Mars 2025 : notre sélection de livres d’art

Justine Triet, Aurélien Bellanger, Judith Prigent et Cécile Debray, Thomas Lévy-Lasne. La fin du banal (détail de la couverture), Éditions des Beaux-Arts de Paris, 2025, 288 p., 35 €.
Dans la sélection de livres d’art du mois, le musée d’Orléans propose un voyage à travers ses dessins des écoles du Nord, le peintre Thomas Lévy-Lasne porte un regard singulier sur le monde, les artistes femmes de l’Ancien Régime sont justement remises en lumière, Éric Ruelland magnifie la poésie d’Éluard, et l’on se plonge dans une narrative non-fiction qui se dévore comme un bon roman.
Dessins nordiques du musée d’Orléans
Docteur en histoire de l’art spécialisé dans la peinture du Nord de l’Europe, et auteur d’une importante monographie consacrée à Jacob Van Loo, David Mandrella a exploré durant trois ans les 13 000 dessins conservés au musée des Beaux-Arts d’Orléans pour livrer cet imposant catalogue raisonné réunissant les 857 feuilles hollandaises, flamandes, allemandes, autrichiennes, mais aussi anglaises, suisses et suédoises. La tâche, immense, consistait à « questionner les attributions, abattre celles trop optimistes ou sortir de l’anonymat des feuilles auparavant sans auteur », comme le précise en avant-propos Olivia Voisin, directrice du musée. Ces écoles occupent, il est vrai, une place singulière dans les fonds orléanais. Responsable de la conservation des arts graphiques au musée, Mehdi Korchane retrace avec brio l’histoire des collections dans son article introductif et souligne que nombre d’amateurs qui ont généreusement doté l’institution s’intéressaient aux maîtres du Nord : l’artiste et négociant Aignan-Thomas Desfriches, le comte de Bizemont qui fut le fondateur et premier conservateur du musée, mais surtout Paul Fourché, l’« amasseur d’art » bordelais dont les dons et legs constituent 90 % du corpus ! Déjà partiellement dévoilé l’été dernier dans le cadre d’une admirable exposition, cet ensemble de près de 900 dessins est désormais intégralement réuni dans ce catalogue. On y admire d’abord les 155 plus belles feuilles, attribuées à Goltzius, Rubens, Jordaens ou Jongkind et accompagnées chacune d’une notice détaillée. À ces œuvres classées au gré de onze thématiques (« Le goût de Paul Fourché », « Les genres du Nord », « La nostalgie du Siècle d’or », etc.) succède le répertoire complet des dessins, qui bénéficient tous d’une notice technique et d’une illustration en couleurs. Concluons avec ces mots de l’auteur : « à partir d’aujourd’hui, il ne sera donc plus possible de parler de “trésors cachés” de la collection orléanaise concernant les dessins se rattachant aux écoles du Nord ! ». M.E.-B.
David Mandrella, Étoiles du Nord, catalogue des dessins des écoles du Nord du musée des Beaux-Arts d’Orléans, coédition musée des Beaux-Arts d’Orléans / Le Passage, 2024, 416 p., 40 €.
Thomas Lévy-Lasne : peintre du banal
Peintre des plantes adventices, des soirées alcoolisées, des paysages inquiets et des écosystèmes artificiels, Thomas Lévy-Lasne (né en 1980) tente depuis le début des années 2000 de saisir le monde des apparences. Cette première monographie dresse un catalogue exhaustif de ses vingt années de travail, de ses tâtonnements techniques aux Beaux-Arts de Paris à la méticulosité de ses dernières toiles, en passant par ses recherches iconographiques lors de ses différentes résidences de Montréal à Rome. Grâce à plus de 160 huiles sur toiles, fusains et aquarelles, le lecteur découvre la lente évolution de son œuvre, une figuration du quotidien et de l’intime, aujourd’hui bouleversée par la dérive climatique. Apparaît également un portrait intime de Lévy-Lasne, à la fois curieux, passionné et excessif, à travers les mots déconcertants de franchise de ses amis, Justine Triet et Aurélien Bellanger. L’essai de l’écrivain consacré au Collectionneur, l’unique film du peintre, permet d’éclairer, au regard de son histoire familiale, son rapport complexe au réel et à son inconscient. L’entretien mené par l’historienne de l’art Cécile Debray permet quant à lui d’appréhender le processus de l’artiste, saisissant d’abord la banalité de son quotidien, par la photographie, mettant par la suite ces images à l’épreuve du temps, avant d’élaborer avec les plus persistantes ses compositions. Une pratique que Judith Prigent compare à celle d’un cuisinier, soulignant l’importance du temps, de la technique et de la précision dans la recette d’une bonne peinture, où chaque élément se fond harmonieusement comme dans un pot-au-feu. L’appétit d’ogre de Lévy-Lasne pour l’histoire de l’art affleure à chaque page – un goût pour les grands maîtres qu’il a nourri en accompagnant le critique d’art Hector Obalk dans de nombreux musées européens. L’ouvrage s’achève sur une biographie éclairant son parcours de touche-à-tout oscillant entre critique d’art, co-scénariste, illustrateur, comédien, réalisateur, commissaire d’exposition et créateur de l’émission consacrée aux peintres vivants, Les apparences…Un artiste finalement peu banal ! E.M.
Justine Triet, Aurélien Bellanger, Judith Prigent et Cécile Debray, Thomas Lévy-Lasne. La fin du banal, Éditions des Beaux-Arts de Paris, 2025, 288 p., 35 €.
Quand voler devient un art
Fasciné par les personnalités obsessionnelles, le journaliste américain Michael Finkel a déjà livré plusieurs récits de narrative non-fiction, un genre très plébiscité aux États-Unis. Il récidive ici, en menant l’enquête sur un voleur d’art français dont la personnalité et le modus operandi ont fait couler beaucoup d’encre. Entre 1995 et 2001, Stéphane Breitwieser a en effet subtilisé plus de 250 œuvres d’art dans des musées français, suisses et belges, avec l’aide de sa compagne. À l’insu des gardiens et des visiteurs, et seulement muni d’un grand manteau et d’un couteau suisse, le « gentleman cambrioleur » a ainsi dérobé un butin estimé au total à deux milliards d’euros. Sa méthode ? Un culot inouï, une immense créativité et un sang-froid à toute épreuve, sans jamais recourir à la moindre violence. Sa motivation ? « S’entourer de beauté, s’en repaître. » Et c’est précisément cette quête dévorante et narcissique, ce pillage au service du seul désir esthétique qui interpellent ; car le cas Breitwieser est unique dans l’histoire du vol d’œuvres d’art, dont les intentions sont presque toujours purement vénales.
Résultat de dix ans d’investigation, ce roman est un récit extrêmement minutieux, purement factuel, mais qui ne manque pas de rythme. Michael Finkel a sollicité les avocats des différentes parties, les policiers chargés des enquêtes, et s’est appuyé également sur les expertises psychologiques et sur l’ouvrage que le journaliste Vincent Noce a consacré en 2005 à Breitwieser (La collection égoïste). Après quatre ans d’échanges uniquement épistolaires avec le criminel, il l’a finalement rencontré et s’est longuement entretenu avec lui. Restitués en fin d’ouvrage, ces moments d’échanges – qui dévoilent le savoir colossal et entièrement autodidacte de Breitwieser et sa mémoire prodigieuse des forfaits commis – constituent probablement le passage le plus intéressant et authentique de l’enquête. F.L.-C.
Michael Finkel, Le voleur d’art. Une histoire d’amour et de crimes, Marchialy, 2024, 350 p., 22 €.
Les artistes femmes sous l’Ancien Régime
La réédition en couleur de cet excellent ouvrage de Marie-Jo Bonnet est précieuse à plus d’un titre car il existe peu d’opus sur les artistes femmes sous l’Ancien Régime en France et encore moins de qualité. Le regard de l’auteur est tout à fait éclairant sur une période charnière de notre histoire qui vit l’avènement de certaines artistes, peintres de portraits ou de natures mortes sur la scène publique à la fin du XVIIIe siècle à Paris : Madame Vien, Madame Roslin, Anne Vallayer-Coster, Élisabeth Vigée Le Brun, Adélaïde Labille-Guiard. Toutes membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, ces femmes acquirent une « existence sociale ». Elles ouvrirent la voie à d’autres qui firent de la peinture leur métier et non leur divertissement, élèves d’académiciens ou d’académiciennes : Gabrielle Capet, Nanine Vallain, Marie-Guillemine Leroux-Delaville, Rose Ducreux, Aimée Duvivier, Marguerite Gérard. Malheureusement la Révolution, dont on aurait pu attendre qu’elle instaure des progrès pour les femmes, ne leur donna pas de place officielle dans la société et leur retira les acquis de la fin de la monarchie.
Adélaïde Labille-Guiard, dont la carrière aurait dû continuer à s’épanouir, verra son élan créateur irrémédiablement brisé par la destruction en 1793 de son grand tableau d’histoire commandé en 1788. Les artistes femmes furent mises à l’écart des institutions nouvellement créées. Le Salon resta la seule structure mixte où des artistes comme Marie-Geneviève Bouliard et Marie-Victoire Lemoine purent participer. L’auteure analyse avec profondeur et sensibilité les œuvres des artistes en vue et nous livre ce qu’elles veulent dire à travers leur travail. Par ailleurs, elle retrace le contexte historique et les mécanismes de résistance sociale face au désir d’émancipation des artistes femmes.
Marie-Jo Bonnet sait défendre avec conscience et clarté la cause des femmes et son ouvrage a une portée qui dépasse de beaucoup l’intérêt historique et qui résonne jusqu’à aujourd’hui. C.V.
Marie-Jo Bonnet, Gloire et éviction des femmes peintres : 1770-1804, Chryséis éditions, 2024, 250 p., 16 €.
La poésie d’Éluard illustrée
« On n’illustre pas un livre, on le prolonge… dans un autre domaine sensible. » Ces mots du peintre Roger Chastel, lui-même illustrateur de l’œuvre d’Éluard, Éric Ruelland les a pris à la lettre pour réaliser les illustrations de cette anthologie réunissant quatre-vingts poèmes de ce grand nom du surréalisme. Les collages peints et les compositions abstraites, qui puisent aussi bien chez Jean Arp que chez Cy Twombly, ne se contentent pas de représenter l’intention poétique, mais cherchent à faire émerger du dialogue entre textes et images de nouvelles dimensions sensorielles et émotives. Ce beau livre d’art propose une mise en page aérée : l’écrit et l’illustration ne se chevauchent pas, mais coexistent harmonieusement. Éric Ruelland développe en début d’ouvrage une passionnante réflexion sur sa démarche, qui l’inscrit dans une tradition picturale d’illustration de la poésie dont il se voit comme un continuateur. R.B.-R.
Paul Éluard, illustrations d’Éric Ruelland, Les Raisons de rêver. Anthologie poétique illustrée, Scudéry, 2023, 224 p., 35 €.
Deux siècles de galeries d’art en France
Trop souvent réduites, aux yeux du grand public, au simple rôle d’intermédiaire commercial, les galeries sont pourtant au cœur des réalités du marché de l’art, un rouage nécessaire entre artistes et collectionneurs. C’est ce que démontre ce dense ouvrage de synthèse dû à cinq spécialistes : on y découvre les subtilités d’un marché qui se transforme depuis le XIXe siècle sous les coups de boutoir des évolutions sociales et des expérimentations artistiques, où les relations complexes entre acteurs divers – artistes, collectionneurs, critiques et marchands – déterminent les tendances de demain. Le volume, très complet dans son propos, est aussi abondamment illustré de documents variés : reproductions d’œuvres d’art, photographies, gravures, coupures de presse, caricatures et archives jalonnent les essais contant cette riche histoire des galeries – des marchands de curiosités du milieu du XIXe siècle aux community managers d’aujourd’hui, en passant par l’influence de l’industrialisation et du capitalisme sur le marché de l’art naissant. R.B.-R.
Julie Verlaine, Nathalie Moureau, Alice Ensabella, Léa Saint-Raymond, Agnès Penot, Histoire des galeries d’art en France du XIXe au XXIe siècle, Flammarion, 2024, 544 p., 38 €.
Kawase Hasui, estampes
Cette belle monographie, abondamment illustrée, consacrée à Kawase Hasui (1883-1957), entraîne le lecteur dans la création d’un peintre et graveur japonais attiré par des sujets traditionnels – ici, le paysage – qu’il traite de manière novatrice. Brigitte Koyama-Richard, professeur émérite à l’université Musashi à Tokyo, dessine le parcours de ce représentant du mouvement Shin hanga – nouvelles estampes du XXe siècle – et le replace dans le contexte de son temps : influence de ses pairs, amitié avec Watanabe Shôzaburô, créateur de ce mouvement et éditeur d’estampes, ou encore ouverture à l’ère Meiji, qui lui permet d’apprendre l’histoire de la peinture occidentale. Artiste voyageur, il parcourt l’archipel qu’il dessine sans relâche et donne ses créations, sous la houlette d’un éditeur, à un graveur sur bois puis à un imprimeur qui tire des œuvres très colorées. Couchers de soleil, paysages enneigés, reflets d’eau, clarté du jour ou obscurité du crépuscule, Hasui sait capter l’atmosphère d’un lieu et le restituer avec grande poésie. Les paysages naturels sont parfois ponctués d’édifices et de figures humaines saisies dans leur activité : musiciens, laveuses de linge, promeneurs… Avis aux amateurs d’estampes japonaises ! M.A.
Brigitte Koyama-Richard, Kawase Hasui. Le poète du paysage, Scala, 2024, 272 p., 49,90 €.