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Mars 2025 : notre sélection de livres d’art

Daniel Cordier, Rétro-chaos. Mémoires (détail), édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, 384 p., 22 €.

Daniel Cordier, Rétro-chaos. Mémoires (détail), édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, 384 p., 22 €.

Ce mois-ci, L’Objet d’Art invite ses lecteurs à découvrir l’œuvre du sculpteur Raymond Delamarre, à comprendre Anselm Kiefer au regard de la Kabale, à se plonger dans l’ultime volume des mémoires de Daniel Cordier et enfin à s’intéresser aux collages d’Ernest Pignon-Ernest. 

Redécouvrir Raymond Delamarre

Oublié dans la plupart des ouvrages sur la sculpture du XXe siècle, Raymond Delamarre (1890-1986) compte parmi les artistes figuratifs qui triomphent durant l’entre-deux-guerres en conciliant modernisme et tradition, puis qui refusent de céder à l’abstraction au mitan du siècle. Dans le sillage de Paul Landowski, d’Édouard-Marcel Sandoz ou des frères Martel, il bénéficie enfin du vaste mouvement de redécouverte impulsé voilà une quarantaine d’années par l’éminent historien de l’art Bruno Foucart. Alliant un riche corpus d’illustrations aux recherches rigoureuses de l’universitaire Claire Maingon, maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie, ce bel ouvrage comble donc une sérieuse lacune en révélant l’œuvre puissant d’un chantre de l’Art déco qui fut aussi un acteur majeur du renouveau de l’art sacré.

Au fil des pages, la longue et brillante carrière du maître se déroule avec une admirable clarté, depuis sa formation aux Beaux-Arts de Paris jusqu’à la réception du grand prix Léon-Georges Baudry qu’il reçoit pour l’ensemble de son travail, à l’âge de 93 ans. Cette publication est particulièrement bienvenue en cette année où l’on célèbre le centenaire de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels, puisque le jeune Delamarre y a fait forte impression. Tout juste rentré de son séjour à la villa Médicis, le talentueux sculpteur a déjà livré plusieurs monuments aux morts et remporte cette même année le concours pour réaliser avec l’architecte Michel Roux-Spitz le spectaculaire Monument à la défense du canal de Suez.

Plus près de nous, ce prolifique artiste à l’aise avec tous les formats (il créera plus de 200 médailles), a conçu nombre de sculptures qui ornent des places et bâtiments à travers la France. Si certaines œuvres majeures, comme les bas-reliefs pour le paquebot Normandie, ont aujourd’hui disparu, on peut toujours admirer les allégories en bronze qui dominent le palais de Chaillot à Paris, la façade de la chapelle de l’Hôtel-Dieu de Nantes, le bas-relief du centre des chèques postaux de Dijon ou le monument aux morts de Brest. M. E.-B. 

Claire Maingon, Raymond Delamarre, sculpteur et médailleur, Norma Éditions, 2024, 256 p., 55 €.

Relire Kiefer à la lueur de la Kabbale

Depuis les années 1980, Anselm Kiefer, dont on célèbre les 80 ans cette année, ne cesse de recevoir des prix et de susciter des expositions majeures à travers le monde : après le MoMA de New York, la Royal Academy of Arts de Londres, le Palazzo Strozzi de Florence ou le Grand Palais éphémère à Paris, il est ainsi à l’honneur à l’Ashmolean Museum d’Oxford, au Van Gogh Museum et au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Dans un ouvrage dense et lumineux, le philosophe des religions Michaël de Saint-Chéron propose de réexaminer l’œuvre de l’artiste plasticien à l’aune des concepts kabbalistiques qui le guident autant qu’ils le hantent depuis une quarantaine d’années.

Son premier voyage en Israël en 1984 constitue un véritable choc : « Je me suis senti soudain propulsé dans un carrefour où les strates, les couches de sédiments d’une histoire universelle vieille de quatre mille ans se superposaient à ma modeste histoire personnelle ». Né en 1945 dans les ruines de l’Allemagne nazie, ce passionné de littérature qui crée pour sonder l’histoire de son pays et produire du sens « dans un océan d’absurde » se nourrit tout à la fois de poésie, d’épopées germaniques et de textes ésotériques qui constituent la matière première de sa réflexion sur la mémoire, les ruines, la réparation… Béréshit (au commencement), Shekhina (la présence féminine de Dieu absent du monde), Tsimtsoum (le retrait de Dieu), Tiqoun (la réparation du monde) : les concepts abstraits de la mystique juive s’incarnent pleinement au gré d’œuvres qui transmutent en art les matériaux bruts et hautement symboliques que sont la cendre, la paille, le plomb ou les racines.

Au fil de sept degrés de la Kabbale, l’auteur nous invite à (re)traverser les grandes expositions consacrées à Kiefer et à (re)voir ses œuvres majeures pour poser un nouveau regard sur son art et sa personnalité. D’éclairantes analyses dialoguent ainsi avec les aquarelles de la série Les Cathédrales de France conçue pour l’exposition au musée Rodin en 2017, de monumentaux tableaux du cycle Für Paul Ceylan, des sculptures comme le célèbre Livre avec ailes en plomb, et bien sûr les Sept Palais célestes élevés à Barjac dans le Gard, où l’artiste a longtemps eu son atelier et où il a ouvert en 2022 sa Fondation Eschaton. Concluons avec ses mots de Michaël de Saint-Chéron : « Anselm Kiefer aura su redonner aux Fleurs de cendre, Aschenblume, comme aux Flocons noirs, la puissance d’un Char de feu, qui nous emporte vers les Sept Palais célestes du recommencement, les Sept Palais célestes de la mémoire de l’humanité ». M. E.-B.

Michaël de Saint-Chéron, Les sept palais célestes de Anselm Kiefer, Actes Sud, 2025, 120 p., 25 €.

Le tout dernier volume des mémoires de Daniel Cordier

Dans la collection Témoins de Gallimard vient d’être publié Rétro-chaos, livre dans lequel la vie mouvementée et passionnante de Daniel Cordier est dévoilée au grand jour d’après ses mémoires. Cordier est décédé il y a cinq ans, à l’âge de 100 ans. Son amie l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation, qui le rencontra pendant une dizaine d’années, ayant pris connaissance de ses mémoires, lui enjoignit de les publier. Elle avait bien sûr lu Alias Caracalla de Cordier, paru en 2009, déjà chez Gallimard, qui avait reçu le prix Renaudot de l’essai et avait connu un vif succès. C’était un récit autobiographique des années 1940-1943 dans lequel Cordier décrivait le milieu bourgeois et maurassien dans lequel évolua sa jeunesse, jusqu’à sa propre révolte contre la défaite et l’armistice signé par Pétain, révolte qui l’avait amené à rallier Londres et les Forces françaises libres du général de Gaulle ; après une rude formation militaire de deux ans étaient narrés son parachutage en France et sa mission à Lyon auprès d’un certain Rex (il apprendrait plus tard que Rex n’était autre que Jean Moulin, le chef de la Résistance en France) pour lui servir de principal secrétaire – mission dangereuse car la Gestapo risquait sans cesse de l’arrêter, lui et ses collaborateurs.

Après maintes discussions, Cordier autorisa finalement Vergez-Chaignon à publier, préfacer et annoter ce qui constitua la suite de sa vie : en 2021 La victoire en pleurant. Alias Caracalla 1943-1946, puis en 2024 Amateur d’art. Alias Caracalla 1946-1977. Grâce à ces publications, on découvre en Cordier un homme courageux et généreux, aux passions diverses : l’Action française, la volonté de se battre malgré la défaite et son engagement dans la Résistance, puis son apprentissage de la peinture et la découverte de peintres contemporains, tels Dubuffet, Dado, Dewasne entre autres, avec lesquels il se lia d’amitié. Il achetait leurs œuvres, les exposait dans sa propre galerie et tentait de les vendre. « J’avais vécu trois vies en une seule », écrivait-il, mais ajoutant modestement : « une vie pour rien ». De fait, on découvre en lui un excellent historien, toujours sincère, mettant en scène de nombreuses personnalités qu’il connut telles que le colonel Passy, Georges Bidault, Jean-Paul Sartre, Georges Pompidou qu’il encouragea dans la création du musée national d’Art moderne à Beaubourg, Jean Moulin qu’il décrit avec une admiration affectueuse, ou encore le général de Gaulle dont il dévoile un comportement méconnu. En 1989, il légua toute sa collection, environ mille œuvres, au Centre Pompidou. Mais en Cordier se révèle aussi un écrivain de talent à la plume alerte, sensible, modeste, pleine d’humour, et laissant poindre beaucoup d’émotion. Chacun de ses livres, Rétro-chaos y compris, se dévore avec un intérêt sans cesse renouvelé et on pourrait même dire en s’amusant, car Cordier était un personnage plein d’esprit. On ne saurait assez en recommander la lecture. F.d.L.M.

Daniel Cordier, Rétro-chaos. Mémoires, édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, Gallimard, 2025, 384 p., 22 €.

Citer pour créer

On ne présente plus Ernest Pignon-Ernest, un des artistes français vivants les plus fêtés du moment : son œuvre a fait récemment l’objet de nombreuses expositions, dont « Je est un autre » à la Biennale de Venise en automne dernier ; plusieurs ouvrages ont traité de son art, qui consiste à coller sur les murs des cités du monde entier des dessins sur papier, qui tiennent autant de l’affiche que du trompe-l’œil ; enfin, son élection à l’Académie des Beaux-Arts en 2021 a consacré une carrière originale, vouée à des images éphémères et périssables, dont la beauté a conduit parfois à en conserver les traces dans les institutions muséales.

Leur portée politique et sociale a été souvent évoquée, de même que leur usage du papier, assez singulier dans le panorama artistique contemporain. Pourtant, comme le note Pascal Bonafoux dans les premières pages de cet essai, il reste des zones d’ombre dans l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest. Et l’une d’entre elles est certainement le rapport qu’entretient l’artiste avec la peinture italienne de la Renaissance et celle du XVIIe siècle, particulièrement avec celle de Caravage, l’un de ses modèles préférés. À Naples, au début des années 1990, ses collages à même le mur de figures caravagesques ont marqué les esprits : la Marie-Madeleine de La Mort de la Vierge du Louvre (1601), le petit Jésus de La Madone au serpent de la galerie Borghese à Rome (1605), l’ange du Saint Mathieu de la chapelle Contarelli (1602), ou encore le Christ abandonné de la Mise au Tombeau du Vatican (1602-1604) avaient pris vie dans les venelles napolitaines.

Loin d’être des détournements gratuits de la peinture du « maître » Caravage, les personnages de papier issus de ses tableaux étaient agrandis à échelle humaine, leurs traits accusés mais semblant al naturale, selon l’expression du XVIIe siècle. Comme à l’habitude, l’artiste jouait de l’espace et de la lumière pour mieux les faire surgir de l’ombre ou d’une fausse fenêtre. Il usait du marouflage mural comme d’une fresque en noir et blanc pour fondre ses personnages dans la foule des passants et leur faire prendre corps dans la ville. Ce nouveau théâtre religieux ne veut plus convertir les fidèles, mais le sensibiliser à l’indigence, à la pauvreté, à l’exclusion et même à la mort. De cet acte mémoriel qu’est la citation artistique, qui était le pilier de l’apprentissage dans l’atelier avant le XXe siècle, renaît ainsi la flamboyance du baroque, avec tous ses effets les plus subtils. Le papier fait corps avec le mur et nous apprend aussi que la cité elle-même est tout ensemble un art d’action, de délectation et de dénonciation, comme celui qu’appelait de ses vœux Caravage.

Douze chapitres écrits dans une langue percutante et synthétique retracent l’histoire de ces emprunts, que Pascal Bonafoux analyse comme des « traductions ». À la fois chronologique et thématique, le texte se lit d’un trait. Il s’offre comme une très bonne introduction à cet art autant trivial qu’érudit ; violent, douloureux et en même temps délicatement servi par la suavité du crayon et du fusain. Surtout il permet de prendre la mesure de son importance et de ses résonances dans l’actualité troublée du siècle. Le catalogue de 160 pages, illustré de rares photographies, montre en regard des œuvres parfois détruites et leurs modèles peints : ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage, qui est également un « beau livre » documentaire. C.G.

Pascal Bonafoux, Le dessin, la mémoire, la poésie. Ernest Pignon-Ernest, Actes Sud, 2024, 256 p., 33 €.