Nathalie Berjon : reliures en matériaux composites
Une exposition à la Wittockiana – musée des arts du livre et de la reliure (du 9 juin au 17 septembre 2023) rend hommage aux reliures de Nathalie Berjon réalisées en matériaux composites. Ceux-ci sont bien connus des amateurs de nautisme, puisqu’ils servent notamment à fabriquer des coques et des voiles de bateau. Le rapport avec la reliure ? A priori aucun ! Sauf pour Nathalie Berjon, qui a mis au point des techniques novatrices pour les adapter à ce domaine. Ancienne présidente de l’Association pour la promotion des arts de la reliure (APPAR), elle s’intéresse autant aux secteurs de pointe qu’aux savoir-faire traditionnels.
Propos recueillis par Marie Akar
Dans quel cadre a lieu votre prochaine exposition ?
La Wittockiana – musée des arts du livre et de la reliure à Bruxelles m’invite à inaugurer le cycle qu’elle met en place, intitulé « Un printemps, un relieur ». Ce cycle est destiné à mettre en avant les techniques innovantes de la reliure.
Quelles sont les spécificités des matériaux composites ?
Il s’agit d’un terme générique qui désigne l’assemblage d’une matière support, fibres de carbone par exemple, et d’un liant, comme la résine. Celle-ci se polymérise et la matière obtenue permet de façonner une forme, un relief. J’ai connu ces fibres synthétiques, prisées pour leurs qualités de résistance et de légèreté, grâce à mon fils qui travaille dans le domaine nautique, car elles sont employées pour fabriquer des coques de bateau, voire des voiles. Elles servent également dans l’aéronautique, le domaine spatial ou l’automobile.
Comment les utilisez-vous en reliure ?
Je les utilise pour confectionner les plats de certaines de mes reliures. Contrairement à ce qu’on peut penser, une forme plate est plus compliquée à réaliser qu’une forme courbe, qui tient par sa structure, un peu à la manière d’une coquille d’œuf qui semble fragile et en fait est très solide. Comme je m’intéresse aux matériaux composites depuis une dizaine d’années, j’ai pu tenter de nombreuses expériences avant de parvenir, grâce à la collaboration de mon fils, à une technique précise et reproductible qui permet de produire des plats qui restent… plats ! Ces matériaux sont en effet très difficiles à mettre en œuvre et nécessitent des compétences particulières.
Comment procédez-vous ?
Le principe est de créer des plaques suffisamment résistantes pour constituer les plats du livre. Il faut commencer par préparer le moule : une plaque de verre si l’on veut réaliser un objet plat, un moule plus élaboré si on choisit de réaliser un relief. On y fixe un apprêt qui permettra ensuite le démoulage. Les plaques qui seront préparées devront être beaucoup plus larges que les plats souhaités, nous ne sommes pas à l’abri d’éventuels défauts qui apparaissent lors de la mise en œuvre, petites bulles, peluches… Nous disposons ensuite les tissus choisis qui seront la trame du composite final : tissu de carbone, de verre, ou tout autre tissu selon le décor, aluminium, lin… Ces tissus sont indispensables à la résistance finale du composite, qui est en fait l’assemblage d’un support (la trame) et d’un liant (la résine) : l’absence de cette trame rendrait la résine extrêmement friable. Si je souhaite une transparence, le tissu de verre sera utilisé. Celui-ci a une apparence opaque, brillante et blanche avant l’imprégnation par la résine mais devient translucide ou transparent au contact de celle-ci, suivant l’épaisseur des tissus. Puis la résine est appliquée suivant différents procédés difficiles à maîtriser, que l’on choisit en fonction du résultat et de l’épaisseur que l’on veut obtenir, soit par application au rouleau, soit par infusion sous vide. La polymérisation intervient alors jusqu’à durcissement total ; elle dépend beaucoup de la température et du degré d’humidité ambiants. Nous obtenons ainsi un « brut » qui sert de base au décor : on peut décider de l’inclusion de lettres, comme dans Flux et reflux, d’encre ou de peinture, de façon plus générale d’éléments décoratifs qui seront recouverts de résine. Nouveau délai de polymérisation avant de poncer et polir toute la surface. On peut superposer plusieurs niveaux d’inclusions, ce qui donnera des effets de profondeur, avec à chaque fois un gros travail de ponçage et de polissage, pour arriver à une surface brillante en miroir. À ce stade, la plaque est toujours collée sur sa surface de verre, nous n’avons donc accès qu’à l’un des côtés du composite. Une fois celui-ci terminé, nous pouvons décoller la plaque à l’aide d’une spatule pour pouvoir intervenir sur le verso, en protégeant soigneusement le côté terminé : la résine n’est alors pas encore complètement stabilisée et des rayures pourraient apparaître. Les deux côtés terminés, il faudra recouper la plaque aux dimensions des plats, parfaitement d’équerre.
Sous quelle forme se présentent ces tissus et à quoi servent-ils ?
Il existe différents types de tissus, qui s’achètent au mètre chez des fournisseurs de matériaux composites. Ils sont déjà colorés et disponibles en différents grammages et tissages.
Comment réaliser des décors ?
Certains motifs peuvent être créés directement à partir du tissu constitué de chaînes et trames, de chevrons, etc. Je le froisse, j’enlève des fils, je le « maltraite » et, une fois qu’il est mis à plat dans sa résine, on obtient des effets de mouvement et de profondeur extraordinaires. On peut aussi ajouter plusieurs tissus comme je l’ai fait sur Guillevic, une île dans une larme d’encre de Luis Mizón illustré par Julius Baltazar : il s’agit de tissu de Texalium, fabriqué à base de fibres de verre recouvertes d’une fine couche d’aluminium, ce qui donne de beaux reflets et une approche très design des composites. Il est ici teinté en turquoise. On peut aussi inclure toutes sortes d’éléments décoratifs, peindre, ajouter des couches de résine, les potentialités sont extrêmement variées ! Pour Une lointaine lueur de Charles Juliet, illustré par Geneviève Asse, je voulais créer un décor évoquant une fenêtre. Deux résines sont teintées dans la masse, une en bleu, l’autre en jaune. L’effet translucide est obtenu par la présence de plusieurs tissus de verre. Ce décor est complètement différent des motifs très serrés que l’on trouve sur le Guillevic que je viens de citer ou sur Soufre de Michel Butor illustré par Julius Baltazar. Quant à Braver la nuit, choisi pour la couverture du catalogue que je publie pour l’occasion, les éléments dispersés sur l’espace des plats donnent l’impression d’un envol.
« Comme je m’intéresse aux matériaux composites depuis une dizaine d’années, j’ai pu tenter de nombreuses expériences avant de parvenir, grâce à la collaboration de mon fils, à une technique précise et reproductible qui permet de produire des plats qui restent… plats ! »
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Parmi mes premières difficultés dans le travail des reliures composites, s’est posé le problème du cambrage : quand le plat se cambrait dans un sens, j’essayais d’intervenir de l’autre côté en collant des papiers pour rééquilibrer. Mais, petit à petit, je voulais arriver à avoir le plat bien plat sans collage de compensation. C’est la même chose en reliure traditionnelle où l’on sait que, lorsqu’on colle un papier sur un carton, il s’humidifie et il réagit en s’allongeant, puis, en séchant, il se rétracte et fait courber le carton sur lequel il est collé. Il existe donc tout un jeu de collage pour que les tensions soient équilibrées de chaque côté. En matière de composite, je souhaitais obtenir des plaques qui resteraient parfaitement plates, quelle que soit leur épaisseur, et que je puisse utiliser sans contre-collage pour réaliser des décors sur les deux faces et mettre en valeur la transparence. Pour cela il fallait arriver à maîtriser les chaînes de molécules pour qu’elles ne bougent plus une fois que la plaque est sortie du moule. Ce phénomène de vrillage s’appelle le rétreint, il est connu dans les ateliers de composites. Après de nombreux essais, ce problème a été résolu et j’ai pu développer de nouveaux décors très légers, solides et transparents.
Ces matériaux ne risquent-ils pas d’être cassants ?
Effectivement, ils peuvent être un peu cassants et faire de petits éclats lorsqu’on les découpe. Il est indispensable de bien maîtriser son geste. Les derniers plats que j’ai faits mesurent moins d’1 mm d’épaisseur, ce qui me permet de les couper à la cisaille. Si l’épaisseur est supérieure, il faut travailler à la meuleuse, c’est un équipement beaucoup plus lourd. Une fois mis en place, les plats sont très solides et ne risquent pas de se casser. Il faut bien avoir en tête que ces matériaux sont employés couramment en aéronautique et pour les sports de haut niveau, qui réclament évidemment fiabilité et solidité. À noter, le matériau, lorsqu’il est polymérisé, est neutre et stable, ce qui est un avantage pour la conservation du livre.
« Il m’arrive toutefois, comme on le voit sur le dos d’Incises de Salah Stétié illustré par Marc Pessin, d’avoir recours à des tissus prévus pour faire des voiles. Les fibres de carbone, très fines, sont prises dans un tissu d’aramide. »
Comment assemblez-vous ces plats au corps d’ouvrage ?
La difficulté est celle des charnières, dont la confection, si elles sont réalisées en matière rigide comme le font Alain Taral, Philipe Fié ou Edgard Claes, nécessite des machinesoutils. Je préfère utiliser la technique des plats rapportés ou la reliure à la japonaise et je solidarise les plats sur le dos, qui, lui, reste en cuir, grâce à des languettes de quelques millimètres collées à la résine époxy : cela me permet d’allier des matières peu destinées a priori à se rencontrer sur un livre. Il m’arrive toutefois, comme on le voit sur le dos d’Incises de Salah Stétié illustré par Marc Pessin, d’avoir recours à des tissus prévus pour faire des voiles. Les fibres de carbone, très fines, sont prises dans un tissu d’aramide (matériau qui sert aussi à la fabrication de composites), comme le Kevlar©. Il faut savoir qu’on emploie également le Kevlar© par exemple pour faire des drisses, des pantalons de motard… car c’est extrêmement résistant et, d’ailleurs, très difficile à couper. Un collage est réalisé sous pression avec de la résine, et la matière reste souple.
« À mon avis, tous les livres ne se prêtent pas aux matériaux composites. Du fait de leur aspect très moderne, je les réserve aux auteurs contemporains. »
La prise en main d’un ouvrage aux plats composites n’est-elle pas un peu froide par rapport au cuir ?
Ce n’est en effet pas le même toucher et je comprends que cela gêne certains bibliophiles. À mon avis, tous les livres ne se prêtent pas aux matériaux composites. Du fait de leur aspect très moderne, je les réserve aux auteurs contemporains. Et, bien sûr, je demande à mes clients ce qu’ils souhaitent. Je suis très attachée à la cohérence entre le texte, les illustrations et le décor. L’adéquation entre les trois est pour moi un souci permanent. Par exemple, je ne verrais pas un exemplaire des Fleurs du mal relié en composites, contrairement à des livres d’artiste contemporains. Trouver une harmonie est essentiel, c’est ce qu’illustre le titre de l’exposition : « Échos ».
Voulez-vous nous parler de votre exposition ?
Ce sont deux expositions qui sont prévues. La première, à la Wittockiana, est consacrée aux reliures composites puisqu’elle s’inscrit dans un cycle qui débute ce printemps, destiné à mettre en avant les techniques de demain. On y verra près d’une trentaine de reliures installées par style d’inspiration dans un parcours didactique afin de permettre au public de mieux connaître ces matériaux rarement utilisés en reliure. La seconde exposition aura lieu en janvier 2024 à la librairie Giraud-Badin à Paris à l’invitation de Jérôme Delcamp, qui a eu la gentillesse de me proposer de présenter l’ensemble de mon travail. Je reste en effet très sensible aux matériaux classiques comme le cuir et présenterai des reliures à décor, mais aussi quelques reliures jansénistes. J’apprécie beaucoup ce type de travail : une belle peau, un beau titre, aucun décor. Il faut que ce soit impeccablement réalisé ! L’absence de décor évite toute interprétation du relieur et offre au lecteur une entrée dans l’ouvrage qui le laisse libre d’évoquer ses propres images. Je trouve très gratifiant de montrer aussi cette partie traditionnelle du métier. Un catalogue commun aux deux expositions sera disponible dès le 8 juin.
Comment conciliez-vous tradition et innovation ?
Ce sont deux parties du métier, qui constituent pour moi un équilibre nécessaire : d’une part le travail traditionnel du cuir avec des reliures jansénistes ou à décor ; d’autre part la recherche et le développement pour explorer les ressources de matériaux issus de technologies de pointe et les adapter à la reliure. Concevoir un décor est à chaque fois un nouveau défi : il ne s’agit pas de faire « joli », mais de proposer une création graphique originale qui soit en adéquation avec le sujet du livre, son auteur, son époque, le papier, la typographie… Je m’imprègne du livre en le lisant, au moins partiellement, et en regardant les illustrations. Un mot, une couleur, une impression se dégagent.
Cette observation induit des choix techniques et esthétiques : structure, matériaux, couleurs, composition graphique. J’essaie à tout prix d’éviter de faire un contresens ! Je n’effectue pas de maquette car je sais que la composition va évoluer entre la conception et la phase finale. En revanche, je propose des dessins précis à Carole Laporte, amie et complice de longue date, qui réalise la dorure de mes livres. Ses observations sont toujours pertinentes et permettent d’améliorer tel ou tel aspect. Je suis ravie de ces prochaines expositions qui me permettent de montrer ces deux aspects de mon travail.
La dorure des reliures de Nathalie Berjon est réalisée par Carole Laporte.
« Un printemps, un relieur. Nathalie Berjon à la Wittockiana », du 9 juin au 17 septembre 2023, Wittockiana – musée des arts du livre et de la reliure, 23, rue du Bemel, 1150 Bruxelles.
« Nathalie Berjon. Échos », du 10 au 21 janvier 2024, librairie Giraud-Badin, 22, rue Guynemer, 75006 Paris. Tél. 01 45 48 30 58.
Catalogue commun aux deux expositions, 76 p., format 21 x 25 cm, 29 €, disponible à partir du 8 juin 2023 à la Wittockiana et sur le site Internet de Nathalie Berjon : nathalieberjon.fr