER J.-M., PICARD O. (dir.), 2016, Henri Seyrig (1895‑1973) : actes du colloque Henri Seyrig (1895‑1973) tenu les 10 et 11 octobre 2013 à la Bibliothèque nationale de France et à l’Académie des inscriptions et belles‑lettres, Paris, Beyrouth, Syria, supplément 3.
GARDIN J.-Cl., 1996, « Une archéologie moderne : les initiatives d’Henri Seyrig », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles‑lettres, 140, 3, p. 1013-1018.
WILL E., 1993, « Notice sur la vie et les travaux d’Henri Seyrig, membre de l’Académie », Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles‑lettres, 137, 2, p. 384-394.