L’archéologie de la peste et des épidémies (2/6). La pandémie de Justinien signe-t-elle la fin du monde antique ?

Évocation d’une éruption volcanique qui a pu causer un refroidissement des températures, image générée par l’intelligence artificielle.

Évocation d’une éruption volcanique qui a pu causer un refroidissement des températures, image générée par l’intelligence artificielle. © Ushtar

La récente crise sanitaire mondiale a ravivé les souvenirs de grandes épidémies historiques – qui ont marqué l’histoire de l’Antiquité romaine comme celle de notre monde médiéval et moderne. Si de nombreux témoignages littéraires en décrivent les ravages, comment l’archéologie permet-elle de caractériser ou d’identifier précisément la peste en des siècles où son bacille, découvert en 1894 seulement, était ignoré par les contemporains ? Grâce à de récentes et décisives études, ce jalon essentiel du passage de l’Antiquité tardive au Moyen Âge, qu’a été la terrible peste justinienne, bénéficie d’un éclairage nouveau, tandis que l’archéologie continue d’apporter son lot de révélations. En exclusivité, Archéologia vous présente quelques-uns des extraordinaires apports de l’archéologie de la peste !

Les auteurs de ce dossier sont : Isabelle Catteddu, coordinatrice du dossier et archéologue, Inrap, spécialiste du premier Moyen Âge rural, UMR 6566 CReAAH, Rennes ; Valérie Delattre, coordinatrice du dossier et archéoanthropologue, Inrap, UMR 6298 ARTeHIS, université de Bourgogne ; Philippe Blanchard, Cyrille Le Forestier et Marie-Cécile Truc ; Philippe Charlier, Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB), université Paris-Saclay (UVSQ), UFR des Sciences de la Santé, Fondation Anthropologie, Archéologie, Biologie (FAAB) – Institut de France ; Stéphane Frère, archéozoologue, Inrap, UMR 7209 Archéozoologie, archéobotanique, Sociétés, pratiques et environnements, Muséum national d’Histoire naturelle, CNRS ; Kyle Harper, professeur d’histoire ancienne à l’université de l’Oklahoma, Santa Fe Institute ; Mike McCormick, professeur d’histoire médiévale à l’université de Harvard, Science of the Human Past, Harvard University, Max Planck-Harvard Research Center for the Archaeoscience of the Ancient Mediterranean, avec le soutien de la Fondation Richard Lounsbery pour la collaboration scientifique franco-américaine ; Claude Raynaud, archéologue, directeur de recherche au CNRS, UMR 5140, Lattes ; Solenn Troadec, postdoctorante, Harvard University, Initiative for the Science of the Human Past at Harvard, chargée de la création de la base de données du projet « Peste Justinienne » et de la coordination des équipes ; Stéfan Tzortzis, conservateur du patrimoine, Drac SRA de PACA et UMR 7268 Anthropologie bioculturelle, Droit, Éthique, santé, ADES – Aix-Marseille Université, CNRS, EFS

Fibules discoïdes à décor cloisonné de grenats provenant de la sépulture 12 de Saint‑Dizier, « La Tuilerie », en Haute‑Marne.

Fibules discoïdes à décor cloisonné de grenats provenant de la sépulture 12 de Saint‑Dizier, « La Tuilerie », en Haute‑Marne. © C. Philippot, Collection du musée de Saint‑Dizier ; responsable de la fouille M.‑C. Truc, Inrap

Des trois pandémies de l’Empire romain, la « peste de Justinien » fut la plus grave : plus de deux siècles d’épidémies récurrentes axées sur la Méditerranée. Il y a 50 ans déjà, Jacques Le Goff et Jean-Noël Biraben avaient esquissé ce que les textes permettaient d’entrevoir : une contagion débarquant dans une Gaule mérovingienne où l’on écrivait toujours sur du papyrus égyptien, savourait le vin de Gaza, assaisonnait ses repas d’épices et sertissait ses bijoux de grenats, importés d’Asie du Sud. Qu’en est-il aujourd’hui du défi formulé par leurs grandes questions sur les conséquences spirituelles, démographiques et géopolitiques de la peste justinienne ?

Les témoins oculaires, surtout byzantins, de la première épidémie en 541-543, décrivent des symptômes identiques à ceux de la peste bubonique : bubons (ganglions gonflés), fièvres élevées et mortalité rapide et lourde. Mais l’écart entre l’intelligence antique du corps et de ses mécanismes et la médecine actuelle nourrissait des doutes quant à l’identité du pathogène. Les Byzantins ont laissé des descriptions bouleversantes de mortalités massives dans les grandes villes de l’Empire d’Orient. Les chroniqueurs latins, avares de détails, racontent aussi que la peste a sévi dans leurs régions de l’Occident. Ces épidémies revenaient jusque vers 750, c’est-à-dire pendant une période aussi longue que celle qui nous sépare de Napoléon. Grégoire, évêque de Tours, est l’auteur latin le plus prolixe : il fait 22 fois mention des six épidémies survenues entre 543 et 594, mais ne détaille que celles de 571 et 588. Ses renseignements concernent, en outre, surtout la Gaule et les régions avoisinant son Auvergne d’origine.

Des questions en suspens

Est-ce qu’absence de mention dans les textes signifie absence de mort bubonique ? Les données nouvelles s’accumulent. D’abord sur l’événement climat-choc de 536, reconnu comme étant d’origine volcanique en 2016 : le refroidissement dramatique du climat au printemps 536, qui amorce le petit Âge glaciaire de l’Antiquité tardive. Le nouveau régime climatique persiste jusque vers 660 ou 680, amenant une réduction estimée de 1,5° à 3,5° C de la température estivale moyenne. Si l’on n’a pas encore démontré un mécanisme précis liant « 536 » à la peste de 541-543, on ne doute pas que cet événement fragilisa la population par les disettes qu’il entraîna.

Des sépultures aux rats : les réponses de l’archéologie

L’archéologie est venue contrer la prétendue absence d’inhumations de masse, alors que les citadins contemporains en parlaient. Une enquête a pu ainsi recenser 85 sépultures de masse (de 5 à 528 individus) sur 55 sites de l’Espagne à Jérusalem, en passant par Carthage. Mais la peste bubonique tue rapidement sans laisser de traces visibles sur les squelettes des victimes, occultant tout témoignage éventuel sur l’étendue des pertes humaines. L’archéologie des rats a offert une deuxième piste pour vérifier la présence de la peste. Car il s’agit d’abord d’une maladie de rongeurs qui n’affecte l’homme que par une sorte d’effet secondaire mais létal. Les puces des rats assurent l’infection humaine : lorsque la multiplication des bactéries tue la bête, ses puces se nourrissent du sang d’autres mammifères, y compris de l’homme, et leur transmettent le bacille. Les archéologues ont donc réglé leurs tamis pour récupérer les infimes os des micromammifères. Le résultat de ces recherches, où le Muséum national d’Histoire naturelle de Paris a joué un rôle important, fut une nouvelle archéohistoire des rats antiques, introduits en Méditerranée depuis leur lointaine origine asiatique bien avant l’Empire romain, et y pénétrant par la magnifique infrastructure maritime et routière des empereurs. La démonstration a été puissamment renforcée par l’analyse récente à Leipzig des génomes des rats romains étudiés par les archéologues.

Révélations de l’archéologie biomoléculaire

Les nouveaux laboratoires spécialisés dans l’archéogénétique ont permis de confirmer les premiers essais et de trancher définitivement le débat sur la cause à la fois de la peste noire de 1348 et de la pandémie de Justinien : tant à la fin du Moyen Âge qu’en son début, il s’agissait du bacille de Yersin, la Yersinia pestis, dont les fragments uniques d’ADN sont encore conservés dans les dents de ses victimes médiévales, ici, à Londres, là, dans la lointaine Bavière, à Aschheim. En 2016, notre groupe a ainsi pu récupérer l’ADN du pathogène d’une victime du milieu du VIe siècle, âgée de presque 30 ans, habillée à la perfection – elle portait une paire de fibules rondes en argent doré serties de grenats, des petites boucles, un collier de quelque 50 perles en verre et ambre, une ou deux châtelaines, vraisemblablement des clefs, et une amulette. Elle était enterrée avec un homme âgé de 20-25 ans, tout aussi bien vêtu, dans une nécropole du premier Moyen Âge à Altenerding, à moins d’une journée de marche d’Aschheim. Le soin funéraire témoigne de l’émotion provoquée dans la communauté qui enterrait ces jeunes gens. Il suggère également que ces décès simultanés ont eu lieu vers le début de l’épidémie, alors que l’on observait encore les rites d’usage. L’ADN était suffisamment bien conservé pour permettre une reconstruction globale du génome et démontrer que ce bacille était identique à celui qui sévit à Aschheim à la même époque, autorisant désormais l’analyse phylogénétique, c’est à-dire le classement « généalogique » de ce génome et de tous ceux lui étant apparentés. En 2019, notre collaboration internationale en a dépisté davantage avec une trentaine de victimes dans huit nouveaux sites, depuis l’Angleterre et l’Espagne jusqu’à la Bavière, dont deux en France. En Languedoc, cinq victimes ont ainsi été déposées sommairement vers 580-590 dans la tranchée d’un bâtiment romain désaffecté ; vers 650-690, à Saint-Doulchard, à la sortie de Bourges, elles se trouvaient dans une fosse de limitation d’une nécropole. Le classement phylogénétique indique cinq ou six épidémies de peste différentes entre 542 environ et la fin du VIIe siècle. Les enterrements « anormaux » d’individus (comme les sépultures doubles) ou de petits groupes posaient d’ailleurs jusqu’ici question. La détection de l’ADN de la peste dans ces victimes ouvre donc une piste inédite susceptible de livrer de nouveaux témoins et d’éclairer un phénomène de rejet funéraire. 

Illustration 3D du bacille de Yersinia pestis.

Illustration 3D du bacille de Yersinia pestis. © PRB ARTS

Le classement phylogénétique des bactéries mérovingiennes permet de dresser la cartographie de la pandémie de Justinien.

La cartographie de la pandémie de Justinien

Le classement phylogénétique des bactéries mérovingiennes permet de dresser la cartographie de la pandémie de Justinien. Tout comme l’accumulation des mutations esquisse la transmission du virus de la Covid-19 à travers le monde depuis 2020, la phylogénie de l’ADN ancien dessine la carte des poussées d’infections de peste. Si la carte provisoire ne compte aujourd’hui qu’une douzaine de sites, les premières révélations sont tout de même extraordinaires : la nécropole anglo-saxonne de Edix Hill, près de Cambridge, possède le plus « basal » (de base) des génomes récupérés à ce jour. Cela veut dire que cette maladie a voyagé avec une rapidité étonnante du Nil jusqu’en Angleterre orientale, où les relations maritimes avec la Méditerranée étaient pourtant censées être minimes. En Bavière, où aucun texte ne mentionne la peste, l’ADN dénonce au moins deux épidémies dans six sites ruraux au VIe siècle. Enfin, les victimes du Languedoc montrent que la bactérie avait déjà passablement évolué depuis la première explosion, suggérant son ampleur ; celles de Saint-Doulchard livrent un génome encore plus évolué. La pandémie de Justinien commence donc à dévoiler ses secrets. Grâce aux nouvelles collaborations des archéologues et des archéogénéticiens, les découvertes sont vouées à se succéder : documenter la présence de la bactérie en Orient, entreprendre une enquête systématique pour découvrir les enterrements « anormaux » de la Gaule mérovingienne et ainsi cartographier l’évolution détaillée de la bactérie et ses capacités mortifères (peut-être, elles aussi, fluctuantes), discerner ce qui, outre la mort subite, distinguait les individus enterrés des populations environnantes, se servir de la phylogénie pour dater, parfois jusqu’à l’année, les enterrements et le mobilier, souvent riche, des victimes et, enfin, arriver à jauger la portée concrète de la pandémie de Justinien qui accompagna le passage de l’Antiquité au Moyen Âge. 

Carte de diffusion de la pandémie de Justinien.

Carte de diffusion de la pandémie de Justinien. © Frédéric Barenghi, Inrap