Lucy, 3,2 millions d’années et 50 ans ! (2/5). Il y a un demi-siècle, cinq jeunes scientifiques

Donald Johanson et Maurice Taieb en 1974.

Donald Johanson et Maurice Taieb en 1974. © IHO

De 1971 à 1973, Raymonde Bonnefille participe aux préparatifs de l’Expédition internationale de géologie et paléontologie de l’Afar sud et central qui a trouvé le squelette prodigieux de Lucy en 1974. Cette découverte est aussi une belle histoire et le roman vrai de la rencontre de scientifiques déterminés et audacieux.

La constitution de l’équipe

Il y a d’abord la rencontre d’un trio de jeunes scientifiques, Raymonde Bonnefille, Donald Johanson et Maurice Taieb, déterminés, audacieux, un tantinet aventuriers. Ce petit groupe est rejoint par le Texan Jon Kalb, géologue venu de nulle part, recruté temporairement au Service des mines d’Addis-Abeba pour une recherche d’or en Afar. Le quatuor est placé sous la supervision d’un mentor plus expérimenté et de quelques années leur aîné, Yves Coppens, déjà célèbre pour avoir dirigé la grande expédition dans la basse vallée de l’Omo (1967-1976). Dès 1971, ces cinq scientifiques ont réussi à s’entendre, à coordonner leurs efforts, leurs expertises complémentaires, malgré leurs forts tempéraments et leurs disparités nationales. Une intense motivation commune d’exploration en territoires inconnus les rassemble. Ils mettent en commun leurs compétences, leurs maigres moyens financiers pour découvrir et parcourir le désert de l’Afar riche de promesses.

Afar Ledi, 1968, avec Raymonde Bonnefille.

Afar Ledi, 1968, avec Raymonde Bonnefille. © M. Taieb

À la suite de nos travaux de thèse dans la haute vallée de l’Awash (1966-1968) avec Maurice Taieb, nous nous étions aventurés dans un territoire inexploré le long de cette rivière. À l’automne 1968, nous avions effectué une exploration audacieuse, accompagnés de deux guides locaux. En suivant la rivière Mille, nous avions vu des dépôts sédimentaires mais pas de fossiles d’animaux. Les dépôts géologiques de la basse vallée de l’Awash ont été ensuite découverts par Maurice Taieb lors de ses explorations pionnières avec Jon Kalb dès 1970. C’est Maurice qui, avec son guide afar Ali Axinum, montre le site d’Hadar à ses collègues en mai 1972.

« Une grande ouverture des idées et une émulation attractive, ponctuée de compétitions et de conflits, créent une véritable “ruée vers l’os”. »

L’arrivée de Donald Johanson

Comment Donald Johanson a-t-il été associé à cette nouvelle expédition en Afar, dans le nord-est de l’Éthiopie ? Après deux ans passés dans l’expédition internationale d’Yves Coppens, j’ai fait partie de l’expédition américaine de F. C. Howell, de 1971 à 1973. J’y ai rencontré son élève : Donald C. Johanson. Lors d’un séjour à Paris, j’insiste pour qu’il participe à une courte expédition organisée par Maurice Taieb. Sur le terrain de l’Omo, au cours de nos missions communes, j’ai été témoin de sa détermination à aider F. C. Howell dans le classement des fossiles et de son aptitude à apprendre rapidement. J’ai longuement argumenté sur sa compétence qu’aucun spécialiste en France ne possède alors. En France, à cette époque, la paléoanthropologie était le domaine des universitaires spécialistes des Néandertaliens et d’Homo sapiens ; aux États-Unis il y avait un engouement pour les recherches sur des fossiles plus anciens. Des laboratoires de paléoanthropologie sont florissants à Harvard, Berkeley, en Arizona et à Chicago. Passionné par les récits d’Huxley et Darwin, Donald Johanson connaît les fossiles découverts en Afrique australe des années plus tôt, qui ont entraîné une émulation scientifique extraordinaire. L’époque des « Trente Glorieuses » est favorable au financement des recherches, riches de résultats et d’échanges sur le terrain et de colloques réunissant tant de spécialistes différents. Une grande ouverture des idées et une émulation attractive, ponctuée de compétitions et de conflits, créent une véritable « ruée vers l’os ».

Les circonstances de la découverte

Ensemble, Yves Coppens, Donald Johanson, Maurice Taieb et Jon Kalb atteignent le célèbre gisement d’Hadar en mai 1972 et comprennent l’intérêt immense du site si riche en fossiles. Dans son livre Lucy, the beginning of Humankind, Donald Johanson écrit que F. C. Howell l’incite fortement à rester à Cleveland terminer son doctorat. Mais il a eu l’audace de ne pas l’écouter. L’intuition qu’il ne devait pas rater cette occasion ? Une bonne étoile ? Car c’est lui qui trouve Lucy en 1974, après sa découverte du genou en 1973 ! Alors que mon nom figure sur l’autorisation officielle éthiopienne, je décide de ne pas aller avec eux en 1972. Il me faut terminer ma thèse, remettre le manuscrit au jury avant le début de la mission dans l’Omo à laquelle je tiens à participer. Sans thèse, aucune reconnaissance de la communauté scientifique. Certes, j’ai la chance d’avoir un travail, étant au CNRS, mais sans doctorat aucune autorité ne nous aidera pour le financement. Je suis présente sur le terrain au moment de la découverte de Lucy, mais je ne participerai qu’aux deux publications préliminaires sur la découverte du genou de l’année précédente.

« Au cours de ces explorations nous n’avions ni carte, ni GPS, ni ordinateur, ni téléphone portable, seulement deux voitures d’occasion, du matériel de camping et notre motivation. »

La première expédition

À l’automne 1973, notre équipe des cinq organise une première expédition téméraire. Un campement sommaire est installé. Les prospections commencent. Nous partageons l’enthousiasme d’explorer ensemble le territoire de l’Afar. Dans l’Éthiopie impériale alors en plein bouleversement, il fallait une dose d’inconscience, l’attrait de l’aventure et du courage pour affronter les dangers d’un pays soumis à un dur contexte de famine, à un climat de révolution et à une épidémie de choléra dans la région prospectée. Après des démarches fastidieuses, parfois rocambolesques et conflictuelles, des administratifs éthiopiens remarquables nous ont fait confiance et accordé les permis nécessaires.

Hadar, 23 novembre 1974, visite de la famille Leakey, la veille de la découverte de Lucy. Au premier plan Mary Leakey ; de gauche à  droite : N. Page, Raymonde Bonnefille (chapeau), Meave Leakey, R. Leakey et John Harris.

Hadar, 23 novembre 1974, visite de la famille Leakey, la veille de la découverte de Lucy. Au premier plan Mary Leakey ; de gauche à droite : N. Page, Raymonde Bonnefille (chapeau), Meave Leakey, R. Leakey et John Harris. © R. Bonnefille

Des collectes de surface

Au cours de ces explorations nous n’avions ni carte, ni GPS, ni ordinateur, ni téléphone portable, seulement deux voitures d’occasion, du matériel de camping et notre motivation. Les fossiles sont si abondants à même le sol que partout un monde disparu s’offre à nos yeux. C’est fabuleux ! On ne fait pas de fouilles, seulement des collectes de surface. Les trois d’entre nous qui ont participé aux expéditions antérieures dans l’Omo savent que des formes ancestrales à l’origine de notre espèce sont associées à une grande diversité d’animaux à l’origine de la faune africaine. Nous les retrouvons alors à Hadar, vierge de prospections.

Retrouver le climat et l’environnement

La paléoanthropologie n’est pas ma spécialité. Je suis agrégée de géologie, avec l’éducation pluridisciplinaire des Écoles normales supérieures incluant la botanique et des études complémentaires sur les pollens. La préhistoire pose des questionnements, en particulier celui de l’environnement. Tous les restes fossiles d’animaux jonchant le sol des dépôts parcourus lors de nos prospections de terrain attestent la multitude et la diversité animale du passé. Ce qui implique des arbres qui produisent des fruits et offrent des abris, une couverture végétale importante pour nourrir les herbivores, puis les prédateurs carnivores de la chaîne alimentaire que constitue la faune ancestrale africaine. Parmi les paléontologues, il me revient le rôle de déterminer le contexte végétal, de reconstituer un paysage et d’établir les ressources et possibilités d’habitat de ces préhumains. Rude tâche, car je dispose de peu de restes végétaux fossilisés, de rares fruits, des bois aux structures mal conservées qu’à l’époque on ne sait pas reconnaître. Je suis la seule à pouvoir identifier les objets microscopiques que sont les parois des grains de pollen, observées après de fastidieuses préparations chimiques en laboratoire. Un travail précurseur sur les recherches environnementales qui nous préoccupent tant actuellement !

Hadar, 1977, bois fossiles, localité 211.

Hadar, 1977, bois fossiles, localité 211. © G. Riollet

L’environnement végétal

Présente sur le terrain de l’Afar en 1973, 1974 et 1977, j’ai pour rôle dans l’équipe de reconstituer l’environnement végétal de notre ancêtre lointaine. Le domaine géographique de l’Afar est actuellement tropical, très aride. Que sait-on aujourd’hui de l’environnement dans lequel vivait Lucy ? Elle existait il y a 3,2 Ma, mais ses semblables ont persisté dans la région durant près d’un demi-million d’années (3,4 à 3 Ma). On ne peut donc pas parler d’un environnement unique. Une vision simplifiée de la végétation à travers le prisme de notre connaissance du monde tempéré ne correspond pas à la diversité écologique des végétations tropicales. Sous les tropiques ce n’est pas la température qui conditionne la croissance des plantes comme en régions tempérées, mais le régime des pluies, leur abondance et leur distribution. Entre la forêt équatoriale toujours humide et le désert saharien existe une large gamme d’écosystèmes, où arbres et herbes sont en compétition pour la pluie saisonnière. L’uniformité apparente de l’aspect des paysages, décrits comme savane ou brousse, inclut une diversité de répartition des arbres et arbustes et d’appartenance taxonomique. Répartis de façon homogène, dispersés en bosquets ou rassemblés en forêt riveraine le long des cours d’eau, ces paysages « mosaïques » comportent plusieurs niches écologiques. Pour des ancêtres bipèdes très mobiles, la question d’un habitat distinct du milieu dans lequel sont trouvés les fossiles se pose aussi.

Des variations importantes au fil du temps

Le travail sur les pollens se révèle difficile car malgré de nombreux prélèvements, ils sont mal conservés dans les sédiments qui ont livré les restes de nos ancêtres. Cependant, à Hadar, des milliers de pollens ont été identifiés et comptés, qui correspondent à la période d’occupation du territoire par A. afarensis. Ici, en un demi-million d’années, l’environnement est passé d’une forêt sèche de montagne de composition voisine de celle rencontrée à 1 500/1 800 m d’altitude (vers 3,4 Ma) à une surabondance de plantes aquatiques caractérisant un immense marécage d’eau douce, peu profond (autour de 3,3 Ma), et à une plaine herbeuse. Vers 2,95 Ma, la forêt sèche montagnarde augmente à nouveau. En résumé, le couvert végétal fluctue en fonction de l’extension et du retrait d’un grand système lacustre à faible profondeur d’eau, reflétant des modifications notables des conditions climatiques. La mise en évidence d’un refroidissement significatif autour de 3,3 Ma est en bonne correspondance temporelle avec un événement glaciaire mondial. Malgré ces variations écologiques, A. afarensis persiste dans ce large bassin ouvert, périodiquement inondé, à proximité de forêts aux caractéristiques floristiques et écologiques montagnardes. Permanence de deux vastes milieux, l’un ouvert, l’autre arboré, un monde végétal et climatique sub-tempéré, non tropical, voilà une troublante conclusion peu prise en compte par les paléoanthropologues.

Hadar, 1977, R. Bonnefille et A. Vincens prélèvent des échantillons destinés aux analyses polliniques.

Hadar, 1977, R. Bonnefille et A. Vincens prélèvent des échantillons destinés aux analyses polliniques. © C. Guillemot

Hommage à l’équipe

Aujourd’hui, nombre de nos collègues de cette expédition ne sont plus parmi nous. Maurice Taieb a organisé l’équipe des premiers découvreurs et assuré la gestion des campements. Explorateur du désert, par ses qualités humaines, il a attiré l’amitié et la collaboration des nomades. L’infatigable Jon Kalb, séparé du groupe avant la découverte de Lucy, est à l’origine d’explorations continuelles de la région et de la découverte de nombreux sites.

Hadar, 1974, photo de groupe, trois jours après la découverte de Lucy. Visite de Jean Chavaillon, debout en blanc.

Hadar, 1974, photo de groupe, trois jours après la découverte de Lucy. Visite de Jean Chavaillon, debout en blanc. © R. Bonnefille

Le succès de Lucy est dû à son ancienneté et à la démonstration de la bipédie. L’association des ossements en un squelette humanise le fossile en une créature féminine nommée d’après une chanson célèbre. La découverte a connu un retentissement important. En France, les talents multiples d’Yves Coppens l’ont fait connaître au grand public. Par ses conférences, ses ouvrages et sa présence médiatique durant une longue carrière, le professeur du Collège de France, académicien, a créé une belle histoire, qui signe un enracinement maternel de nos origines ancestrales en Afrique, un véritable mythe pour notre société moderne. La suite des découvertes confirme ce fait indiscutable, y compris pour les fossiles d’Homo sapiens plus proches de notre espèce. Aux États-Unis, la persévérance de Donald Johanson a permis la poursuite des recherches à Hadar jusqu’à nos jours, en dépit de situations difficiles, d’interruptions et de querelles. Après une brillante carrière, il a créé un institut de recherche privé à Tempe, rattaché à l’université d’Arizona. Aujourd’hui dirigé par Yohannes Haile-Selassie, cet institut a révélé de très nombreux restes fossiles documentant une véritable population d’A. afarensis. Les recherches ne cessent de se poursuivre dans le Rift et impliquent de nouveaux chercheurs, en particulier éthiopiens. La moisson de fossiles continue. Tous sont conservés au Musée national d’Éthiopie, à Addis-Abeba. On y découvre les ancêtres de Lucy, certains de ses cousins contemporains. Et la région du Rift est encore riche de promesses et de sites à découvrir…

Bibliographie

BONNEFILLE (R.) — Sur les pas de Lucy, expéditions en Éthiopie, Paris, Éditions Odile Jacob, 2018.

JOHANSON (D.), EDEY (M.) — Lucy, une jeune femme de 3500000 ans, Paris, Robert Laffont, 1990.

TAIEB (M.) — Sur la Terre des premiers hommes, Paris, Robert Laffont, 1985.