Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale (5/5). Le camp de concentration de Natzweiler-Struthof : étude d’un espace de détention et de travail forcé

Vue en coupe de la voie permettant d’accéder au camp lors de la fouille préventive de 2020.

Vue en coupe de la voie permettant d’accéder au camp lors de la fouille préventive de 2020. © A. Bolly

Il y a près de 80 ans, les Alliés débarquaient sur les plages normandes. La Seconde Guerre mondiale toucherait à sa fin quelques mois plus tard. Déferlant sur le territoire national, aussi bien sur terre que sur mer, elle a durablement marqué notre paysage et notre mémoire. Depuis 10 ans à peine, l’archéologie s’emploie à en découvrir les traces, alors que ses témoignages matériels, comme humains d’ailleurs, s’effacent lentement. Dans ce dossier, Archéologia vous dresse un bilan de cette décennie de recherches pas comme les autres.

Les auteurs du dossier sont : Juliette Brangé, archéologue territoriale, Archéologie Alsace, doctorante, UR ARCHE 3400 ; Alexandre Bolly, archéologue territorial, Archéologie Alsace ; Vincent Carpentier, ingénieur chargé de recherches à l’Inrap, CRAHAM-Centre Michel de Boüard, UMR 6273 ; Cécile Sauvage, archéologue et conservatrice du patrimoine au Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (Drassm) ; Benoît Labbey, Inrap Grand-Ouest, Laboratoire HisTeMé, EA 7455 ; Michaël Landolt, ingénieur d’études, Drac Grand Est / SRA Metz ; Antoine Le Boulaire, Inrap Grand-Ouest, UMR 6566 CReAAh

Fouille de la fosse avec les bouteillons lors de la campagne programmée de 2021.

Fouille de la fosse avec les bouteillons lors de la campagne programmée de 2021. © A. Vantillard

Le camp de concentration de Natzweiler-Struthof (Bas-Rhin), installé en Alsace annexée, est le seul camp de concentration principal présent sur le territoire français actuel. Installé à plus de 700 m d’altitude, il ouvre le 1ermai 1941 et se trouve au cœur d’un complexe constitué d’environ 70 camps annexes répartis sur les deux rives du Rhin. 52 000 déportés y sont enregistrés entre 1941 et 1945. Parmi eux environ 22 000 décèdent pendant leur période de détention.

Alors que de nombreuses études historiques sont menées depuis la fin de la guerre, la première opération archéologique au sein du camp est réalisée en 2018 dans le cadre d’opérations préventives. Parallèlement, plusieurs campagnes de prospections et fouilles programmées sont conduites depuis 2020, dans le cadre d’une dynamique archéologique européenne de recherche au sein d’anciens lieux d’internement de la Seconde Guerre mondiale. 

La construction et la vie dans le camp

Les 300 premiers déportés arrivent les 21 et 23 mai 1941. Ils sont d’abord affectés à l’aménagement du camp : créer des terrasses pour la construction des baraques, poser des canalisations et réseaux électriques, construire des routes… Le camp se développe en plusieurs ensembles répartis sur une trentaine d’hectares : camp bas, camp haut, sablière et carrière. Engagé depuis 2013, le projet de restauration de l’ancien camp de concentration classé au titre des Monuments historiques a engendré plusieurs opérations préventives. En 2018, un premier diagnostic a mis en évidence les vestiges d’une baraque administrative aujourd’hui disparue. Située à environ 300 m de l’entrée principale du camp, la fouille de 2020 a permis d’appréhender une portion de la voie d’accès au camp sur une dizaine de mètres de longueur. Assurant la liaison avec le village de Rothau où les déportés arrivaient depuis la gare ferroviaire, la route est aménagée à partir de mai 1941 par les ouvriers d’une entreprise locale et des déportés, d’où sa dénomination de « route des martyrs ». Les investigations ont documenté les techniques de sa mise en œuvre : bande de roulement d’environ 7,50 m de largeur délimitée de part et d’autre par une bordure réalisée en gros blocs de granite. Le quotidien des déportés peut également être étudié à travers les traces matérielles. En 2021, la fouille d’une fosse a livré un ensemble de six bouteillons. Ils permettaient le transport de la nourriture (soupe), son maintien au chaud et sa distribution au sein de chaque baraque du camp. Régulièrement évoqués au sein des témoignages écrits et dessins des déportés, ils constituent l’un des symboles des conditions de détention. 

Un espace industriel au service de l’économie de guerre nazie

L’étude archéologique du camp de Natzweiler permet également d’aborder la thématique du travail forcé. La carrière de granite, aménagée dès 1941, est gérée par la DESt (Deutsche Erd- und Steinwerke G.m.b.H), firme SS qui s’appuyait sur le travail forcé des détenus des camps de concentration pour réaliser les projets architecturaux du Reich. Dès 1943, la DESt modifie ses activités afin de participer à l’effort de guerre. De nouveaux bâtiments sont installés et les déportés sont alors affectés au démontage de moteurs d’avions pour la firme aéronautique allemande Junkers. La fouille de l’espace de la carrière a dévoilé les différents aménagements et la chaîne opératoire du travail des déportés. La fouille de la forge et des ateliers se poursuit depuis 2021. Des pièces en alliage léger type aluminium ont été découvertes, comme une petite plaque triangulaire comportant le logo de Junkers.

Plaque en aluminium de la firme aéronautique allemande Junkers découverte au sein de la carrière du camp lors de la campagne programmée de 2022.

Plaque en aluminium de la firme aéronautique allemande Junkers découverte au sein de la carrière du camp lors de la campagne programmée de 2022. © J. Brangé

Les expérimentations médicales et les vestiges de la chambre à gaz

Du 11 au 19 août 1943, 86 déportés juifs provenant du camp d’Auschwitz sont gazés par le commandant du camp, Josef Kramer. Leurs corps devaient servir à établir une collection de squelettes pour le professeur August Hirt, directeur de l’Institut d’anatomie de la Reichsuniversität de Strasbourg. La fouille préventive de 2021 s’est concentrée sur les abords de la chambre à gaz aménagée quelques mois plus tôt dans l’ancienne salle des fêtes de l’auberge du Struthof réquisitionnée par les SS. Y ont été observés les dispositifs de vidange de la chambre à gaz (tuyaux en grès) sur une dizaine de mètres ainsi que les évacuations des latrines installées à l’ouest du bâtiment lors de la création du premier camp en 1941. À l’intérieur du bâtiment, des objets liés aux SS et aux déportés ont également été retrouvés.

Engagé depuis 2013, le projet de restauration de l’ancien camp de concentration classé au titre des Monuments historiques a engendré plusieurs opérations préventives.

La réutilisation du camp après la guerre

Les troupes américaines découvrent le 25 novembre 1944 un camp complètement vidé de ses détenus. Il est alors réutilisé pour d’autres fonctions carcérales : d’abord comme camp d’internement administratif pour les civils allemands et collaborateurs alsaciens, puis comme centre pénitentiaire destiné aux jeunes hommes accusés de collaboration. Des centaines de graffitis, réalisés par ces détenus, recouvrent les portes des cellules de la baraque prison. L’étude archéologique, en cours, permet notamment l’identification de certains détenus, en appréhendant leur état d’esprit.

Pour aller plus loin :
CARPENTIER V., 2022, Pour une archéologie de la Seconde Guerre mondiale, Paris, La Découverte.
CARPENTIER V. et FICHET de CLAIRFONTAINE F., 2022, « Prescrire de l’archéologie préventive sur des sites de la Seconde Guerre mondiale en France. Une politique qui va de soi ? », Dynamique de la recherche, Archéopages, Hors-série, p. 232-243.
CARPENTIER V. et MARCIGNY C., 2019 (1ère éd. 2014), Archéologie du Débarquement et de la Bataille de Normandie, Rennes, Ouest-France/Inrap.
STEEGMANN R., 2005, Struthof, le KL-Natzweiler et ses kommandos : une nébuleuse concentrationnaire des deux côtés du Rhin, 1941-1945, Strasbourg, La Nuée Bleue. L’archéologie sous-marine du Débarquement dans la collection Grands sites archéologiques : https://archeologie.culture.gouv.fr/epaves-debarquement/fr
À voir :
Vidéos 360° d’épaves du Débarquement (Projet Archéologie Maritime Immersive), visualisables sur smartphones, tablettes ou avec des casques VR : www.youtube.com/@ ProjetAMI

Lexique

Un camp principal (ou camp souche) est associé à une série de camps annexes et kommandos, qui dépendent administrativement du camp principal, où les déportés sont affectés au service de l’industrie de guerre nazie.