Antoine Watteau, peintre poète (9/9). L’héritage de l’artiste

Jean Léon Gérôme, Sortie du bal masqué (détail), 1857. Huile sur toile, 50,8 x 73,5 cm. Chantilly, musée Condé. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Rabeau
Rien ne traduit mieux l’importance de « l’événement culturel » que constitue la vingtaine d’années d’activité, en tout et pour tout, de Watteau que l’ampleur de sa postérité. Relayé par une ample entreprise de gravure, abondamment imité, son exemple irrigua l’art français et, jusqu’à un certain point, européen.
N’ayant pas été en mesure d’exposer au Salon de l’Académie royale dans la plénitude de ses moyens (les expositions régulières, au Louvre, ne reprendront qu’après sa mort), évoluant au sein d’une société d’amateurs d’élite, farouche et indépendant, Watteau aurait pu sombrer dans l’oubli si son art n’avait été bientôt relayé par ces deux grands « multiplicateurs » que sont l’estampe et la constitution, rapide, d’un groupe d’innombrables suiveurs, plutôt que d’élèves, qui divulguèrent (et fatalement abâtardirent) son art subtil et capricieux.
Graver Watteau : l’œuvre reproduite
Watteau légua son fonds de dessins à quatre de ses intimes : le marchand d’art Gersaint, Hénin, intendant et ordonnateur des Bâtiments du roi, jardins, arts et manufactures du royaume, mécène et artiste à ses heures, l’abbé Haranger, chanoine à Saint-Germain-l’Auxerrois (il reçut, croit-on, la plus grande partie de ce trésor graphique) et Jean de Jullienne, collectionneur passionné enrichi par le négoce de la teinture. Inspiré probablement par le prestigieux Recueil Crozat1, Jullienne se lança dans un projet d’hommage au maître défunt qui s’étendra sur une douzaine d’années (1723-1735) de publication. Pour ce faire, il requit pas moins d’une trentaine d’artistes-graveurs dont le jeune François Boucher, Jacques Philippe Le Bas, Cochin père ou Laurent Cars.
« Outil de diffusion fondamental, ces volumes présentent l’intérêt de conserver des œuvres souvent perdues »
Consacrés aux dessins, les deux premiers volumes parurent sous le titre de Figures de différents caractères. Les deux suivants, intitulés Œuvre gravé, reproduisaient les peintures et les œuvres décoratives et ornementales. Outil de diffusion fondamental, ces volumes présentent l’intérêt de conserver des œuvres souvent perdues, notamment celles ayant trait aux décors réalisés pour le château de la Muette (en collaboration avec Claude Audran auquel avait été passée la commande) et pour de riches particuliers (hôtel Nointel, hôtel Chauvelin, etc.). Les quatre scènes allégoriques formant les Saisons Crozat, réalisées pour les boiseries de la salle à manger de l’hôtel parisien du financier, demeurent probablement le travail de Watteau le plus significatif dans ce domaine (qui prit ici la suite de Charles de La Fosse, mort en 1716). Au-delà du Recueil Jullienne, de nombreuses gravures d’après Watteau furent produites de son vivant (certaines par l’intéressé lui-même) et posthumément, gage d’une postérité artistique.
Étienne Fessard, d’après Antoine Watteau, L’Automne (de la série des Saisons peinte pour Pierre Crozat), tiré de L’Œuvre d’Antoine Watteau Peintre du Roy. Eau‑forte, 45 x 34 cm. Londres, British Museum. © The British Museum, Londres, dist. RMN / The Trustees of the British Museum
Lancret : « émule de feu M. Watteau »
Le Parisien Nicolas Lancret (1690-1743) compte parmi les premiers imitateurs de Watteau. Passé par l’atelier de Claude Gillot, comme Watteau lui-même, Lancret se voit mentionné comme « émule de feu M. Watteau » dès le début des années 1720. La mort de ce dernier en 1721, celle de Gillot un an plus tard, laissaient la place vacante à cet artiste techniquement solide qui se fit recevoir à l’Académie royale avec une fête galante dès 1719. Pendant une carrière elle aussi brève, Lancret jouit d’un large succès à la cour et à la ville, sa réputation excédant les limites de la France (le tableau reproduit ici appartint à Frédéric II de Prusse qui l’appréciait beaucoup, tout comme Watteau lui-même évidemment), en dépit de la monotonie et du caractère stéréotypé de son art. Pierre Jean Mariette le qualifiera de « praticien », autrement dit de faiseur. Lancret oscilla entre la poursuite de la tradition des fêtes galantes et une vision plus « réaliste » de la vie des élites du règne de Louis XV, qui donne aux figures une place plus importante dans le champ pictural (Famille dans un jardin, 1742, Londres, National Gallery).
Nicolas Lancret, Fête galante, vers 1730. Huile sur toile, 64,5 x 69,5 cm. Lisbonne, Calouste Gulbenkian Museum. © Calouste Gulbenkian Museum / Scala, Florence
Pater : seul véritable élève de Watteau
« Pays » de Watteau – il était également né à Valenciennes – et seul véritable élève de ce dernier, Jean-Baptiste Pater (1695-1736) connut un sort moins favorable. Personnage difficile, Watteau n’avait ni la personnalité ni l’ambition pour encourager les émules et devenir un « chef d’école ». Il s’irrita contre ce disciple trop zélé avec lequel il se réconcilia pourtant au seuil de la mort. Le morceau de réception de Pater, Une fête champêtre. Réjouissance de soldats (Louvre, 1728), situe le peintre à équidistance des scènes militaires et des fêtes galantes qui avaient assuré la célébrité de son inspirateur. C’est surtout dans le second registre que Pater s’illustra répétitivement et de manière, a-t-on dit, insipide. C’est être un peu trop sévère, et des défenseurs du peintre ont fait valoir, en particulier, la sensibilité de ses paysages (nous montrons ici un séduisant tableau londonien qui transporte, une fois n’est pas coutume, les fêtes galantes sur le littoral). Laborieux, d’une nature mélancolique, Pater, décidément trop semblable à son modèle, disparut à peine plus vieux que lui.
Jean-Baptiste Pater, Fête galante dans un paysage côtier, vers 1733-34. Huile sur toile, 53 x 64,2 cm. Londres, Wallace Collection. © Wallace Collection / Bridgeman Images
Suiveurs persévérants ou erratiques
Avant le revirement du goût qui s’opère dans les années 1750 et qui fera regarder avec sévérité l’art de la Régence (et donc Watteau), de nombreux artistes trahirent ostensiblement, ou de manière plus secrète, une porosité à son exemple. Citons d’abord un possible élève de Watteau, Pierre Antoine Quillard, mort en 1733 à l’orée de la trentaine. Le Louvre possède deux tableaux qui lui sont attribués de longue date (entrés dans les collections, comme Watteau évidemment, en 1927) : La Danse villageoise et La Plantation de mai, qui dateraient des années 1720. Ayant échoué deux fois au concours de l’Académie (1723 et 1724), Quillard s’en alla travailler à la cour du Portugal où il contribua, peut-être plus qu’on ne l’a dit, à la propagation de l’art de celui qui lui avait servi de modèle. Le musée de Budapest possède, sous le nom de Quillard, une curieuse déclinaison du thème du voyage à Cythère avec un petit temple.
Pierre Antoine Quillard, L’Île de l’amour, début des années 1730. Huile sur toile, 57 x 69 cm. Budapest, Museum of Fine Arts. © The Museum of Fine Arts Budapest / Scala, Florence
Le Parisien Bonaventure de Bar (1700-1729) – nous n’épiloguons pas sur cette pluie d’artistes météores… – est un autre épigone notable. Reconnu imitateur de Teniers et de Wouwermans (le Nord, toujours), son assez convaincante Fête champêtre (Louvre) le fit agréer et recevoir à l’Académie le 25 septembre 1728 – chose atypique –, le même jour que Jean Siméon Chardin (1699-1779). Au-delà des artistes flamand et hollandais nommés, c’est bien Watteau – le peintre des sujets militaires comme des fêtes galantes combinés à l’infini – qui semble lui avoir servi de guide. Retenons aussi le Parisien Jacques de Lajoüe (1686 ou 1687-1761), qui réalisa des vues de jardins capricieuses, assez fascinantes d’ailleurs, agrémentées de motifs de ruines. On y croise des figures gardant le souvenir de celles qui hantent les parcs et les fêtes du peintre de Valenciennes (Rendez-vous à une fontaine2). Mentionnons le batailleur Jérôme François Chantereau (1710-1757), qui se signala auprès des contemporains par une méchante affaire de duel et par des fêtes galantes « dans le goût Wato ». Reçu académicien en 1725, mais talent mineur, François Octavien (1682-1740) compte aussi parmi les émules erratiques de ce dernier.
Bonaventure de Bar, Fête champêtre, 1728. Huile sur toile, 97 x 130 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – F. Raux
En Allemagne, on retiendra Christian Wilhelm Ernst Dietrich (1712-1774) parmi les épigones de notre artiste. Le présent article ne saurait contenir tous les noms des imitateurs et des véritables faussaires (tel peut-être, en Angleterre, le Berlinois d’extraction huguenote Philippe Mercier [1689-1760]) qui firent subir à Watteau – ou plutôt à Watteau relayé et stéréotypé par Lancret et Pater – ce qui était arrivé aux Teniers avant lui : il devint, en France et en Europe, moins un nom qu’un genre. Au-delà de ses imitateurs inspirés ou non, il est remarquable que le souvenir de l’art de Watteau transparaisse chez les plus importants maîtres français du siècle : Boucher (1703-1770), le jeune Chardin (qui se souvient évidemment de L’Enseigne de Gersaint dans sa grande enseigne – perdue – exécutée pour la boutique d’un chirurgien au début des années 1720), en encore Fragonard (1732-1806), dont la poétique apparaît pourtant fort éloignée de celle de son devancier.
Jules de Goncourt, d’après Jean Siméon Chardin, L’Enseigne du chirurgien-barbier. Eau forte, 7,4 x 26,9 cm. Cambridge, Harvard Art Museums, Fogg Museum. © Harvard Art Museums / Bridgeman Images
Retour en grâce et consécration de Watteau
L’hégémonie du néoclassicisme et surtout une sorte de proscription morale d’origine révolutionnaire vouèrent aux gémonies l’art réputé « décadent » de la Régence et du siècle de Louis XV (on connaît l’anecdote du Pèlerinage à Cythère du Louvre servant de cible aux projectiles et aux quolibets des disciples de Jacques Louis David). Après des décennies de mépris et d’oubli3, l’art du XVIIIe siècle bénéficia d’un regain d’intérêt sous la monarchie de Juillet, dynamique qui s’accéléra sous le Second Empire, grâce, notamment, à l’érudition énergique et à la plume talentueuse des frères Goncourt, auteurs entre 1859 et 1870 des fascicules réunis dans L’Art du XVIIIe siècle4. Cette démarche à la fois sensible et savante (couronnée par le catalogue raisonné de l’œuvre de Watteau publié par Edmond de Goncourt en 1875) se développa parallèlement à une fascination romantique, plus capricieuse, qui s’exprime chez un Gautier et un Nerval dès les années 1830, pour le thème de la fête galante dont le potentiel poétique, fantaisiste et féerique se révéla irrésistible pour les littérateurs comme pour les musiciens – Debussy, Satie ou Poulenc, plus tard. Un jalon majeur de cet élan poétique qui ne cessera plus est, évidemment, constitué par les vingt-deux poèmes composant les Fêtes galantes de Verlaine (1869), salués par Théodore de Banville qui parla d’un « petit livre de magicien [qui] vous rendra suave, harmonieux et délicieusement triste, tout le monde idéal et enchanté du divin maître des comédies amoureuses, du grand et sublime Watteau » (Le National, avril 1869).
« J’ai tout Watteau chez moi, moi, Monsieur, et je le consulte… »
J.A.D. Ingres, cité par Amaury-Duval, L’Atelier d’Ingres. Souvenirs, 1878
Le revival du XVIIIe siècle
Les phénomènes de redécouverte artistique sont des synergies qui voient converger différentes dynamiques. Longtemps occulté, collectionné par un cercle d’amateurs pionniers comme le marquis de Cypierre, Watteau devint enfin plus « visible » en France sous le Second Empire : parmi les jalons notables figurent l’exposition d’œuvres, du XVIIIe siècle surtout, prêtées par des particuliers à la galerie Martinet à Paris en 1860 et, bien entendu, en 1869, le legs, historique, du docteur La Caze au Louvre (qui ne possédait alors guère que le tableau de réception de Watteau). Le revival du XVIIIe fera très durablement sentir ses effets dans l’art français et européen jusqu’à Picasso et Derain… Quant au flot de fêtes galantes néo-rococo dans le style de Charles Émile Wattiez (1800-1868), le phénomène constituerait un sujet en soi. Le souvenir de Watteau (sage ou libertin, la question demeure débattue), devenu l’une des gloires de l’art français, y affleure souvent, pas toujours pour le meilleur. Au-delà du fait divers qui inspire le tableau, c’est un pilier de l’académisme, Gérôme, qui réalise paradoxalement l’une des œuvres les plus intéressantes avec son Duel après le bal qui eut alors tant de succès. Dans un parc désormais lugubre livré aux frimas de l’hiver, un homme en costume oriental, soutenu par Arlequin, s’éloigne après avoir transpercé Pierrot. Le « point d’honneur » des duellistes dégrisés a dissipé la galanterie. La fête est terminée.
Jean Léon Gérôme, Sortie du bal masqué, 1857. Huile sur toile, 50,8 x 73,5 cm. Chantilly, musée Condé. © RMN (domaine de Chantilly) – M. Rabeau
1 Recueil d’estampes d’après les plus beaux tableaux et d’après les plus beaux dessins qui sont en France dans le Cabinet du Roy, dans celui de monseigneur le dux d’Orleans, et dans d’autres cabinets. Divisé suivant les différentes écoles ; avec un abrégé de la vie des peintres et une description historique de chaque tableau (1729-1742).
2 Christie’s New York, 23 mai 2000, lot 46.
3 Nous grossissons le trait. Pour une vision nuancée de cet « oubli », voir Delicious décadence: the rediscovery of French eighteenth-century painting in the nineteenth century (éd. C. Vogtherr, M. Preti et G. Faroult), 2014.
4 L’ouvrage fut enrichi et augmenté en 1873 puis 1880-1882. Par ailleurs, la première étude sur le maître valenciennois des Goncourt parut dans L’Artiste en 1856.
« Les mondes de Watteau », sous le commissariat scientifique d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, du 8 mars au 15 juin 2025 au musée Condé, château de Chantilly, 7 rue Connétable, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.musee-conde.fr
Catalogue d’exposition, sous la direction d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, éditions Faton, 150 ill., 208 p., 24 €.
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