Le livre de la semaine : l’Histoire des artistes vivants de Théophile Silvestre rééditée

Carjat & Cie, Portrait de Théophile Silvestre (1823-1876), littérateur et critique d’art, 1860-1890. Tirage sur papier albuminé, 9,3 × 5,5 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Carjat & Cie, Portrait de Théophile Silvestre (1823-1876), littérateur et critique d’art, 1860-1890. Tirage sur papier albuminé, 9,3 × 5,5 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Muses / muse Carnavalet Histoire de Paris

Cette série d’études monographiques consacrées à dix éminents peintres et sculpteurs français contemporains de Théophile Silvestre (Ingres, Delacroix, Corot, Chenavard, Decamps, Barye, Diaz de la Peña, Courbet, Préault, Rude et Horace Vernet) vaut tout à la fois par la nouveauté du projet, la virulence et la verve de l’auteur… et par sa partisanerie peu embarrassée de déontologie.

« Monsieur Ingres n’a rien de commun avec nous ; c’est un peintre chinois égaré, au XIXe siècle, dans les ruines d’Athènes », écrit Silvestre à propos d’Ingres. Au sujet de Delacroix : « […] personne comme lui ne sait d’un coup de langue trancher un sot en deux […] Delacroix est un caractère violent, sulfureux, mais plein d’empire sur lui-même ; il se tient en prison dans son éducation d’homme du monde, qui est parfaite […] Mais il est surtout l’homme de notre temps plein de maladies morales, d’espérances trahies, de doutes, de tourments, de sarcasmes, de colères et de pleurs. » Et d’Horace Vernet : « […] un peintre sans émotion, sans poésie, sans caractère ; qui comprend le paysage en officier du bureau des cartes et plans, l’histoire en sténographe, la splendeur décorative en tapissier […] M. Horace Vernet c’est le daguerréotype incarné, la vivante usine d’images populaires […]. » L’histoire de l’art et la critique ne consistèrent pas toujours en propos filandreux servis par des plumes chétives.

Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, préface et notes de Lyne Penet, Klincksieck, 2024.

Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, préface et notes de Lyne Penet, Klincksieck, 2024.

Un projet novateur

Forçant parfois la porte, sinon la fenêtre, des intéressés, Théophile Silvestre (1823-1876) s’engagea au début du Second Empire dans un projet novateur : rencontrer, recueillir la parole et dresser le portrait littéraire, critique mais aussi photographique des grands artistes de son époque. L’œuvre intitulée ambitieusement Histoire des artistes vivants français et étrangers demeura, hélas, inaboutie. L’ouvrage tel qu’il fut publié en 1856 – il n’avait pas été réédité depuis 1926 – ne compte in fine que dix portraits qui font alterner la sympathie et l’admiration (Delacroix, Corot ou Barye), la sévérité plus ou moins compréhensive (Courbet) et l’éreintement (Ingres, Decamps et Vernet font ainsi l’objet d’un démolissage en règle).

« Dans une posture donquichottesque de redresseur de torts, la moustache frémissante, Silvestre se laisse trop aller à des charges (férocement drôles) contre les artistes qui ont le malheur de lui déplaire pour ne pas être appréhendé avec circonspection. »

Carjat & Cie, Portrait de Théophile Silvestre (1823-1876), littérateur et critique d’art, 1860-1890. Tirage sur papier albuminé, 9,3 × 5,5 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Carjat & Cie, Portrait de Théophile Silvestre (1823-1876), littérateur et critique d’art, 1860-1890. Tirage sur papier albuminé, 9,3 × 5,5 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris

Des charges féroces

Ainsi que le souligne l’historienne Lyne Penet, auteur de la préface et d’un appareil de notes éclairant1 (on déplorera, en revanche, l’absence d’index, si utile au chercheur), l’Histoire des artistes vivants ne peut être considérée comme une « source » stricto sensu de l’histoire de l’art de la période, et ce en dépit des informations nombreuses (et de première main) qui s’y trouvent. Dans une posture donquichottesque de redresseur de torts, la moustache frémissante, Silvestre se laisse trop aller à des charges (férocement drôles) contre les artistes qui ont le malheur de lui déplaire pour ne pas être appréhendé avec circonspection. Flibustier de la critique épris de vérité – cela peut plaire –, il eut, notamment, la mauvaise habitude d’utiliser la correspondance de ces derniers pour les confondre, ce qui le conduisit jusqu’au procès dans le cas de Vernet… Péché véniel au regard de l’intérêt de ce livre effréné écrit dans une langue acérée, drue, tutoyant parfois celle des poètes.

1 Non exempt d’erreur cependant. La désignation de la grande Crucifixion de Rubens du Musée royal des beaux-arts d’Anvers (inv. n°297) sous le titre « Le Coup de lance » n’est nullement le fait de Delacroix. Voir par exemple Catalogue du Musée d’Anvers, 1849, I, p. 157.

Théophile Silvestre, Histoire des artistes vivants, préface et notes de Lyne Penet, Klincksieck, 2024, 464 p., 27,50 €