L’archéologie des fleuves et des rivières (4/6). Naviguer sur les rivières
Les milliers de kilomètres de cours d’eau qui font partie de notre paysage quotidien recèlent des vestiges doublement enfouis, sous les sédiments et sous les eaux, qui préservent remarquablement bien les matières organiques et des matériaux comme le bronze. Ce patrimoine méconnu, objet d’un intérêt récent de l’archéologie, témoigne des relations parfois teintées de crainte ou de vénération qu’ont entretenues les hommes avec les rivières et de l’exploitation d’un milieu fluvial très riche en ressources. De l’âge du Bronze à l’époque moderne, Archéologia vous présente les découvertes récentes et passionnantes issues de différents cours d’eau. Bonne navigation !
Les auteurs du dossier sont : Annie Dumont (auteur et coordinatrice), ministère de la Culture, département des recherches archéologiques subaquatiques et sous‑marines (Drassm), ARTEHIS-UMR6298 ; Philippe Bonnin, groupe de recherches archéologiques subaquatiques (Gras) ; Bérenger Debrand, Inrap Grand Ouest ; Morgane Cayre, Éveha ; Axel Eeckman, Inrap Grand Ouest ; Denis Fillon, Inrap Grand Ouest ; Marion Foucher, ARTEHIS‑UMR6298 ; Anne Hoyau Berry, Inrap Grand Ouest ; Noureddine Kefi, contractuel ; Catherine Lavier, ministère de la Culture, C2RMF et UMR Temps ; Jonathan Letuppe, Éveha ; Philippe Moyat, ETSMC et ARTEHIS-UMR6298 ; Élise Nectoux, Service régional de l’archéologie, Auvergne-Rhône-Alpes, ArAr-UMR5138 ; Sébastien Nieloud-Muller, ArAr-UMR5138 ; Ronan Steinmann, Hadès, ARTEHIS-UMR6298 ; Yann Viau, Inrap Grand Ouest
Les cours d’eau ont été utilisés pour transporter des marchandises et des passagers. Des embarcations de tous types, de la pirogue monoxyle aux grands bateaux assemblés, y ont navigué… et coulé, laissant aux archéologues l’opportunité de connaître l’évolution des techniques de construction navale. En voici des exemples récemment découverts.
L’intérêt de fouiller ces épaves est renforcé par le fait que la plupart des bateaux fluviaux étaient construits sans plan et les archives, pour les périodes médiévale et moderne, ne parlent que des cargaisons lorsqu’un procès‑verbal de naufrage était établi. Il arrive également que l’on découvre d’anciens quais ou des cargaisons perdues jamais récupérées. Tous ces vestiges témoignent de la difficulté de naviguer sur des rivières parfois capricieuses où les crues, les glaces, un coup de vent violent, le brouillard, la casse d’un gouvernail, le passage délicat d’un pont ou d’une digue pouvaient conduire à la catastrophe.
Les épaves romaines de Saintes à Courbiac en Charente-Maritime
Localisées à 7,50 m de profondeur dans le fleuve Charente, deux épaves antiques en chêne, qui gisaient en position retournée, font l’objet de fouilles subaquatiques depuis 2015. L’épave 1 est très dégradée par l’érosion fluviale, et ses bois émergent du fond sur environ 17 m de long. Ses différents éléments ont dans un premier temps été étudiés in situ, puis démontés pour être documentés en surface, afin d’observer la mise en œuvre des bois, le système d’assemblage, la composition élémentaire et métallique des clous. La datation par dendrochronologie a permis de situer une phase d’abattage des bois entre 335 et 347. L’épave 2, en très bon état de conservation, a été datée entre 250 et 400 par le carbone 14. Trois sondages ont permis de déterminer ses dimensions : environ 19 m de long pour 3,50 m de large, 1,80 m d’élévation à ses deux extrémités et 1 m au centre. L’assemblage des différents éléments qui la constituent se fait à l’aide de clous qui traversent des gournables (chevilles) insérées au préalable. Les clous observés sont à pointe rabattue deux fois, faisant référence à un système de construction qualifiée de « romano‑celtique », qui englobe les bateaux gallo‑romains, dans les espaces fluviaux et fluvio‑maritimes. L’épave 2 dispose aussi d’une proto‑quille dont les deux extrémités sont symétriques (cet élément axial est manquant sur l’épave 1). L’épave 2 a été construite pour se déplacer rapidement mais aussi dans peu d’eau. Toutes les deux ont en commun un massif courbe à chaque extrémité, ainsi que des apotureaux sur une extrémité. Par bien des aspects, l’épave 2 présente un potentiel scientifique et muséographique égal aux épaves antiques d’Arles-Rhône 3 ou du Parc Saint‑Georges à Lyon.
Les épaves mérovingiennes de Port-d’Envaux au Priouté en Charente-Maritime
Également dans la Charente, trois épaves assemblées (EP1, EP2, EP3) ont été découvertes entre 2011 et 2014 ; elles montrent, par leur datation et leur étude architecturale, qu’elles ont été conçues par les mêmes constructeurs entre le milieu du VIIe siècle et le début du VIIIe siècle, sans doute pour une navigation fluvio‑maritime et de cabotage, liée au commerce local et au transport de petites cargaisons – denrées alimentaires ou matériaux comme le bois ou la pierre. Celle‑ci est très présente sur les berges du fleuve dans cette zone : en 2022, des carrières calcaires exploitées au Moyen Âge ont été découvertes à quelques centaines de mètres de la Charente et des épaves. Ces dernières sont en chêne, à fond plat, assemblées à franc‑bord, et comportent toutes les trois des bouchains monoxyles de transition (soit une seule pièce de bois pour toute la longueur du bateau qui assure la jonction entre le fond et les flancs, et joue un rôle de renfort longitudinal). Leurs dimensions restent modestes, entre 7 m pour l’épave 1 et 10 m pour les épaves 2 et 3. La forme en ogive des deux premières laisse penser à un mode de propulsion humaine, à l’aide d’une perche en appui sur le fond ou de rames ; aucune découverte atteste une propulsion complémentaire à la voile. Par sa forme en fuseau, la troisième épave diffère : elle comporte une étrave et un étambot, et dispose de trois baux traversant pouvant accueillir un plancher. Un support de gouvernes externes est également conservé confirmant l’hypothèse d’une propulsion à la voile ou mixte, le bau central étant adapté pour accueillir un mât. Les baux servent également de raidisseurs à la coque qui, en cas de propulsion à la voile, subit des contraintes mécaniques importantes.
L’épave du XIIIe siècle de Fontaine-le-Port en Seine-et-Marne
Ce bateau a été découvert par le Gras (Groupe de recherches archéologiques subaquatiques) en 2015 dans la Seine, près du lieu‑dit Barbeau, complètement enfoui sous le sédiment. La fouille en sera achevée en 2023, mais on sait qu’il est archéologiquement complet et conservé à environ 84 %, ce qui en fait un objet d’étude particulièrement intéressant pour la connaissance de la navigation fluviale du Moyen Âge central. De forme fuselée avec des levées aux extrémités, il mesure 21 m de long, avec une largeur maximale de 4 m, une hauteur de flanc conservée de 90 cm, pour une masse lège de cinq tonnes. Il est construit en chêne selon une tradition d’origine scandinave, que l’on retrouve sur beaucoup de cours d’eau européens pendant tout le Moyen Âge : le bordé comprend huit virures (planches du flanc du bateau) par côté, assemblées à clin (les planches se chevauchant partiellement) par des rivets en fer et étanchées par un lutage en poil d’origine animale poissé. La quille plate, large de 50 cm, est prolongée par une étrave et un étambot rapportés. C’est un bateau de charge à usage exclusivement fluvial, capable de porter 17 tonnes avec un franc‑bord de 20 cm, probablement mû par halage. L’analyse dendrochronologique propose une construction entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. L’iconographie médiévale française montre beaucoup de bateaux du même type, mais dans l’état actuel des recherches, le bateau de Barbeau est un unicum archéologique dans l’espace fluvial français, les seuls bateaux comparables ayant été trouvés en Grande‑Bretagne et dans les pays du nord de l’Europe.
Lexique
Un apotureau désigne l’extrémité supérieure d’un renfort se prolongeant au‑dessus du platbord et servant à amarrer un cordage.
L’étrave est la pièce saillante qui forme la proue d’un navire.
Un étambot est une pièce de charpente située à l’extrémité arrière de la coque.
Un bau est une pièce de charpente transversale située dans la partie supérieure de la coque.
La masse lège correspond au poids de la coque, avec ses accessoires (voiles, gouvernail, etc.) mais sans cargaison.
Sommaire
Le patrimoine méconnu de l’archéologie des fleuves et des rivières