Quoi de neuf sur les Phéniciens (3/7) ? L’alphabet phénicien
Sur la côte levantine naquit, au IIe millénaire avant une ère, une brillante civilisation qui allait essaimer tout le long des rivages de la Méditerranée au cours du millénaire suivant. Ces Phéniciens, comme les Grecs les appelèrent plus tard, furent découverts très tôt par l’archéologie. Par de nombreux aspects tout à fait fascinants, ils conservent néanmoins toujours une part d’ombre et de légendes. Archéologia vous propose un grand dossier de synthèse sur le sujet, à la lumière des dernières découvertes et études.
Les auteurs du dossier sont : Françoise Briquel Chatonnet (auteur et coordinatrice du dossier), directrice de recherche au CNRS, UMR 8167 Orient et Méditerranée, Mondes sémitiques ; Annie Caubet, conservatrice générale honoraire du musée du Louvre ; Éric Gubel, directeur honoraire des Antiquités des Musées royaux d’art et d’histoire à Bruxelles ; Robert Hawley, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études ; Hélène Le Meaux, conservatrice au département des Antiquités orientales du musée du Louvre ; Stevens Bernardin, Sorbonne-Université – UMR 8167 Orient et Méditerranée
Un « alphabet » est un outil graphique où chaque signe note un phonème (ou son), en l’occurrence une consonne dans les alphabets sémitiques. Ce système, plus simple à apprendre (et à transmettre) que des systèmes graphiques plus sophistiqués utilisés au Proche-Orient ancien et en Égypte (comme le cunéiforme ou les hiéroglyphes), a favorisé sa diffusion. Et si l’écriture phénicienne fascine (au point que l’on a longtemps considéré les Phéniciens comme les « peuples de l’alphabet »), elle a avant tout une histoire millénaire qui a évolué dans le temps.
Le plus ancien alphabet semble avoir été mis au point en Égypte au milieu du IIe millénaire avant notre ère : les inventeurs s’inspirent directement des signes hiératiques ou hiéroglyphiques égyptiens qu’ils voient sur les monuments (même s’ils ne pouvaient probablement pas les lire), mais en leur inventant des valeurs nouvelles, inconnues en égyptien ; par exemple, au dessin figuré d’un panneau de porte ils attribuent la valeur consonantique /d/ (le mécanisme s’appelle « l’acrophonie » : le mot « panneau de porte » en sémitique, *daltu, commence avec un /d/). Cela montre que l’invention est faite par des gens parlant une langue sémitique de l’ouest, celle du Levant. Cette récupération des signes égyptiens est très limitée : seule une petite trentaine de signes est ainsi empruntée, le strict nécessaire pour rendre toutes les consonnes de la langue des inventeurs.
La constitution d’un alphabet et d’une écriture
Si nous ne savons pas à quel moment cet alphabet pictographique embryonnaire de 27 signes consonantiques a quitté l’Égypte pour le Levant, il est probable que cette migration a eu lieu pendant le Nouvel Empire, peut-être entre les XVe et XIIIe siècles avant notre ère, époque durant laquelle l’Égypte dominait le sud de cette région. On a justement trouvé bon nombre d’inscriptions alphabétiques primitives (appelées « protocananéennes ») sur les sites occupés par l’administration égyptienne dans la Shéphélah (région de basses montagnes entre la ligne montagneuse centrale du Levant et la plaine côtière). De là, les alphabets se sont diffusés sur le pourtour méditerranéen oriental. Nous disposons de très peu de sources pour les trois siècles « obscurs » entre le XIIe et le IXe siècle avant notre ère. À partir du milieu du IXe siècle, en revanche, on constate que, pendant l’intervalle peu documenté, les alphabets ont gagné du terrain : ils sont désormais utilisés à une échelle officielle non seulement sur la côte, mais aussi à l’intérieur de la région levantine (comme dans le royaume transjordanien de Moab par exemple ou dans celui araméen de Damas). C’est une version de l’alphabet linéaire à 22 signes, écrite de droite à gauche, qui supplante les autres, et s’impose sur tout le Levant (et au-delà). Cet alphabet présente effectivement une certaine unité, au point qu’il n’est guère possible de distinguer les inscriptions en différentes langues (phénicien, araméen, philistin ou hébraïque) par le ductus (ensemble des caractéristiques d’une écriture) mais seulement par des traits linguistiques. Son développement et son usage entraînent peu à peu des évolutions diverses. Ainsi l’écriture phénicienne se distingue sans doute par son conservatisme. Dans la forme des lettres d’abord, puisqu’elles gardent un caractère plus ancien, tandis qu’en hébreu et en moabite les hampes s’arrondissent et qu’en araméen les formes évoluent assez vite de manière distincte. Dans l’orthographe ensuite : le phénicien maintient très longtemps un strict consonantisme, tandis que dès le IXe siècle avant notre ère l’araméen, et à sa suite le moabite et l’hébreu, commencent à noter les voyelles longues par des semi-consonnes ou en utilisant des caractères qui notent des laryngales ou des gutturales, comme le aleph et le he. Le phénicien est donc une écriture défective (caractérisée par des manques) et souvent ambiguë.
Diffusion dans l’espace et le temps
L’écriture phénicienne est représentée par quelques inscriptions. L’alphabet le plus ancien (Xe siècle avant notre ère) est essentiellement représenté à Byblos au Liban, par une série d’inscriptions royales à la graphie assez archaïque, et à Tell Kazel en Syrie, par quelques-unes présentes sur la céramique. À l’époque perse (VIe-IVe siècle avant notre ère), on en trouve encore à Byblos, mais aussi à Sidon, avec les textes funéraires des rois Tabnit et Eshmunazor (la plus longue inscription phénicienne du Liban) et ceux dédicatoires du roi Bodashtart, de la même dynastie. En dehors de quelques épigraphes funéraires, Tyr et sa région n’ont livré que des exemples d’époque hellénistique (IVe-Ier siècle avant notre ère), comme à Arwad. L’écriture se diffuse avec la langue au gré de la présence de Phéniciens : en Anatolie, l’une et l’autre sont utilisées par des rois et des notables de culture louvite et araméenne (avec notamment l’inscription de Karatepe, vers 700 avant notre ère, la plus longue connue) ; en Mésopotamie, elle arrive sur des objets (boîte en ivoire trouvée à Ur) ; en Égypte, sur quelques inscriptions ; en Grèce et en Égée, sur des épitaphes et ex-votos laissés par des commerçants phéniciens à l’époque hellénistique. Mais c’est en Méditerranée occidentale que l’écriture s’est le plus largement diffusée au gré de la navigation et de la fondation de colonies, à Malte, en Sicile, en Sardaigne, à Ibiza, en Espagne et sur la côte africaine. L’écriture connaît un développement et une évolution particuliers à Carthage, où, alors appelée punique, elle se substitue ensuite à l’écriture phénicienne dans toute cette région. Si la dernière trace d’écrit en phénicien en Orient, à Arwad/ Arados, est datée de 25 avant notre ère, l’usage de cette écriture se maintient en Afrique (Libye, Algérie) et en Sardaigne jusqu’au IIe, voire probablement, jusqu’au IIIe siècle de notre ère.