Libye : nouvelles perspectives de l’archéologie (1/5). Histoire de la Cyrénaïque
2024 marque le retour des missions étrangères en Libye, et notamment dans la région de Cyrénaïque. Après une longue interruption de 12 ans liée au printemps arabe de 2011, ces missions historiques ont rejoint le terrain dans un climat encore instable, où le patrimoine reste vulnérable et la proie des pillages et destructions. Maintenue coûte que coûte pendant cette longue décennie, la coopération franco-libyenne, poursuivie par Vincent Michel, directeur de la mission archéologique française en Libye (MAFL), a permis néanmoins aux chercheurs de conduire d’importants projets de valorisation et de recherche. De nouvelles perspectives que vous dévoile en exclusivité Archéologia.
Les auteurs de ce dossier sont : François Chevrollier, conservateur du patrimoine au musée du Louvre Abu Dhabi, membre de la MAFL, et coordinateur du dossier ; Vincent Michel, professeur d’archéologie à l’université de Poitiers, directeur de la MAFL, et coordinateur du dossier ; Jean-Sylvain Caillou, enseignant-chercheur à l’université catholique de l’Ouest, membre de la MAFL ; Élodie de Faucamberge, chercheuse associée, UMR 8068, TEMPS, membre de la MAFL ; Piotr Jaworski, directeur de la mission archéologique polonaise en Libye, Institut d’archéologie de l’université de Varsovie ; Oliva Menozzi, directrice de la mission archéologique de Chieti, université de Libye et université Gabriele d’Annunzio de Chieti-Pescara
Région nord-est de la Libye, la Cyrénaïque présente la particularité d’être célèbre mais relativement méconnue sur le plan patrimonial. Elle regorge pourtant de trésors archéologiques. L’importance de ses sites tient à leur abondance, à leur diversité et à leur ancienneté, depuis la Préhistoire jusqu’à l’époque médiévale, au cœur de terres fertiles et sans cesse occupées.
Promontoire en avancée sur la Méditerranée centrale, la Cyrénaïque se compose de deux vastes plateaux d’altitude moyenne (300 m et 600 m), dominant une étroite plaine côtière. Le haut relief suffit à arrêter les nuages et à provoquer des pluies abondantes auxquelles s’ajoutent plusieurs sources pérennes comme celle de Cyrène. Elles hydratent un sol argileux rouge très fertile expliquant que les Arabes aient nommé cette région le Djebel el Akhdar, « la Montagne verte ». Hérodote ne dit-il pas : « Voici, Grecs, un lieu favorable où vous installer ; ici, le ciel est troué », signifiant ainsi l’abondance de la pluie, et d’ajouter qu’il y avait jusqu’à « trois saisons de récoltes » par an. On comprend mieux dès lors que la Cyrénaïque ait d’abord été une terre d’élection pour les populations locales et plus tard pour les colons grecs désireux de quitter leurs îles et leurs plaines continentales exiguës et pauvres, à la recherche de nouveaux territoires, qui allaient devenir l’un des principaux greniers à blé de la Grèce antique, distant d’à peine 300 km de la Crète.
La Cyrénaïque autochtone des origines
Cet îlot riche et vert porte témoignage d’occupations très anciennes dès le Paléolithique et le Néolithique dans des grottes et des abris sous roche, comme à Haua Fteah à l’est d’Apollonia avec une rare stratigraphie s’étendant sur près de 80 000 ans. Plusieurs sites, tel Abou Tamsa, révèlent une civilisation agro-pastorale précoce au début du VIe millénaire, plaçant le Néolithique en Cyrénaïque parmi les plus anciens d’Afrique du Nord. Au IIe millénaire, l’histoire de la région se confond avec celle de l’Égypte pharaonique dont les vestiges et les textes nous renseignent sur l’existence de puissantes tribus libyques qui, en revanche, n’ont laissé aucun témoignage de leur culture matérielle. L’Égypte entretient des contacts continus avec des populations berbères comme les Temehu, Tehenu, Meshwesh et Lebu (qui ont donné leur nom à la Libye). Parfois paisibles, les relations prennent souvent la forme d’incursions violentes nécessitant de la part des pharaons (Thoutmosis III ou Ramsès II) la construction de forteresses pour protéger leur pays. La pression des tribus libyennes sur l’Égypte est donc fréquente et plus tard, plusieurs pharaons seront même d’origine libyenne comme Osorkon (981-975 avant notre ère).
La Cyrénaïque sous influence
À l’époque suivante, l’arrivée des Grecs s’inscrit dans le cadre de leur expansion coloniale en Méditerranée. Selon Hérodote, à la fin du VIIe siècle, des problèmes économiques et sociaux obligent deux cents habitants de l’île de Théra (l’actuelle Santorin), conduits par le futur roi Battos, à partir à la recherche de lieux offrant de meilleures conditions de vie. Hérodote mentionne le rôle majeur joué par l’oracle d’Apollon à Delphes, ainsi que les hésitations des Grecs s’installant d’abord sur l’îlot désolé et sans eau de Platéa dans le golfe de Bomba puis réalisant, à la faveur d’une seconde consultation de l’oracle, une nouvelle tentative qui les voit finalement fonder, en 631 avant notre ère, Cyrène, à 9 km à vol d’oiseau de la mer. Si les populations locales sont d’abord favorables à cette présence, la situation évolue rapidement vers des affrontements aboutissant à l’appropriation de terres sur les plateaux intermédiaire et supérieur. Cyrène s’impose de fait comme la capitale d’une région qui ne cesse de se densifier dans l’arrière-pays, comme à Barkè, mais aussi sur la plaine côtière, avec les grandes cités d’Euhespérides et de Taucheira.
Des cités prospères
Pendant près de deux siècles (631-440), la Cyrénaïque est contrôlée par la dynastie des Battiades à partir de Cyrène et de son port, jusqu’au règne d’Arcésilas IV qui marque le début d’une nouvelle phase avec l’indépendance des cités vis-à-vis du pouvoir central. La région entre alors dans une période de luttes constantes, Cyrène et Barkè étant en rivalité. Vers 440 avant notre ère, un régime républicain est instauré, qui s’étend sur la plus grande part du IVe siècle ; mais il disparaît quand les Ptolémées, héritiers d’Alexandre le Grand, soumettent et gouvernent le pays (321-96 avant notre ère). À cette époque, les cités sont prospères ; Ptolémaïs est fondée et le port de Cyrène devient la cité d’Apollonia ; quant à Cyrène même, ses murailles englobent une superficie de 750 ha et une population de 100 000 habitants. Surnommée « l’Athènes de l’Afrique », elle demeure la plus grande colonie grecque de toute l’Antiquité ; sa parure monumentale comprend des sanctuaires, dont le temple de Zeus, plus vaste que le Parthénon d’Athènes et l’égal de celui d’Olympie, des théâtres et une nécropole, anneau continu où apparaissaient, au sommet des sépultures, de singulières divinités féminines voilées.
Entre splendeur et déclin
À la disparition de la dynastie des Ptolémées, la Cyrénaïque est annexée par Rome et son histoire fait alors partie de celle de l’Empire romain. L’activité édilitaire reste importante, en particulier sous les Antonins, et les cités conservent leur physionomie grecque antérieure. À la fin du IIIe siècle, Dioclétien sépare la Crète de la Cyrénaïque qui forme alors la Pentapole (ou Libye supérieure) avec Ptolémaïs puis Apollonia comme capitale. À partir du IVe siècle, l’époque byzantine est moins favorable aux cités, qui connaissent un déclin indéniable et parfois la réduction du périmètre de leurs remparts – comme à Cyrène. À l’inverse, la prospérité semble transférée aux villages dont certains sont promus au rang d’évêchés ou même de villes. Le christianisme apparaît très tôt à la faveur de communautés juives installées depuis longtemps. La région se couvre de nombreuses églises comme à Érythron, parfois merveilleusement décorées de marbre importé ou de mosaïques. Cette opulence est toutefois marquée par des incursions meurtrières de tribus berbères expliquant l’existence d’églises fortifiées. Finalement, la Cyrénaïque subit les attaques arabes depuis l’Égypte et tombe facilement en 642-643, provoquant l’abandon progressif des agglomérations.
Pour aller plus loin :
CHEVROLLIER F., 2024, Histoire de la province romaine de Crète-Cyrénaïque, de Pompée à Dioclétien, Louvain, Peeters.
DE FAUCAMBERGE É., 2015, Le site néolithique d’Abu Tamsa (Cyrénaïque, Libye) : apport à la préhistoire du nord-est de l’Afrique, collection Études libyennes n° 2, Paris, Riveneuve.
LARONDE A., 1987, Cyrène et la Libye hellénistique. Libykai Historiai de l’époque républicaine au Principat d’Auguste, Paris, éditions du CNRS.
MICHEL V., 2018, « Le monde rural et la christianisation en Cyrénaïque : élément de réflexion », dans BARATTE F., BROUQUIER-REDDÉ V., ROCCA E., Du culte au sanctuaire. L’architecture religieuse dans l’Afrique romaine et byzantine, Orient & Méditerranée/Archéologie n° 25, p. 301-336.
ROQUES D., 1987, Synésios de Cyrène et la Cyrénaïque du Bas-Empire, Paris, éditions du CNRS.
Sommaire
Libye : nouvelles perspectives de l’archéologie
4/5. La mission archéologique de l’université de Chieti en Cyrénaïque (à venir)
5/5. Les merveilles d’Apollonia (à venir)