Mégalithisme : de la sierra Nevada de Santa Marta aux alignements de menhirs de Sartène
En octobre 2023, dans le cadre d’un projet de croisement des savoirs entre sciences et connaissances ancestrales, cinq représentants kogis, peuple autochtone de la sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, ont été accueillis sur deux monuments mégalithiques de la région de Sartène, en Corse-du-Sud. Bilan d’échanges fructueux.
Ce projet est né de notre rencontre avec le géographe Éric Julien, fondateur de l’association « Tchendukua ici et ailleurs », qui accompagne depuis 25 ans la restitution de terres ancestrales au profit des peuples de la sierra Nevada de Santa Marta dans le nord de la Colombie (plus particulièrement les Kogis et les Wiwas). Elle vient aussi en appui de la régénération de la biodiversité, engage des activités de sensibilisation et de dialogue entre connaissances traditionnelles et savoirs scientifiques, via le projet « Shikwakala », soutenu notamment par l’Unesco. C’est sous ce prisme qu’une série de missions regroupant des chercheurs de tous horizons et de toutes disciplines a été organisée en 2023, d’abord en avril en territoire kogi, puis, à l’automne, dans la vallée du Rhône et, enfin, en Corse. Cette initiative s’est inscrite dans l’esprit des échanges entre archéologues et représentants de peuples autochtones qui se sont déroulés antérieurement dans le contexte des grottes ornées (initiatives de Jean Clottes et de Jean-Michel Geneste).
Qui sont les Kogis ?
Les Indiens Kogis sont, avec les Arhuacos, Wiwas et Kankuamos, les héritiers directs des grandes civilisations précolombiennes, descendants de la culture Tayrona. Ils vivent repliés dans les hautes vallées de la sierra Nevada de Santa Marta, au nord de la Colombie, face à la mer des Caraïbes. La Sierra représente pour eux, le cœur du monde, la Mère Terre, qui a transmis le code moral et spirituel de leur civilisation. Ces savoirs traditionnels ont été inscrits, en 2022, sur la Liste du patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco.
Croisement des savoirs
Édifiés au Néolithique, les deux monuments de pierres dressées de Palaghju et de Cauria ont très peu d’équivalents en Europe méditerranéenne : ils ont donc été choisis comme théâtre du croisement de savoirs. Lors de la réunion, les cinq représentants kogis, s’exprimant à travers la voix de leur gouverneur, Arregocés Conchacala, ont d’abord partagé leur enthousiasme face au caractère vivant de ces sites, aux arbres « natifs » et aux montagnes, leur rappelant leur sierra. En arrivant à Palaghju, ils ne sont pas directement allés au contact des pierres mais ont d’abord scruté ses abords et son environnement, dans une approche sans doute similaire à celle des Néolithiques. Les archéologues ont évoqué l’état de la recherche qui a considérablement évolué ces dernières années grâce aux démarches pluridisciplinaires (caractérisation, chronologie, origine et développement de ce phénomène).
Des pierres vivantes
Aux scientifiques assemblés, Arregoce Conchacala a livré sa perception des lieux, qui fait écho à des modèles familiers : « Chaque pierre a une fonction. Les alignements donnent des directions vers d’autres sites identiques. Certaines de ces pierres dressées sont féminines, elles regardent la lune, d’autres masculines sont tournées vers le soleil. Elles vont toujours par deux. Nous les appelons Ate et Aba (père et mère), ce sont les deux énergies qui rendent ces endroits vivants. Toutes les pierres sont des personnes, des Jeffe Mayor (grand chef), des autorités. » Au sujet d’un montant gravé de cupules du coffre mégalithique de Palaghju, le gouverneur indique qu’il correspond « à une carte (mapa) pour tout voir. Elle donne des directions vers lesquelles aller pour dialoguer avec la montagne. » Ainsi ces lieux semblent jouer, à leurs yeux, un rôle important dans la connexion de l’homme à son environnement. « Ces pierres expliquent comment marche la montagne. La vocation de ces sites est de chercher la paix avec le territoire, avec la montagne. »
Puis, à Cauria, les questions de la fréquentation touristique ou la place de l’archéologie dans nos sociétés (notamment en Amérique du Sud, où la discipline est perçue comme une quête de trésor par les populations indigènes, dont les terres sont la proie du pillage) ont été abordées. Les Kogis nourrissent des problématiques qui occupent les archéologues depuis plusieurs décennies : organisation des espaces sacrés, fonction symbolique, rapport à l’environnement, archéo-astronomie, conservation. Cette expérience ouvre une voie à une autre manière de produire de la connaissance, avec un élargissement du regard et de la capacité à interagir les uns avec les autres à partir des champs variés de compétences et d’expériences. Avec respect, elle admet diverses manières d’appréhender le territoire dans un monde qui tend à l’uniformisation culturelle. En perspective, se dessine l’identification d’un espace pilote, siège d’expérimentation et d’approfondissement d’un échange au service de la régénération et de la santé des territoires, les espaces mégalithiques apparaissant comme un élément clé dans les interactions entre espaces naturels et anthropiques.
Mobilisation corse
La séquence corse, organisée avec le soutien de la Drac de Corse et l’appui de la Collectivité de Corse, a réuni Vincent Ard, CNRS, UMR TRACES, Céline Bressy-Leandri, ministère de la Culture, UMR TRACES, Primitiva Bueno-Ramirez, université d’Alcala, Rodrigo de Balbín Behrmann, université d’Alcala, Ghjacumu Giannesini, anthropologue, Ghjasippina Giannesini, anthropologue, Barbara Glowcezki, CNRS, Franck Leandri, ministère de la Culture, UMR TRACES, Livio Leandri, Collectivité de Corse, université de Corse, Philippe Lefranc, université de Strasbourg, UMR Archimède, et Jean Sicurani, association ARPPC, le gouverneur Arregocés Conchacala Zarabata, Luis Alimaco Nolavita, mamo Jose Pinto Dingula, mamo Luciano Mascote Conchacala, saga Carmen Nuvita Coronado, Eric Julien et Mauricio Montana, association « Tchendukua ici et ailleurs ».
Pour aller plus loin :
JULIEN É., 2022, Kogis, le chemin des pierres qui parlent, dialogue entre chamans et scientifiques, Actes Sud.
GENESTE J.-M., VALENTIN B., 2019, Si loin, si près. Pour en finir avec la Préhistoire, Flammarion.
LEANDRI F., 2023, Le mégalithisme de la Corse, Gallia Préhistoire, XLIVe supplément, CNRS éditions.
https://www.tchendukua.org/shikwakala/