Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale (3/5). Le Débarquement de Normandie vu par l’archéologie maritime

Emplacement et typologie des sites archéologiques maritimes inventoriés en lien avec le Débarquement de Normandie. Les navires de commerce, de servitude ou de pêche civils ayant été largement réquisitionnés pendant le conflit, on les retrouve en grand nombre. Cartographie D. Dégez, Drassm, fonds cartographiques IGN BD ALTI et SHOM

Emplacement et typologie des sites archéologiques maritimes inventoriés en lien avec le Débarquement de Normandie. Les navires de commerce, de servitude ou de pêche civils ayant été largement réquisitionnés pendant le conflit, on les retrouve en grand nombre. Cartographie D. Dégez, Drassm, fonds cartographiques IGN BD ALTI et SHOM

Il y a près de 80 ans, les Alliés débarquaient sur les plages normandes. La Seconde Guerre mondiale toucherait à sa fin quelques mois plus tard. Déferlant sur le territoire national, aussi bien sur terre que sur mer, elle a durablement marqué notre paysage et notre mémoire. Depuis 10 ans à peine, l’archéologie s’emploie à en découvrir les traces, alors que ses témoignages matériels, comme humains d’ailleurs, s’effacent lentement. Dans ce dossier, Archéologia vous dresse un bilan de cette décennie de recherches pas comme les autres.

Les auteurs du dossier sont : Juliette Brangé, archéologue territoriale, Archéologie Alsace, doctorante, UR ARCHE 3400 ; Alexandre Bolly, archéologue territorial, Archéologie Alsace ; Vincent Carpentier, ingénieur chargé de recherches à l’Inrap, CRAHAM-Centre Michel de Boüard, UMR 6273 ; Cécile Sauvage, archéologue et conservatrice du patrimoine au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) ; Benoît Labbey, Inrap Grand-Ouest, Laboratoire HisTeMé, EA 7455 ; Michaël Landolt, ingénieur d’études, Drac Grand Est / SRA Metz ; Antoine Le Boulaire, Inrap Grand-Ouest, UMR 6566 CReAAh

Char Sherman amphibie au large de Sword Beach.

Char Sherman amphibie au large de Sword Beach. © Frédéric Osada, Drassm

Près de 150 sites sous-marins témoignent encore, dans les fonds de la baie de Seine, du Débarquement de Normandie. Ils constituent l’un des plus vastes champs de vestiges archéologiques sous-marins au monde. Alors que les œuvres de fiction réduisent parfois le Débarquement aux actions se déroulant sur les plages normandes, l’inventaire systématique des vestiges sous-marins permet de mettre en exergue le caractère profondément amphibie de l’opération Neptune.

Les opérations de débarquement conduites par les Alliés à compter du 6 juin 1944 ont laissé de nombreux stigmates au large des plages normandes ; parmi ceux-ci, figurent une majorité d’épaves de navires bien sûr, mais aussi les restes des deux ports artificiels britannique et américain, ou encore d’une trentaine de chars amphibies. La dégradation croissante des vestiges maritimes de l’opération Neptune, comme la volonté de la région Normandie de voir les plages du Débarquement inscrites sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco, ont conduit le Drassm à porter dès 2015 un projet d’inventaire exhaustif des vestiges maritimes liés à cet événement. 

Un inventaire systématique

Déjà investigués par les plongeurs Serge David et Yves Marchaland (Caen Plongée) et prospectés par des équipes d’archéologues, historiens et hydrographes américains (dir. R. Neyland), canadiens (dir. J. Delgado) et britanniques (dir. Ch. Howlett), ces sites semblaient de toute évidence largement connus. Un dépouillement systématique des données précédemment acquises, confié à l’Adramar (dir. D. Guyon, Association pour le Développement de la Recherche en Archéologie MARitime), a pourtant révélé de nombreuses incohérences entre les différentes publications. Ce constat a justifié le lancement de campagnes d’inventaire systématiques en mer, menées par le Drassm entre 2017 et 2019 à partir du navire de recherche André Malraux (dir. C. Sauvage). Les nouveaux levés géophysiques réalisés ont précisé la localisation des sites et révélé la fiabilité toute relative de certaines sources (relayant parfois de simples mentions de naufrages sans qu’une vérification n’ait été opérée sur le terrain ou faisant suite à des déclarations de découvertes erronées). La confrontation entre les données acquises de manière systématique à l’aide d’un sondeur multifaisceau et les données d’archives a également permis de confirmer ou d’infirmer certaines identifications. Ainsi, la dispersion actuelle des restes du Landing Ship Infrantry (LSI) Empire Broadsword est cohérente avec les archives qui indiquent que cette unité sauta sur deux mines le 2 juillet 1944. Ces recherches de surface ont été complétées d’expertises en plongée qui ont aidé à collecter des détails plus précis. Les structures sont-elles conformes à celles connues à travers les plans et photographies d’époque ? L’état du site et ses dégradations sont-ils logiques au regard du récit de la perte de ces bâtiments ? Les aménagements intérieurs correspondent-ils avec la fonction supposée des vestiges ? Les caractéristiques du bloc moteur concordentelles à celles mentionnées dans les registres d’assurance ? Parmi les sites expertisés par le Drassm en 2018, figure une barge dont le plan et les dimensions peuvent renvoyer à différents types. L’observation en plongée de ces aménagements internes révèle qu’il s’agit d’une Landing Barge Kitchen. Équipée pour la préparation des repas, elle servait de cuisine flottante aux petites unités de débarquement qui venaient se ravitailler en se mettant à couple de cette unité.

Ces recherches permettent d’illustrer l’importance de la composante navale du Débarquement.

Un champ de vestiges sous-marins uniques au monde

Cette approche d’ensemble met en exergue, si besoin était, la pertinence des inventaires thématiques à grande échelle. Sur un corpus qui semblait largement connu, le dépouillement méthodique des données existantes suivi de campagnes de terrain a conduit à l’établissement d’un inventaire précis des vestiges, préalable indispensable à leur prise en compte patrimoniale. Cet état des lieux porte pour l’instant à 153 le nombre de sites maritimes associés au Débarquement de Normandie, alors que seule une quarantaine d’entre eux figurait jusqu’à présent sur la carte archéologique nationale. Ces recherches permettent en outre d’illustrer par l’archéologie l’importance de la composante navale du Débarquement, mais aussi la diversité des moyens mis en œuvre par les Alliés lors de ce qui constitue la plus vaste opération de débarquement de l’histoire. L’état actuel des sites et la prise en compte très tardive de ce patrimoine limitent pourtant la portée de cet inventaire et encouragent la réalisation d’enquêtes complémentaires, notamment auprès des ferrailleurs et des plongeurs. Malgré ces difficultés, ces recherches permettront la sauvegarde par l’étude d’un corpus exceptionnel, rares étant les événements contemporains aussi bien représentés par leurs vestiges sous-marins.