Libye : nouvelles perspectives de l’archéologie (2/5). Deux siècles de recherche sur la Cyrénaïque antique
2024 marque le retour des missions étrangères en Libye, et notamment dans la région de Cyrénaïque. Après une longue interruption de 12 ans liée au printemps arabe de 2011, ces missions historiques ont rejoint le terrain dans un climat encore instable, où le patrimoine reste vulnérable et la proie des pillages et destructions. Maintenue coûte que coûte pendant cette longue décennie, la coopération franco-libyenne, poursuivie par Vincent Michel, directeur de la mission archéologique française en Libye (MAFL), a permis néanmoins aux chercheurs de conduire d’importants projets de valorisation et de recherche. De nouvelles perspectives que vous dévoile en exclusivité Archéologia.
Les auteurs de ce dossier sont : François Chevrollier, conservateur du patrimoine au musée du Louvre Abu Dhabi, membre de la MAFL, et coordinateur du dossier ; Vincent Michel, professeur d’archéologie à l’université de Poitiers, directeur de la MAFL, et coordinateur du dossier ; Jean-Sylvain Caillou, enseignant-chercheur à l’université catholique de l’Ouest, membre de la MAFL ; Élodie de Faucamberge, chercheuse associée, UMR 8068, TEMPS, membre de la MAFL ; Piotr Jaworski, directeur de la mission archéologique polonaise en Libye, Institut d’archéologie de l’université de Varsovie ; Oliva Menozzi, directrice de la mission archéologique de Chieti, université de Libye et université Gabriele d’Annunzio de Chieti-Pescara
Passées les explorations de la première moitié du XIXe siècle, de véritables opérations archéologiques s’engagent sur les sites de Cyrénaïque à partir du milieu de ce siècle, se poursuivant, malgré plusieurs interruptions, jusqu’à aujourd’hui. Mais qui fouille et où ? Voici un panorama de cette vaste histoire.
La première mission anglaise à Cyrène
Autorisée par le sultan ottoman dans le cadre de l’alliance avec les pays européens, et abondamment suivie par la presse britannique, la campagne des Anglais R. M. Smith et E. A. Porcher, en 1860-1861, s’attarde sur plusieurs secteurs du site antique de Cyrène, en particulier la terrasse du sanctuaire d’Apollon, l’agora ou la région du temple de Zeus. C’est également la première fois que la toute nouvelle technique de la photographie est utilisée en Libye dans une perspective de documentation de fouilles. Smith et Porcher sont bien placés pour mener à bien cette entreprise colossale : le premier s’est occupé du transport à Londres des sculptures du mausolée d’Halicarnasse tandis que le second, aussi dessinateur, en a fait autant depuis Carthage et Utique. Grâce à l’appui du conservateur du British Museum, Charles Newton, et de l’amirauté, ils embarquent 63 caisses contenant plus de 140 sculptures à destination de Londres.
Les grands chantiers de la période italienne
Les investigations anglaises des années 1860 restent toutefois sans lendemain en raison de l’ouverture du Musée impérial ottoman, qui draine désormais les antiquités vers Constantinople, et du renforcement de la législation sur les fouilles. Au début du XXe siècle, une vive concurrence s’installe entre les États-Unis et l’Italie marquée par l’arrivée, au cours de la même année 1910, d’une mission dirigée par Richard Norton qui œuvre sur l’acropole, et d’une autre conduite par Federico Halbherr et Gaetano de Sanctis. Si Halbherr ne parvient pas à s’implanter durablement en raison de la guerre italo-turque qui débute en septembre 1911, il ouvre cependant la voie aux recherches de la période coloniale italienne. Les travaux réalisés entre 1911 et le second conflit mondial sont sans nul doute les plus féconds du point de vue des découvertes : on peut les assimiler aux grandes fouilles effectuées quelques décennies plus tôt en Grèce. Se succèdent à Cyrène de grands noms de l’archéologie italienne tels que Ettore Ghislanzoni, Luigi Pernier, Gaspare Oliverio, Evariste Breccia, Carlo Anti, Giacomo Caputo ou Gennaro Pesce. L’exploration systématique des lieux est réalisée selon une logique topographique : la terrasse du sanctuaire d’Apollon est investiguée tout au long des années 1920 puis c’est au tour du secteur du forum romain dans les années 1930. Les autres sites de la région, notamment Ptolémaïs ou quelques autres établissements ruraux, sont étudiés. Cette époque porte également à la connaissance de nombreuses sculptures et inscriptions grecques ou latines.
Du milieu du XXe siècle à aujourd’hui
Après-guerre, l’administration des antiquités revient aux Britanniques, y compris au moment de l’indépendance de la Libye en 1951. John Bryan Ward Perkins et Richard G. Goodchild reçoivent la charge d’Antiquities officers. Le second explore les forts « romano-libyens » de la zone prédésertique et travaille à Apollonia, laissant une œuvre importante pour l’archéologie régionale. Une mission italienne est de retour en Cyrénaïque à partir de 1957, sous la direction de Sandro Stucchi. Ses réalisations forcent l’admiration : aux fouilles de l’agora font écho les opérations d’anastylose (procédé de reconstruction d’un monument en ruine, à partir de ses éléments d’origine) de plusieurs édifices comme le temple de Zeus, le quadriportique du complexe du gymnase-Caesareum, le monument naval ou le portique des Hermès le long de la rue principale de la ville. Stucchi forme de nombreux élèves qui, à leur tour, fondent des missions de recherche à Cyrène, qui sont toujours actives aujourd’hui sur différents secteurs du site, dans les nécropoles ou dans les villages et sanctuaires des campagnes. Plusieurs autres missions étrangères leur emboîtent le pas, à la demande du Département des Antiquités (DoA) de Libye. La mission archéologique américaine dégage le sanctuaire extra-urbain de Déméter et Korè de 1969 à 1981. La mission française s’occupe du port d’Apollonia depuis 1976 tandis que l’Institut d’archéologie de l’université de Varsovie explore Ptolémaïs depuis 2001. Sous le sol de l’actuelle Benghazi, la Society for Libyan Studies mande, dans les années 1970, une équipe pour explorer le secteur de Sidi Khrebish, puis une autre entre 1999 et 2006 sur celui de Sidi Abeid à la recherche de l’Euhespérides antique. De nouveaux champs de recherche ont également été amorcés durant cette période, en particulier sur la Préhistoire (abris d’Haua Fteah et d’Abu Tamsa) et l’Antiquité tardive à Latrun.
Une pause involontaire
Après le printemps arabe, la mission française a dû, comme les autres, interrompre son activité de terrain, mais ces douze années de pause involontaire ont permis de mener d’autres projets de valorisation et de protection du patrimoine libyen, en collaboration avec le DoA : ses principales priorités furent et sont encore la lutte contre le trafic des biens culturels, l’organisation de formations en Libye et en France et la publication (collection Études libyennes). 2024 a vu le retour de l’ensemble des missions étrangères en Cyrénaïque, ouvrant des perspectives inédites sur l’archéologie d’une région dont les sites, encore relativement méconnus, font pourtant partie des plus importants de la Méditerranée antique.
Sommaire
Libye : nouvelles perspectives de l’archéologie
3/5. Le retour de la mission archéologique polonaise à Ptolémaïs (à venir)
4/5. La mission archéologique de l’université de Chieti en Cyrénaïque (à venir)
5/5. Les merveilles d’Apollonia (à venir)