Nouvelles facettes d’un vieux site : les fortifications de Delphes
Site emblématique de l’archéologie classique en Grèce, intensivement exploré depuis plus d’un siècle par l’École française d’Athènes, Delphes réserve encore des surprises ! Des fouilles récentes sur ses fortifications antiques en changent le plan et l’histoire, tandis qu’un sanctuaire d’époque classique et un quartier d’habitation de l’Antiquité tardive inconnus jusqu’à présent viennent de sortir de terre.
Par Nicolas Kyriakidis, maître de conférences à l’université Paris‑VIII, ancien membre de l’EFA, Platon Pétridis, professeur à l’université nationale et capodistrienne d’Athènes, ancien membre de l’EFA, et Stéphanie Zugmeyer, architecte, IRAA CNRS – Aix‑Marseille Université. Avec la collaboration de : Romaric Bardet, Nikos Beteinis, Lionel Fadin, Éléonore Favier, Sara Ferronato, Audric Loulelis, Thierry Lucas, Yann Mannon, Anne‑Sophie Martz, Valeria Meirano, Karine Rivière, Theophania Tsempera et Alexis Varraz.
Dans l’Antiquité, Delphes est réputée avoir eu, comme Délos, « Apollon pour rempart ». De fait, plusieurs récits antiques nous indiquent que le dieu « s’occupe lui-même de ses affaires » et qu’il n’hésite pas à intervenir, par des apparitions et des miracles, quand son sanctuaire est menacé, comme c’est le cas par les Perses en 480 avant notre ère ou par les Celtes en 279 avant notre ère.
Une nouvelle approche
L’efficacité de cette croyance antique a longtemps été prise pour argent comptant par les savants modernes qui ont considéré que la question de la défense pratique du site ne se posait pas. Ainsi, alors même que les voyageurs du début du XIXe siècle avaient décrit des ruines de remparts manifestement antiques aux abords de Delphes, ceux-ci n’ont été explorés ni par la « Grande fouille » (1892-1903), ni par les principales opérations qui se sont succédé depuis. Il fallut attendre près d’un siècle pour que l’un des grands spécialistes de Delphes, Pierre Amandry, réalise, entre 1979 et 1981, la première étude détaillée des vestiges alors visibles. Créée en 2013 sous l’égide de l’École française d’Athènes, la mission d’exploration des fortifications de Delphes a reçu depuis le soutien de la commission des fouilles du ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. Elle bénéficie également cette année du mécénat de la fondation Arpamed pour l’étude et la mise en valeur des vestiges découverts. Les principales opérations de fouille du programme se sont déroulées en 2017, 2018 et 2021 sur la colline de Koumblas, au-dessus du stade de Delphes, à l’ouest, et, à l’autre extrémité du site, à l’est, au-dessus du gymnase antique. Celles-ci ont bouleversé ce que l’on croyait acquis, non seulement sur l’histoire des dispositifs techniques de la défense de Delphes dans l’Antiquité, mais aussi sur l’histoire de la ville et du tissu urbain. En effet, même si l’on savait que l’Antiquité tardive était une époque faste d’un point de vue urbanistique pour Delphes, la découverte d’un nouveau quartier d’habitation, ainsi que de plusieurs centaines de mètres du rempart, nous montre que la ville avait largement débordé de son site initial, bien au-delà de ce que l’on avait supposé jusqu’à présent.
Les fouilles ont bouleversé ce que l’on croyait acquis, non seulement sur l’histoire des dispositifs techniques de la défense de Delphes dans l’Antiquité, mais aussi sur l’histoire de la ville et du tissu urbain.
Un sanctuaire antique inconnu
Dans ce qui sera par la suite le secteur des fortifications Ouest de Delphes, les fouilles des dernières années ont permis la mise au jour de vestiges liés à un sanctuaire des VIe et Ve siècles avant notre ère. Ont été ainsi découverts de nombreux fragments de vaisselle de luxe en bronze et en céramique d’importation de la fin du VIe siècle, et les fragments d’un édifice dorique du Ve siècle démantelé à une date indéterminée (fragments d’élévation en calcaire, terres cuites architecturales…). La présence d’un lieu de culte sur ce sommet n’avait jusqu’à présent jamais été signalée. Il n’est pas impossible qu’il faille identifier ces vestiges à ceux d’un des sanctuaires mentionnés par Hérodote, celui de la nymphe Thyia.
Philomélos et les dix ans d’occupation phocidienne
Dans l’Iliade, Delphes est énumérée sous le nom de Pythô parmi les cités phocidiennes. Or, du fait de son sanctuaire et grâce à la protection de l’Amphictionie, une association internationale des États les plus proches, Delphes demeure une cité-État indépendante alors que le reste des Phocidiens se réunit en un État fédéral qui rapidement revendique d’exercer sa tutelle sur le sanctuaire d’Apollon. Cette confrontation connaît au cours des Ve et IVe siècles avant notre ère de nombreuses péripéties, pas toujours très bien connues. La dernière d’entre elles est la plus dramatique : réagissant à une condamnation de l’Amphictionie qu’ils estiment injuste, les Phocidiens, avec à leur tête leur stratège fédéral Philomélos, doté pour l’occasion des pleins pouvoirs, occupent Delphes militairement en 356 avant notre ère, causant une crise majeure dans les relations internationales du monde grec. Immédiatement, Béotiens et Locriens, bientôt rejoints par les Thessaliens, entrent en guerre pour défendre les intérêts du dieu qu’ils estiment bafoués. Philomélos rompt avec la tradition en érigeant des fortifications autour d’un site qui n’était protégé que par son statut sacré et recrute des milliers de mercenaires, faisant montre d’un réel talent politique et militaire. Il trouve cependant rapidement la mort sur le champ de bataille, préférant, selon la légende, se jeter dans le vide avec son cheval plutôt que de tomber aux mains de ses ennemis. Bientôt, ses successeurs accaparent les biens du dieu et vont même jusqu’à fondre les offrandes du sanctuaire d’Apollon pour soutenir leur effort militaire dans une guerre qui s’éternise, tandis que Sparte et Athènes détournent le regard… Le vainqueur de dix ans de conflits et d’occupation sacrilège de Delphes s’appelle Philippe II de Macédoine. Profitant du prétexte de la défense des intérêts d’Apollon, il s’insère dans le jeu politique des cités grecques, vainc l’armée phocidienne et entre à Delphes en libérateur en 346. Les Phocidiens sont condamnés à restituer les sommes volées, qui viennent financer des grands travaux dans le sanctuaire. Le prestige international du père d’Alexandre le Grand est garanti !
Les premières fortifications du IVe siècle avant notre ère
En 356 avant notre ère, un peuple de Grèce centrale, les Phocidiens, s’empare de Delphes. Selon l’historien Diodore de Sicile, qui écrit sous l’empereur Auguste, trois siècles plus tard, c’est alors que le stratège fédéral des Phocidiens, Philomélos, décide d’asseoir sa domination sur le grand sanctuaire qu’est Delphes en recrutant de très nombreux mercenaires pour l’armée d’une part, et en entourant Delphes d’un rempart de l’autre. Les maigres vestiges d’un mur en appareil trapézoïdal avaient déjà été rapprochés de cet épisode, même si certains, doutant du témoignage aussi tardif de Diodore, s’étaient interrogés sur la possibilité de dater ce mur de fortification du IIIe siècle avant notre ère, à l’époque de la domination étolienne. Par ailleurs, la forme rectangulaire des vestiges connus au plus haut de l’éperon rocheux qui domine le stade de Delphes pouvait laisser croire à l’existence d’une grande citadelle. Les nouvelles fouilles ont permis, en mettant au jour le négatif du mur creusé dans le rocher sousjacent, d’exclure certaines de ces hypothèses et d’écrire une histoire différente. Tout d’abord, les vestiges ne sont pas ceux d’une « grande » citadelle isolée, mais d’un petit réduit défensif implanté sur une portion du mur d’enceinte du site de Delphes. Le plan restitué est singulièrement différent et vient justifier le témoignage de Diodore, qui puisait donc à de bonnes sources : Delphes était bien entourée d’une enceinte. Ensuite, cette fortification n’a sans doute pas survécu à la domination phocidienne de Delphes, qu’elle n’incarnait que trop. En effet, elle n’a pas été seulement abandonnée, mais bien volontairement démantelée jusqu’aux fondations.
La découverte d’une couche de démolition du troisième quart du IVe siècle avant notre ère ainsi que l’absence de tout témoignage matériel d’occupation pendant plus d’un siècle abondent en ce sens. Ce secteur périphérique de Delphes semble rester longtemps à l’abandon et retrouve sans doute sa fonction de zone de carrière qui contribue aussi à l’oblitération des vestiges.
Delphes dans l’antiquité tardive
Le IVe siècle de notre ère devrait être en apparence un siècle noir pour Delphes. Le sanctuaire, qui avait perdu de sa fréquentation et de sa richesse avec la fin du monde hellénistique et l’intégration dans l’Empire romain, est confronté à la montée du christianisme, qui met en cause son existence même. Constantin se sert en œuvres d’art dans le sanctuaire d’Apollon pour orner la « nouvelle Rome » qui porte son nom et les empereurs chrétiens interdisent progressivement les manifestations de l’ancienne religion tandis que les pères de l’Église décrivent la Pythie comme une possédée par l’esprit du démon… Pourtant, ce n’est pas le moindre paradoxe, alors que Delphes, petit évêché, devrait péricliter, c’est apparemment l’inverse qui se produit, si l’on en juge par l’importante extension du tissu urbain à l’époque. Le centre de la ville vient recouvrir le sanctuaire d’Apollon et de nouveaux quartiers débordent de son ancien site. Si elle disparaît des sources textuelles, jamais Delphes n’a connu une aussi grande extension. Dans les années 1990, les fouilles menées à la villa Sud-Est par V. Déroche, P. Pétridis et A. Badie ont apporté de nombreuses révélations sur la zone centrale de la ville d’Antiquité tardive, qui n’est abandonnée que progressivement, au début du VIIe siècle, dans la grande crise économique, démographique et sociale qui marque la transition vers les temps médiévaux. Avec la découverte d’un nouveau quartier d’habitation, de nouvelles nécropoles et l’établissement de la réelle limite de la ville bien plus à l’ouest que ce qui avait été cru jusqu’à présent, le programme d’exploration des fortifications de Delphes contribue significativement au renouvellement de l’étude des VIe et VIIe siècles de notre ère, qui constituent le principal horizon archéologique du site de Delphes.
Un nouveau rempart pour une ville en croissance
S’il faut attendre le IVe siècle de notre ère pour retrouver des traces d’occupation au sommet de la colline de Koumblas, la dernière grande phase d’occupation a lieu au VIe siècle. C’est durant l’Antiquité tardive que vient s’implanter un quartier d’habitation qui occupe tout le sommet de la colline. Ce quartier oriente et contraint le tracé du nouveau rempart alors construit ex nihilo, sans rien devoir aux fortifications de Philomélos, depuis longtemps démantelées et tombées dans l’oubli. Face à la montée des périls menaçant l’Empire romain d’Orient, confrontée de plus en plus régulièrement à des raids de peuples « barbares », la ville de Delphes se dote d’un massif mur d’enceinte de maçonnerie en blocage remployant ponctuellement les blocs des constructions antérieures. Les campagnes de ces dernières années ont permis de mettre au jour des dizaines de mètres de ce mur, conservé par endroits à plus de 3 m d’élévation, ainsi que deux portes, deux tours et les citernes qui devaient assurer la survie des défenseurs. Détail émouvant : le sentier de grande randonné européen E4, parcouru chaque année par nombre de promeneurs, passait précisément quelques centimètres au-dessus du seuil d’une de ces portes de l’Antiquité tardive. L’étude de ce rempart est encore en cours.
Des traces de réfections et d’extensions montrent qu’il a connu une histoire complexe, sans doute étendue sur une longue période. Des analyses par thermoluminescence aideront sans doute à en préciser les principales étapes. Le tracé de ce mur offre un aperçu des dernières strates de la vie urbaine de Delphes : une ville opulente, malgré la fin de l’oracle, qui déborde de son site naturel vers l’ouest jusqu’aux lisières du village moderne, alors qu’à l’est le sanctuaire d’Athéna Pronaia, au lieu-dit Marmaria, est laissé hors de la zone défendue par le nouveau rempart.
À travers l’étude du rempart, ou plutôt des remparts de Delphes, c’est plus de mille ans d’histoire urbaine, mais aussi religieuse et culturelle qui se révèlent.
Dans les dernières décennies de la vie de la cité antique, le site semble être progressivement abandonné, face aux difficultés du temps. Des tombes, relativement pauvres, viennent prendre la place des grandes maisons abandonnées. Ainsi, à travers l’étude du rempart, ou plutôt des remparts de Delphes, c’est plus de mille ans d’histoire urbaine, mais aussi religieuse et culturelle qui se révèlent à nous. En attendant la reprise des fouilles, les études du matériel déjà mis au jour se poursuivent, laissant espérer de nouveaux résultats qui viendront encore préciser notre connaissance d’un des plus vénérables sites de Grèce.
Lexique
Le terme d’appareil désigne la taille et la disposition des pierres ou des briques dans une construction.
Le fonds Arpamed
Archéologie et Patrimoine en Méditerranée (Arpamed) est un fonds de dotation au service du patrimoine méditerranéen et de l’archéologie française. Il soutient financièrement des projets qui, sans cette aide, ne pourraient être réalisés : fouilles archéologiques, prospections, restaurations… ainsi que toutes les entreprises qui permettent de protéger le patrimoine archéologique et de le mettre à disposition du plus grand nombre. Reconnu d’utilité publique, Arpamed collecte des dons et les distribue à des projets sélectionnés par un conseil scientifique, via des institutions reconnues telles que les Écoles françaises à l’étranger, le CNRS, les universités, etc. Depuis 2017, Arpamed a lancé six appels à projets annuels et soutenu plus de 40 missions dans 12 pays méditerranéens, de la France à la Syrie. Son rayon d’action est l’ensemble du bassin méditerranéen et des régions sous son influence, depuis la Protohistoire jusqu’aux périodes médiévale et moderne. Pour vos dons ou soumettre vos projets : www.arpamed.fr
Pour aller plus loin :
https://archeologie.culture.gouv.fr/fr/Delphes_fortifications