Aux sources du surréalisme avec Yves Peyré

Yves Peyré, Vertige du surréalisme. Art & littérature, sous coffret, Gallimard.

Yves Peyré, Vertige du surréalisme. Art & littérature, sous coffret, Gallimard. © Gallimard

Le 15 octobre 1924, André Breton publie dans Le Figaro son fameux Manifeste du surréalisme, signifiant ainsi la naissance officielle d’un mouvement dont il allait être l’acteur fondamental. Cent ans plus tard, alors que les expositions se multiplient, en France comme à l’étranger où l’esprit dissident de ce phénomène global a essaimé, Yves Peyré, écrivain et poète, propose une relecture éclairante du mouvement. Après une dense introduction explorant d’une plume ciselée toutes les nuances du surréalisme depuis ses antécédents jusqu’à ses prolongements, c’est avec une liberté saisissante qu’il propose maints dialogues entre poètes, peintres, photographes et autres créateurs, dans ce luxueux ouvrage publié par Gallimard.

Propos recueillis par Raphaël Buisson-Rozensztrauch

Vous avez conçu votre ouvrage comme une réflexion revenant aux sources du mouvement surréaliste, afin d’en dégager les différentes étapes et évolutions. Comment retracez-vous rétrospectivement cette histoire, un siècle après la parution du Manifeste du surréalisme ?

Le surréalisme est un mouvement littéraire et artistique qui s’attache à toutes les productions de l’esprit humain. Il s’étend dans la durée et se renouvelle à plusieurs reprises. Il démarre sous une forme flamboyante. Le premier cercle autour de Breton (Aragon, Soupault, Éluard) rencontre le groupe de Masson (Desnos, Miró, Leiris, Artaud, Bataille) et s’enrichit de personnalités indépendantes (Tzara, Dalí, Magritte, Char, Crevel). Des foyers étrangers particulièrement actifs répondent à l’appel (notamment la Belgique et la Tchécoslovaquie). Le mouvement ne cessera de s’élargir au monde entier (Europe, États-Unis, Amérique latine, Japon). Toujours fidèle à lui-même, il est avide d’inventions (de nouvelles personnalités le rejoignent jusqu’à son terme). La mort de Breton marque sa fin réelle en 1966. Le recul temporel libère l’appréciation. Plus d’interdits ni de prescriptions, les querelles deviennent anecdotiques. On est alors face à une richesse de création impressionnante et le surréalisme apparaît comme une composante nécessaire de l’histoire de l’esprit. Il gagne à cette absence de rigidité. J’ai tenu à inclure dans le surréalisme des génies qui se trouvaient à ses marges (Roger Gilbert-Lecomte, Michaux, Bataille, Sima). Ils font partie du mouvement global au même titre que les éminents rejetés (Artaud et Desnos).

« Le surréalisme apparaît comme une composante nécessaire de l’histoire de l’esprit »

Vous faites dialoguer au fil des pages des textes représentatifs du mouvement surréaliste avec des œuvres d’artistes célèbres, à l’instar de Joan Miró, Giorgio De Chirico ou encore Salvador Dalí. Mais aussi avec des personnalités moins connues du public français. Comment avez-vous opéré votre sélection et dans quel but ?

Ma démarche a été simple. J’ai retenu tous les écrivains et tous les artistes marquants du surréalisme. Ensuite je les ai réunis par duos en me basant sur les amitiés, les échos créatifs et les œuvres réalisées en commun. Des créateurs prépondérants se sont imposés ainsi que des présences peu connues mais essentielles (par exemple Max Blecher, Rodanski ou Unica Zürn).

La rencontre est en effet au cœur du surréalisme, avec des tandems bien connus : Breton et Desnos, Duchamp et Magritte, Éluard et Tzara… Comment concevez-vous cette dimension interpersonnelle du mouvement ?

Le surréalisme a fait de la rencontre un enjeu passionnel et fraternel. Breton et Aragon marquent le départ de cet élan. On peut aussi évoquer le lien jamais démenti entre Breton et Duchamp. C’est une manière plus resserrée que le groupe de dépasser l’individualité. Les relations à deux sont la base de l’aventure surréaliste.

René Magritte/Paul Éluard, double page 230-231.

René Magritte/Paul Éluard, double page 230-231. © Gallimard

Vous écrivez : « C’est un mouvement qui fait sa place à la femme, de muse elle devient créatrice. » Les expositions actuelles tentent effectivement de rendre justice au rôle des femmes dans cette aventure artistique. Qui sont-elles, et comment parviennent-elles à s’imposer ?

Au départ, les surréalistes rendent un culte à la femme uniquement comme muse et comme objet du désir. Dans le cours des années 1930, le point de vue change : Claude Cahun impose la femme comme créatrice à part entière. Lee Miller, Toyen, Meret Oppenheim, Emila Medková, Unica Zürn, Leonora Carrington, Ithell Colquhoun, Marion Adnams, Rachel Baes, dans leurs nationalités diverses, deviennent des phares dans la création. Leur forte personnalité et leur combat les imposent.

« À côté de l’écriture et de l’art, le surréalisme a haussé à leur cime trois formes de l’expression (l’objet, la photographie et l’imprimé). »

Impossible de penser le surréalisme sans réfléchir au rôle majeur d’André Breton. Quelle fut son importance réelle, au-delà du Manifeste de 1924 ?

Breton est l’âme du surréalisme. Sans lui, le mouvement n’aurait peut-être pas existé. Ou il se serait éteint très vite. Il l’a tenu à bout de bras, lui sacrifiant en partie sa propre œuvre pourtant magnifique. Au rythme des aléas de sa vie, il l’a relancé, exemplairement lors de son exil aux États-Unis. Son importance est essentielle. Il reste ouvert à la nouveauté et n’est pas conventionnel même au regard du surréalisme qu’il s’acharne à définir.

« Aussi tourné vers le visible qu’il soit, le surréalisme est largement autant un mouvement littéraire. » Quelle est justement l’importance du livre, de la reliure et de la revue pour les surréalistes ?

À côté de l’écriture et de l’art, le surréalisme a haussé à leur cime trois formes de l’expression (l’objet, la photographie et l’imprimé). L’imprimé au sens large (jusqu’aux tracts et papillons) est revendiqué par lui. La revue est la forme la mieux adaptée à l’esprit de groupe, les diverses revues du mouvement sont des révélateurs de son esprit. Le livre est lui aussi une surface d’invention privilégiée : typographie, plastique de la page et dialogue entre écrivains et artistes. Quant à la reliure, sa venue au surréalisme est avant tout le fait de Breton et de Duchamp.

Yves Peyré, Vertige du surréalisme. Art & littérature, Gallimard, 2024, 336 p., 200 ill. Prix : 199 €.