Les livres peints d’Anne Slacik

Paul Valéry, Petits Poèmes Abstraits, peintures d’Anne Slacik, éd. de Rivières, 2018.

Paul Valéry, Petits Poèmes Abstraits, peintures d’Anne Slacik, éd. de Rivières, 2018. © Gilles Lefrancq

Anne Slacik, née en 1959, peint des toiles en grand format et s’immisce aussi dans l’intimité du livre en compagnie de poètes amis, Bernard Noël, Jean-Pierre Faye, Etel Adnan, Pierre André Benoit et tant d’autres. Agrégée d’arts plastiques, elle a à son actif près de 400 ouvrages publiés et une collection de livres manuscrits et peints de 130 titres. Quel que soit le support, la figuration est absente au profit du mouvement, du jaillissement coloré. Dans les livres, les espaces dévolus à l’écriture et à l’œuvre picturale sont occupés sans empiètement, révélant le respect mutuel des deux intervenants à la recherche d’une parfaite osmose entre le sens de l’écrit et du peint. Depuis le début des années 1980, son travail est mis en lumière par de nombreuses expositions dans des galeries, des musées, des bibliothèques. Rendez-vous à Port-Royal des Champs, puis à Saint-Étienne et Paris.

Anne Slacik est venue me montrer ses livres peints dans la très belle librairie-galerie « Métamorphoses », située au 17 de la rue Jacob à Paris. Ce lieu est un havre de beauté et de sérénité, et Anne Slacik y est arrivée en vélo… depuis Saint-Denis, à plus de 20 kilomètres ! Une véritable équipée où, comme dans son art, Anne engage pleinement son physique, tant le corps fait corps avec le désir d’exprimer davantage que le corps, entre proximité rêvée et écart aimanté. Les connaisseurs d’Anne Slacik savent que sa peinture ne cesse de se déployer sur d’amples surfaces où aucune place n’est laissée à la figuration. L’artiste aime à définir ainsi son entrée dans l’acte de création : « J’efface toutes les images et je pense au temps jusqu’à ce que son vide m’envahisse. » Ce n’est donc pas la rétine qui est prioritairement impliquée mais plutôt une rêverie sur le temps convié à se craqueler soudain en un vide propice à l’advenue d’un espace totalement neuf. Cette peinture mentale répudie les images au profit des mouvements. Elle engage et elle s’engage sur des routes destinées à « émouvoir le sens ». Que voit donc l’œil de l’amateur ? Des comètes nuageuses, des tourbillons blancs, le grand moteur bleu de la présence céleste. Les toiles portent des titres parlants : Blanc, Obscurité rouge, Figure et nue, Nocturne, Ombres, Arbre, Jardin, Racines, ou bien s’aventurent vers des nominations plus culturelles (Giorgione) ou des hommages explicites : À Reverdy, Piero, Siena (à Pincemin), Nuit d’Ombrie (à Paul Celan).

Anne Slacik dans son atelier à Saint-Denis.

Anne Slacik dans son atelier à Saint-Denis. © E. Ratsimbazafy

« Cette peinture mentale répudie les images au profit des mouvements. Elle engage et elle s’engage sur des routes destinées à “émouvoir le sens”. »

Anne Slacik, Solitaire 2, pigments et huiles sur papier Velin d’Arches, 120 x 80 cm, 2013, coll. particulière.

Anne Slacik, Solitaire 2, pigments et huiles sur papier Velin d’Arches, 120 x 80 cm, 2013, coll. particulière. © DR

Il est même fait mention de titres de poèmes comme Parler seul (un salut à Paul Éluard) ou La Danse idéale des constellations chère à Mallarmé. En fait, Anne Slacik est une peintre qui aime les poètes et qu’aiment les poètes – sur la base intangible d’un respect entre les tenants des deux arts, sans empiétements inutiles et sans complicités factices. Bernard Noël, le poète qui a le plus écrit sur Anne Slacik, a raison de pester lorsqu’il voit que des poètes veulent « donner à leur écriture un élan ou des inflexions plastiques » alors qu’« ils ne réussissent qu’à montrer l’impuissance de notre alphabet à devenir visuellement expressif ». C’est à Anne Slacik de chercher dans les mots du poète une façon plastique de décoller du sens, d’atteindre ainsi un sens dessus qui s’étend naturellement à nos cinq sens. Quand le poète se sait promis à la perdition de sa maîtrise du visible, il est du moins assuré qu’un peintre peut le réinstaurer, le magnifier, créer le mariage entre les mots et les choses rêvé par Michel Foucault. Ce qui est saisissant dans les toiles (souvent très grandes) d’Anne Slacik, c’est qu’elles donnent le sentiment magique de se rattraper au moment même où elles sont menacées de chute. Bernard Noël a souligné ce nœud dialectique où la vivacité du geste pousse à sa visualisation. Il n’est donc guère surprenant qu’Anne ait intitulé une de ses toiles Nuages, cils de l’espace. Dans l’espace, ça bouge comme dans un visage, et c’est à proximité de l’œil que le mouvement s’avère être le plus risqué, le plus ouvert, le mieux offert. Anne Slacik aime beaucoup le titre d’un recueil d’André du Bouchet, Ici en deux. « Ici », c’est le « lieu du vif » mais qui ne s’atteint qu’au prix d’un écart irrémédiable. Le présent n’est jamais donné ; il faut le gagner et, comme Rimbaud, « tenir le pas gagné ». Paradoxe suprême : le proche suppose une mise à distance, une scission interne. Il y a toujours une « faille » à combler. Anne Slacik vit intensément ce parcours heurté au sein de sa création picturale, et elle confie à Bernard Noël : « J’ai besoin que le travail des toiles s’allonge dans le temps, passe par la durée. » En revanche, ajoute-t-elle : « La vitesse est réservée aux papiers. »

Etel Adnan, Dans la proximité de l’amour…, interventions d’Anne Slacik, livre manuscrit peint, 80 x 20 cm, 1999.

Etel Adnan, Dans la proximité de l’amour…, interventions d’Anne Slacik, livre manuscrit peint, 80 x 20 cm, 1999. © DR

« C’est à Anne Slacik de chercher dans les mots du poète une façon plastique de décoller du sens, d’atteindre ainsi un sens dessus qui s’étend naturellement à nos cinq sens. »

Le livre manuscrit peint…

Sur le papier, Anne Slacik se sent soudain plus libre. Elle se doit d’être plus légère (cet adjectif n’affectant aucunement la finalité de l’œuvre, mais désignant la sûreté sans repentir du coup de pinceau furtif ou du passage bref de l’encre de Chine). Je regarde l’artist s’approcher de l’œuvre d’Etel Adnan. Celle-ci, poète et peintre, ne veut dissocier aucune de ses deux pratiques et inscrit sur les papiers vierges que lui tend Anne ses mots et ses touches de couleurs. Anne accepte évidemment cette musique singulière et décide que sa peinture à elle occupera le verso de l’ouvrage. Le mariage se fait dos à dos. Original et respectueux. Avec Adonis, voici qu’elle est confrontée à une nouvelle surprise. Dans Pollen, publié en 1993 chez Fata Morgana, les courts textes ou aphorismes imprimés (« J’ai élevé un arbre/ Il m’a oublié ») sont suivis de calligraphies originales en arabe d’Adonis lui-même.

Bernard Noël, Roman de la fluidité, 15 peintures d’Anne Slacik, éd. Fata Morgana, 2003.

Bernard Noël, Roman de la fluidité, 15 peintures d’Anne Slacik, éd. Fata Morgana, 2003. © DR

Anne rebondit en tendant cinq peintures originales qui percent le miroir du pollen gagnant. Ce qui est toujours recherché, c’est une parfaite osmose entre l’écrit et le peint. Et, sur ce terrain, Anne procède de deux façons. La première est celle de la collection qu’elle entame en 1989 et qui s’achève en 2008 : 130 livres manuscrits peints, placés sous l’égide de Mallarmé et de sa formule « Excepté peut-être une constellation ». La règle est simple : Anne propose aux poètes du papier Arches 300 g sur lequel ils écrivent un texte seize fois et que la peintre accompagne à son tour seize fois. Cette collection gigantesque accueille, outre Etel Adnan, les plus grands poètes français de l’époque (Bernard Vargaftig, Dominique Grandmont, Jacques Demarcq, Joseph Guglielmi, Bernard Chambaz, Jacques Ancet, Claude Royet-Journoud, René Pons, Antoine Emaz, Hubert Lucot, Bernard Noël, Tita Reut, Valérie Rouzeau, Michel Butor, Cédric Demangeot, James Sacré, Gaston Puel), mais aussi des « Américains » comme Rosmarie et Keith Waldrop, et les poètes de l’Arabie heureuse tels Adonis, Salah Stétié ou Chawki Abdelamir. Il règne une infinie liberté dans ces mariages où les mots et les couleurs s’aimantent sans se mêler. Et l’écriture manuscrite permet quelquefois d’échapper à la répétition qu’implique inévitablement le système Gutenberg.

 Installation de la collection des 130 livres manuscrits peints à l’occasion de leur acquisition par la bibliothèque Carré d’art à Nîmes, 2019.

Installation de la collection des 130 livres manuscrits peints à l’occasion de leur acquisition par la bibliothèque Carré d’art à Nîmes, 2019. © DR

 

… ou édité

L’autre façon de procéder passe par les livres édités – des livres initiés par des éditeurs et non pas autoédités (Anne Slacik tient à cette distinction capitale). Car un livre d’artiste n’est pas réalisé pour satisfaire de simples ego mais pour atteindre un public de vrais connaisseurs. Ces livres sont des commandes d’éditeurs reconnus, au premier rang desquels il faut citer Bruno Roy (Fata Morgana), qui pensait ses livres et avait des exigences. Chez Fata Morgana, outre le Pollen d’Adonis, l’artiste accompagne de 15 peintures, en 2003, Roman de la fluidité de Bernard Noël, texte qui célèbre explicitement le travail de la peintre capable de nous faire glisser « de la contemplation vers la connaissance ». Anne Slacik recourt encore à Bruno Roy quand, en 2003, elle reçoit de Jean-Paul Martin sept manuscrits de Pierre-André Benoit (dit PAB) afin qu’elle « en fasse des livres ». Anne ne s’autorise pas à peindre sur ces manuscrits et demande donc à Bruno Roy de les éditer l’année suivante sous la forme de « minuscules peints » (conformes donc à l’idéal dont PAB était le porteur). Puis c’est aux éditions de Rivières (créées par Jean-Paul Martin, qui est le cousin de PAB), qu’Anne accompagne maints autres poèmes de PAB et convie à la fête quelques poètes amis comme Gaston Puel, Michaël Glück, Agrafiotis, ainsi que Skimao, Teulon-Nouailles, Freixe et aussi Guillevic et surtout Michel Butor – notamment, en 2006, Petit Orchestre portatif, suivi en 2009 du Petit Atelier portatif, deux ouvrages réalisés en quelque sorte « en famille », puisqu’il s’agit d’y célébrer les dons musicaux des enfants de Michel Butor et des enfants d’Anne Slacik. L’art, on l’a dans le sang, aussi ! La complicité d’Anne avec Michel Butor durera des années, sous l’égide de la simplicité scripturale du poète et de son élasticité bienveillante.

 Michel Butor, Petit Orchestre portatif, peintures d’Anne Slacik, éd. de Rivières, 2006.

Michel Butor, Petit Orchestre portatif, peintures d’Anne Slacik, éd. de Rivières, 2006. © Gilles Lefrancq

Anne Slacik s’appuie également sur une pléiade de petits éditeurs : Alain Benoit, Patrice Pouperon (La Garonne), Éric Coisel, Alain Freixe (À côté). Elle réalise quelques « livres pauvres » et peut ainsi virevolter avec cette libre légèreté qu’elle prise par-dessus tout. Et c’est avec un vrai bonheur qu’elle strie les pages de La Semaine des cerfs-volants de Michel Butor (envols de l’enfance retrouvée) ou qu’elle auréole les poèmes de PAB qui n’attendaient que cette fête de l’outre-mort.

Pierre André Benoit, De détour en détour, Tant de gens, Rien attendre, Librement, peintures d’Anne Slacik, éd. de Rivières, 2008.

Pierre André Benoit, De détour en détour, Tant de gens, Rien attendre, Librement, peintures d’Anne Slacik, éd. de Rivières, 2008. © Gilles Lefrancq

Mais l’artiste a une prédilection pour les grands projets. Elle s’est sentie, dès 2005, portée par l’enthousiasme de Jean-Pierre Faye (qui est devenu, à 98 ans, le doyen de nos poètes), qui n’a voulu écrire qu’à partir d’une grande lithographie de l’artiste. C’est à partir de là que s’est conçu et développé Herbe folle, herbe hors d’elle, ouvrage un peu fou qui n’a pas atteint les 50 exemplaires escomptés. Anne Slacik affectionne ces ouvrages au long cours auxquels quelques rares éditeurs donnent toute leur énergie et davantage encore. C’est le cas de Rémy Maure, autodidacte passionné qui veut d’abord qu’Anne réalise des lithographies qui accompagneront quelques grands classiques comme Nerval (Les Papillons, en 1996). Mais Anne Slacik apprécie peu le travail lithographique et préfère la touche libre qui humecte le papier, le fait vivre et vibrer. Aussi incite-t-elle Rémy Maure à lui commander des peintures comme dans Le Soleil lu à la radio de Francis Ponge (de 1996 aussi), où le jaune s’épanouit en une danse toute musicale (ô Rameau), la complicité radiophonique aidant. Charles d’Orléans est bientôt convoqué, puis Ovide et spécialement, en 2002, un Phaéton qui resplendit au cœur rouge de sa chute appelée à ressusciter le soleil qu’on a cru perdu. Et voici qu’Anne mène bientôt Rémy Maure jusque chez Butor pour y explorer, entre 2004 et 2007, les Trésors de la marée basse. Puis l’attend, en 2011, Le Bateau ivre de Rimbaud où les peintures se glissent et se lissent en prévision du grand départ vers Aden, ce faux Éden. Dans ce magnifique ouvrage orchestré par Rémy Maure, Michel Butor intègre le manuscrit de ses Trésors de la marée basse. Rien ne se perd et tout se conjugue d’une voix à l’autre, d’un siècle à l’autre, de la « flache » à l’océan.

« Dans la joie, elle conçoit un déploiement du livre en accordéon – hommage complémentaire au “pli”, essentiel pour Mallarmé. »

Sous l’égide de Mallarmé

J’insisterai pour finir sur trois livres importants. D’abord Le Nénuphar blanc de Mallarmé, publié chez Ypsilon en 2011 – année très faste pour Anne Slacik. Il est certain que le créateur du livre d’artiste moderne compte beaucoup pour elle. Manet a pu, avec la complicité de Mallarmé, se créer des espaces qui dépassent la simple feuille mise en regard du poème. Manet s’est immiscé dans le texte du poète, comme aime aussi à le faire Anne Slacik. Et Le Nénuphar blanc est un poème en prose qui dit l’osmose rêvée entre l’écriture et la peinture assimilée à une promenade en barque. L’artiste est tout à fait à l’aise sur la barque où l’invitent les poètes. Alors, dans la joie, elle conçoit un déploiement du livre en accordéon – hommage complémentaire au « pli », essentiel pour Mallarmé. Fils spirituel de Mallarmé, Paul Valéry ne pouvait que requérir Anne Slacik, qui est allée puiser dans les peu connus « petits poèmes abstraits » (elle les appelle les PPA) disséminés dans ses Cahiers, la matière d’un beau livre bleu et vert, publié aux éditions de Rivières et exposé au musée Paul Valéry à Sète en 2018. Les poèmes qui ainsi se promènent rayonnent de fécondante liberté. Et puis il y a cet Aveuglément, peinture d’André du Bouchet, publié en 2009 par Philippe Szwarc. Livre parfait, s’il en est, où Anne Slacik remercie le grand poète de son approche de la peinture, jusqu’à ce point extrême où Du Bouchet écrit : « lisez la peinture où les mots ne se seront pas substitués à la peinture ». On atteint ainsi une merveilleuse position d’équilibre où la peinture absorbe les mots pour mieux les aveugler et devenir ellemême aveuglement. Au terme de ce suprême aiguisement dans la négation, la peinture devient une étrange « tache » irisée par la couleur. Ce livre, depuis son ample couverture peinte jusqu’à ses doubles cahiers tous peints eux aussi, figure parmi les grandes réussites de la bibliophilie contemporaine. Mais l’important avec Anne Slacik est qu’elle ne tombe jamais dans le trop beau – ce qui rend d’autant plus émouvante la page où, entre deux vagues bleues, se profile un corps de femme qui appelle à la naissance du poème. Je songe alors à la façon dont Claudine Bohi s’efforce de traduire la peinture d’Anne Slacik. Publié à l’occasion de l’exposition « Anne Slacik. Échos des lumières » qui a lieu au musée national de Port-Royal des Champs, le poème de Claudine Bohi s’intitule Parfois l’un d’entre nous  et montre que nous pouvons tous avoir la soudaine impression qu’à travers la couleur, glisse « un souvenir plus Vrai que la mémoire et plus grand que nos yeux » et que ce souvenir envahit à son tour nos mots avec des mots « d’avant les mots parlés quand nous étions plus vastes oui quand nous étions plus vrais quand toute notre peau recouvrait le ciel ». Claudine Bohi a su que certains bleus foudroyants de l’artiste ont surgi peu après la mort du père d’Anne Slacik. Les couleurs ne sont jamais abstraites. Et les poètes et les peintres sont là, dans les moments les plus intenses, pour conjurer le « mortel » qui se profile à l’infini. Les livres peints tissent le ciel de nos épreuves et les métamorphosent.

André du Bouchet, Aveuglément, peinture, 15 peintures d’Anne Slacik, éd. Philippe Szwarc 2009.

André du Bouchet, Aveuglément, peinture, 15 peintures d’Anne Slacik, éd. Philippe Szwarc 2009. © Galerie Métamorphoses

Anne Slacik, 19 jardin Fatima Bedar, 93200 Saint-Denis. Tél. 06 13 75 70 65, courriel : anne.slacik@wanadoo.fr, site Internet : anneslacik.com