Vaison-la-Romaine : les dernières découvertes (5/6). L’épigraphie : une moisson de renseignements sur le forum
Dans le nord du Vaucluse, la ville de Vaison est riche d’un passé de plus de 2 000 ans. Née de la volonté du peuple gaulois des Voconces de s’approprier les us et coutumes de la puissance romaine conquérante, elle devient au Ier siècle de notre ère une cité gallo-romaine prospère, proche du pouvoir impérial, avant de connaître un déclin, puis un abandon dans l’Antiquité tardive. Les fouilles récentes ont permis de localiser avec certitude son forum et livrent aujourd’hui un passionnant aperçu de la richesse et de la singularité de la petite cité des bords de l’Ouvèze.
Les auteurs du dossier sont : Isabelle Doray, archéologue céramologue, service d’archéologie du département de Vaucluse (SADV) ; Caroline Lefebvre, docteure en archéologie des mondes anciens, archéologue du bâti, chercheure associée à l’IRAA, UAR 3155, CNRS, contractuelle à l’Inrap, Nîmes, Midi-Méditerranée ; Caroline Michel d’Annoville, professeure d’archéologie de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Âge, Sorbonne université – Paris IV ; Jean-Marc Mignon, attaché principal de conservation du patrimoine, service d’archéologie du département de Vaucluse (SADV), architecte du patrimoine d.p.l.g. ; Benoît Rossignol, professeur d’histoire ancienne, Avignon université ; Elsa Roux, docteure en archéologie, spécialiste des décors en marbre et en roches décoratives, chercheure associée à l’IRAA
Les fouilles conduites entre 2011 et 2015 ont révélé un nombre considérable d’inscriptions. Brisées en de nombreux morceaux pendant l’Antiquité tardive, elles constituent néanmoins un ensemble remarquable et un témoignage de première main sur la vie de la cité et l’insertion de ses notables dans l’Empire.
L’examen des 285 fragments identifiés a permis de distinguer une quarantaine d’inscriptions différentes, certaines très complètes, d’autres lacunaires, connues par un seul morceau. Cette abondance montre l’importance de l’écrit sur le forum et la présence dense des inscriptions. Leurs supports sont très divers et en général de grande qualité : les plaques sont de nombreux types, sur des marbres et de dimensions variées, souvent moulurées, et destinées à être fixées sur un monument (en général une base de statue) ou à être érigées en stèles. La gravure et l’écriture sont le plus souvent très belles et homogènes. Les textes datés se placent entre le milieu du Ier siècle et le début du IIe siècle de notre ère. Ce sont avant tout des hommages à des personnages importants ; deux textes commémorent des évergésies (actes de générosité). Mais un graffiti, laissé par un certain Sollemnis, indique un usage plus informel et moins monumental de l’écrit ; il montre aussi qu’une partie importante de la population pouvait lire et écrire. Aucune inscription n’honore l’empereur : elles devaient se trouver dans une autre zone du forum – ce qui témoigne aussi de l’organisation de l’espace public et des stratégies de commémoration dans la cité.
Deux familles illustres
Parmi ces inscriptions, deux cas se distinguent. Il s’agit d’une part des inscriptions de la famille du consul Lucius Duvius Avitus, mentionné par Tacite et Pline l’Ancien : les deux Duvii honorés sur le forum, probablement à l’époque de Néron, sont sans doute ses fils. D’autre part, sont conservées trois inscriptions (dont deux découvertes récemment lors de la fouille du forum) en l’honneur du consul Marcus Titius Lustricus Bruttianus, qui dévoilent sa carrière et ses origines voconces. Riche en informations sur les règnes de Trajan et de Hadrien, la carrière de Titius figure notamment sur un grand piédestal quadrangulaire qui devait accueillir une statue en bronze de bige (char romain à deux roues, attelé de deux chevaux) ; cet ensemble a été placé, en 117, à proximité immédiate des monuments des Duvii. Cette zone fut donc un lieu de commémoration et d’autocélébration, qui illustre la réussite collective des Voconces les plus valeureux, mais peut-être aussi l’émulation entre les grandes familles de la cité. Honoré par ses clients, les gaulois Éduens, Titius était un personnage renommé, connu de Pline le Jeune et de Martial. Ses nombreuses missions l’amènent à avoir un rôle important dans la première guerre dacique (101-102) de Trajan et il est décoré pour ses actions à la tête de la légion I Italica ; il se rend ensuite en Cilicie, en Achaïe et en Germanie, avant d’obtenir une fonction extraordinaire, et stratégique, en Arabie et Judée lors de la prise de pouvoir de Hadrien (peut-être être simultanément gouverneur de ces deux provinces et, de fait, commander les armées de ces deux provinces). Ce parcours témoigne de sa proximité avec l’empereur voyageur et l’on peut penser que des descendants de Titius continuent à jouer un rôle politique important jusqu’à la fin de la dynastie antonine. Proches du pouvoir impérial depuis l’époque d’Auguste, les élites de Vaison parviennent au grade de consul sous Néron et sous Trajan. D’autres Vaisonnais ont pu bénéficier de ces relations, comme peut-être les deux officiers anonymes, de probables chevaliers, honorés eux aussi dans cette partie du forum, l’un ayant servi dans la légion V Alaudae et l’autre en Maurétanie Tingitane, où il est décoré par Vespasien.
L’abondance des inscriptions montre l’importance de l’écrit sur le forum et témoigne de l’intégration réussie des élites de Vaison dans la société impériale romaine.
Reflets de la société d’une époque
Si seule une minorité des notables peut accéder aux ordres dirigeants (chevaliers et sénateurs) de l’Empire, les autres se contentent d’une action locale, comme c’est le cas pour les membres de la famille des Attii, magistrats à Vaison, qui offrent une réfection d’une partie du forum, avec une dédicace au numen (puissance divine) de l’empereur. Les inscriptions de Vaison témoignent ainsi de l’intégration réussie des élites de la cité dans la société impériale romaine. Avec les nombreuses statues, aujourd’hui perdues, qu’ils accompagnaient, ces textes, présents au cœur de la cité, participent à l’ornement du cadre urbain et à la dignité des élites, manifestant une culture d’Empire vue comme légitime. Leur démantèlement témoigne d’une évolution de la cité dans laquelle ils ne s’imposent plus comme éléments d’identité locale devant être sauvegardés.
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