Lucy, 3,2 millions d’années et 50 ans ! (1/5). Pourquoi est-elle si importante ?
La sélection naturelle, la théorie de la relativité, la double hélice de l’ADN… : les grandes découvertes scientifiques sont le plus souvent associées au nom de quelques chercheurs et à des moments d’intuition géniale. L’anniversaire des 50 ans de la mise au jour de Lucy à Hadar, dans la dépression de l’Afar en Éthiopie, donne aujourd’hui l’occasion de reconsidérer cette vision de la recherche scientifique, et de montrer que les choses sont toujours plus complexes qu’il n’y paraît…
Les auteurs de ce dossier sont : Doris Barboni, CNRS, IFP & CEREGE ; Amélie Beaudet, CNRS, PALEVOPRIM ; Nicolas Bellahsen, BELLAHSEN, UPMC, ISTeP ; Gilles Berillon, CNRS, HNHP ; Jean-Renaud Boisserie, CNRS, CFEE & PALEVOPRIM ; Raymonde Bonnefille, CNRS ; Marie Bridonneau, CFEE & Univ. Nanterre ; Guillaume Daver, université de Poitiers, PALEVOPRIM ; Pierre Frémondière, AMU, ADES ; Anne-Lise Goujon, CFEE ; Franck Guy, CNRS, PALEVOPRIM ; Yohannes Haile-Selassie, IHO ; Sonia Harmand, CNRS, TRACES ; Donald C. Johanson, IHO ; François Marchal, CNRS, ADES ; Clément Ménard, EPCC CREP ; Gildas Merceron, CNRS, PALEVOPRIM ; Raphaël Pik, CNRS, CRPG ; Sandrine Prat, CNRS, HNHP ; Brigitte Senut, MNHN, CR2P ; Antoine Souron, université de Bordeaux, PACEA.
En France, on identifie volontiers Yves Coppens en tant que « père » de Lucy, mais c’est Donald Johanson qui endosse ce rôle aux États-Unis et en Éthiopie. En réalité, l’« invention » de Lucy découle de divers facteurs et des efforts de bien des personnes, souvent moins connues du grand public.
Au pays des merveilles
Nous devons cette découverte au moins en partie à la volonté du régime impérial d’Hailé Sélassié, pour qui les recherches sur le passé de l’Éthiopie constituaient un outil politique. La Section d’archéologie (1952) du gouvernement éthiopien, dirigée par des chercheurs français, permet notamment à Jean Chavaillon, géologue et préhistorien au CNRS, d’initier des fouilles sur le site de Melka Kunturé en 1965. C’est le point de départ, dès 1967, des travaux de doctorat du géologue Maurice Taieb sur les dépôts sédimentaires de la vallée de l’Awash. Ce jeune géologue à l’enthousiasme infatigable révéla le potentiel paléontologique considérable de l’Awash. Il repéra les premiers fossiles dans le moyen Awash qui, 25 ans plus tard, livra le plus vieux squelette humain connu attribué à Ardipithecus ramidus (4,4 Ma ou millions d’années). Et bien entendu il identifia le site d’Hadar, où fut trouvée Lucy, surnommée Denqnesh, « tu es merveilleuse » en amharique. Il conduisit ses premières missions seul, ou accompagné d’un géologue américain, Jon Kalb, ou encore d’une palynologue française, Raymonde Bonnefille.
Des acteurs majeurs
Cette dernière travaillait également, comme Jean Chavaillon, dans la basse vallée de l’Omo, au sud-ouest de l’Éthiopie, où se déroulait alors l’International Omo Research Expedition (IORE). Elle y collaborait aussi bien avec l’équipe française, dirigée par Camille Arambourg puis Yves Coppens, qu’avec l’équipe américaine. De fait, elle demeure la véritable initiatrice du groupe qui découvrit Lucy, son implication dans l’Omo ayant permis d’établir le lien entre Maurice Taieb, Yves Coppens et Donald Johanson. Elle était d’ailleurs initialement associée (dès 1972) à la direction des opérations de l’International Afar Research Expedition (IARE) à Hadar aux côtés de Maurice Taieb, directeur, et des adjoints Yves Coppens, supervisant les travaux de paléontologie non humaine, et Donald Johanson, responsable de la paléoanthropologie.
« La découverte d’un fossile est toujours le résultat d’un travail de groupe. »
Ce dernier, très ambitieux, devient rapidement un acteur majeur de l’équipe, investi tout autant sur le terrain et dans la recherche de financements que dans la communication des résultats, bénéficiant en cela des absences fréquentes d’un Yves Coppens plus expérimenté mais très pris par de nombreuses charges administratives et scientifiques. Ce qui n’alla pas sans quelques problèmes. Ainsi, en 1973, à la suite de la mise au jour des fragments fossiles d’un genou, Maurice Taieb dut déployer tous ses talents humains pour sauver Johanson de la colère des Afars, car il avait récupéré du matériel de comparaison… dans une tombe locale ! Taieb ne put toutefois pas empêcher la rupture avec Jon Kalb, qui mena par la suite des missions séparées sur le moyen Awash, où furent dévoilés le crâne de Bodo, daté de 600 000 ans, puis quelques années plus tard, les ardipithèques par l’équipe de Tim White, dont le célèbre squelette « Ardi » daté de 4,4 Ma.
Un travail de groupe du terrain au labo
La découverte d’un fossile est toujours le résultat d’un travail de groupe. Le fait de poser pour la première fois l’œil, puis la main, sur un vestige vieux de 3,2 Ma est un acte qui doit tout autant à la constitution d’une équipe, à l’obtention de financements, aux efforts relationnels déployés pour obtenir la bienveillance des autorités et populations locales, au pilotage scientifique de la mission qu’aux qualités de « découvreur » d’un membre de cette équipe. Même un tel « moment eurêka » peut être une affaire de groupe. Le 24 novembre 1974, Tom Gray, étudiant américain travaillant sur l’écosystème fossile de Hadar, incita Donald Johanson à prospecter plutôt qu’à rester au camp, et les deux « tombèrent » sur Lucy au même moment.
Même si le travail de terrain est la partie initiale de la recherche paléontologique et doit être conduit avec rigueur, la découverte naît au même titre de celui qui suit en laboratoire. L’interprétation des restes de Lucy, c’est-à-dire son attribution à une espèce et la reconstruction de sa biologie, de sa locomotion et de son mode de vie, est due là aussi à de nombreux acteurs. Un artisan majeur de cette interprétation demeure Tim White, qui travaillait alors avec Mary Leakey sur les sites de Laetoli en Tanzanie, et qui convainquit Donald Johanson que le matériel de Hadar, la petite Lucy incluse, appartenait à une seule et même espèce très variable, Australopithecus afarensis. Cette espèce fut d’ailleurs formellement décrite en 1978 par Johanson, White et Coppens.
Les raisons d’une popularité
La valeur scientifique de Lucy tient à l’association de nombreux os des membres permettant de reconstituer sa stature, ses proportions et sa locomotion. Dès le début des années 1980, les Américains Owen Lovejoy et William Kimbel, les Françaises Brigitte Senut et Christine Tardieu ont œuvré à consigner et comprendre ces éléments, avec des interprétations parfois différentes donnant lieu à de riches débats qui articulent encore aujourd’hui la discipline.
La popularité de Lucy, fossile devenu emblématique des recherches en évolution humaine et en paléontologie, est aussi liée aux qualités de synthèse et au talent exceptionnel de vulgarisateur du professeur Yves Coppens, qui a grandement contribué au développement de ces disciplines en France. Mentionnée dans les manuels scolaires dès l’école primaire, Lucy fait partie de notre histoire collective dès notre enfance et a certainement fait naître de nombreuses vocations pour la préhistoire et l’étude des écosystèmes du passé.
Les autres sites de la région
Rappelons enfin que la région de Hadar est aussi connue pour ses sites archéologiques anciens, identifiés lors des expéditions de l’IARE par les préhistoriennes Gudrun Corvinus et Hélène Roche. Datés de 2,6 Ma, ces sites ont longtemps été considérés comme les plus anciens jusqu’à la découverte de celui de Lomekwi au Kenya, contemporain d’Australopithecus afarensis. Si, pour des raisons politiques, les recherches de terrain se sont interrompues entre 1982 et 1990, elles sont redevenues très « productives » autant par leurs apports sur les contextes environnementaux, les modes de vie et l’évolution des australopithèques que par la mise au jour de nouveaux spécimens exceptionnels : Selam et Kadanuumuu, squelettes d’un très jeune individu et d’un adulte d’A. afarensis, respectivement des sites voisins de Dikika et de Woranso-Mille ; ou encore à Hadar, l’un des plus anciens représentants du genre Homo, daté entre 2,4 et 1,9 Ma.
50 ans de recherche
Ce dossier consacré à Lucy vise ainsi à témoigner de ces travaux, fruits de cinq décennies de recherche et à en faire le bilan, en s’éloignant une fois pour toutes de la vision romantique mais erronée du paléoanthropologue-aventurier- découvreur-solitaire et du moment-eurêka-qui-révolutionna-tout. Nous vous convions ici à découvrir le témoignage de certains membres de l’IARE, le contexte géologique de la dépression de l’Afar, les écosystèmes dans lesquels A. afarensis a vécu, la diversité des australopithèques au temps de Lucy, et les caractéristiques d’A. afarensis (alimentation, locomotion, dextérité, parturition, organisation cérébrale et cognition) qui font de Lucy et de son espèce des composantes si importantes de notre histoire. Si certaines questions se posent toujours aujourd’hui, nous nous demanderons finalement ce que Lucy représente pour l’humanité actuelle…
Bibliographie
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Johanson (D. C.), Taieb (M.), Coppens (Y.) — Pliocene hominids from the Hadar Formation, Ethiopia (1973-1977) : stratigraphic, chronologic, and paleoenvironmental contexts, with notes on hominid morphology and systematics, dans American Journal of Physical Anthropology, n° 57(4), avril 1982, p. 373-402.
Taieb (M.) et alii — Dépôts sédimentaires et faunes au Plio-Pléistocène de la basse vallée de l’Awash (Afar Central, Éthiopie), dans C.R. Acad. Sci., n° 275, août 1972, p. 819-822.
Taieb (M.) et alii — Découverte d’hominides dans les séries plio-pléistocènes d’Hadar (Bassin de l’Awash; Afar, Ethiopie), dans C. R. Acad. Sci., n° 279, août 1974, p. 735-738.
Kimbel (W. H.), Johanson (D. C.), Rak (Y.) — The first skull and other new discoveries of Australopithecus afarensis at Hadar, Ethiopia, dans Nature, 368(6470), mars 1994, p. 449-451.
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