Écarts, 50 ans d’édition : « Faites ce que vous avez envie de faire ! »
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Louis Dire, Quand bien même, 5 lithographies originales de Colette Deblé, 2005, 80 exemplaires, 32 pages, 23 x 22,5 cm. © S. Chengan
Jean Lissarrague, fondateur d’une maison singulière dans le paysage éditorial artistique français, raconte ce demi-siècle d’aventures.
Cinquante ans, ce n’est pas rien. Le chemin parcouru est long, le regard en arrière paraît vertigineux. Cela impose le respect – quel éditeur peut se vanter d’un tel record ? « Kahnweiler », plaisante Jean Lissarrague, reconnaissant l’histoire dans laquelle il s’inscrit. Cinquante ans, quelle constance… À moins, justement, que le secret de cette longévité ne réside dans l’obstiné renouvellement qu’il fallut déployer pour s’adapter. Si l’homme d’abord, façonné par l’expérience, a vu son regard et son goût s’affirmer, la société dans laquelle il a évolué s’est aussi profondément renouvelée, entraînant une transformation des conditions humaines, matérielles et économiques inhérentes à l’exercice de ce métier. Mais qu’est-ce qui a changé, exactement, dans ce paysage éditorial ? Et comment se réinventer pour mieux perdurer ? À chaque situation, l’éditeur sut trouver une solution.
Jean Lissarrague en 2024. © R. Lissarrague
« Les éditions Écarts ont pris leur envol en marge d’un univers artistico-littéraire qu’elles surent à leur manière saisir pleinement, mettant au cœur de la conception des livres l’expérience humaine essentielle à la création. »
Un goût immuable
Si le monde de l’art a été bouleversé, force est de constater, chez les artistes comme les écrivains, l’immuable goût de faire de tels livres, ceux qu’Yves Peyré appelle des « livres de dialogue ». Certes, le premier élan de Jean Lissarrague pour la peinture abstraite d’après-guerre s’inscrivait dès ses débuts, en 1974, à contre-courant du minimalisme ambiant. Assez vite toutefois, des artistes ont réaffirmé leur attachement à la peinture et développé une curiosité pour de nouvelles expériences. Les éditions Écarts ont pris leur envol en marge d’un univers artistico-littéraire qu’elles surent à leur manière saisir pleinement, mettant au cœur de la conception des livres l’expérience humaine essentielle à la création. Artistes et écrivains sont alors motivés par la découverte d’un univers différent, et stimulés par les réactions créatives à imaginer. Ainsi Philippe Cognée s’est-il plongé dans le monde du livre parce qu’il lui offre la possibilité de diversifier sa pratique de peinture à l’huile. Il donne quatre aquarelles en regard d’un texte de Pascal Commère, Que raire au soir écorche, dont le lancement aura lieu à la librairie Métamorphoses.
Pascal Commère, Que raire au soir écorche, double page intérieure, 4 aquarelles originales de Philippe Cognée, 2024, 25 exemplaires, 20 pages, 21 x 24 cm. © J. Lissarrague
Quand l’amitié détermine le rapprochement
Les livres de Jean Lissarrague ne sont pas les siens : pensés comme une œuvre d’art, ils sont imaginés avec des artistes et des auteurs vivants. Ils concrétisent le moment où le plasticien et l’écrivain s’exaltent l’un l’autre, l’éditeur agissant comme le maître d’œuvre de ce dialogue. Ce sont à chaque fois des livres réalisés, approuvés et acceptés par eux trois, où les textes sont aussi importants que les images. Les livres des éditions Écarts sont donc avant tout le fruit de rencontres. Dans l’attente consacre une amitié de longue date entre Frédéric Benrath et l’auteur/éditeur, Louis Dire et son double Jean Lissarrague. Ce dernier fait confiance aux créateurs qu’il sollicite et s’en remet volontiers aux affinités déjà existantes : c’est Yves Bonnefoy qui lui suggère d’associer ses proses poétiques aux dessins d’arbres d’Alexandre Hollan ; c’est Béatrice Casadesus qui le guide vers Michel Deguy, dont l’œuvre lui est moins familière. Il a fallu de la patience, de l’audace, de la confiance pour faire advenir certaines rencontres. Malgré tout, d’autres n’ont pu avoir lieu. Des projets avec Pierre Buraglio n’ont pas abouti, d’autres avec Marcel Cohen n’ont pas pris forme… S’il est une occasion que l’éditeur pourrait regretter, c’est celle de n’avoir pu travailler avec Henri Michaux qu’il n’a pas osé aborder de son vivant. Un livre aurait pu naître alors qu’il tenait en main après sa mort des inédits que le peintre Dado avait accepté d’illustrer. Assurément, l’ouvrage aurait été intéressant… Ainsi va la vie.
Yves Bonnefoy, Bouche bée, 9 lithographies originales d’Alexandre Hollan, 2003, 80 exemplaires, 24 pages, 25 x 25 cm. © S. Nagy
Un univers singulier
Entre milieu littéraire et monde artistique, l’univers du livre d’artiste est peuplé d’acteurs et d’actrices aussi périphériques à la création qu’essentiels à sa diffusion. En cinquante ans, leur présence s’est amenuisée. La diversité des librairies spécialisées s’est restreinte, plusieurs associations de bibliophiles ont fermé. Les bibliothèques et médiathèques qui achetaient régulièrement ce type de livre ont vu leur budget drastiquement baisser. Enfin, les collectionneurs se sont profondément transformés. Les bibliophiles traditionnels ont vieilli et n’ont pas été remplacés. Les nouveaux collectionneurs, acheteurs ponctuels, sont des amateurs de galeries plus que de librairies. En parallèle toutefois, la création de salons du livre d’artiste – par exemple Art’IN folio à Rodez, la Fête du livre d’artiste de l’Archipel Butor à Lucinges ou encore le salon Page(s à Paris… – a contribué à redynamiser le paysage.
Michel Deguy, Danaë dans le lit, sérigraphies originales de Béatrice Casadesus, sur trois cahiers dépliants de 8 pages, 2008, 70 exemplaires, 38 pages, 32,5 x 25 cm. © S. Nagy
Repenser le métier d’éditeur
De tous les corps de métier, c’est évidemment celui d’éditeur qu’il a fallu reconsidérer en premier : restreindre les tirages, grâce au numérique, sans faire exploser le coût de revient d’un livre ; mesurer le stock, ni trop encombrant, ni trop long à vendre. Mais plus que tout, c’est le livre lui-même qui était à repenser. Et l’éditeur se plut à réinventer comment mêler peinture et écrit, questionnant la composition, la structuration de l’objet et l’articulation texte/image. Les ouvrages comme ceux de l’Américaine Shirley Sharoff ou ceux de François Righi, aux conceptions audacieuses et créatives, ont beaucoup intéressé Jean Lissarrague dans ses recherches de (dé)construction. Pour Écarts, des artistes comme Jean Capdeville ou Colette Deblé l’ont particulièrement séduit, par leur audace – bien que toutes les tentatives n’aient pas été satisfaisantes – et parce qu’ils savaient relever les défis. La maison compte trois livres avec Capdeville, dont deux avec Jacques Dupin.
Repenser le livre
En 2004, ce dernier vient trouver l’éditeur : il souhaite réaliser un dernier livre avec son grand ami peintre. Bleu et sans nom reprend un texte déjà paru, que Lissarrague s’amuse à composer dans l’un de ses caractères de prédilection, le Garamond corps 14, afin de surprendre les habitudes du poète, qui lui-même bouscule le peintre en lui soumettant une composition typographique inhabituelle. Quant à Colette Deblé, elle proposera à l’éditeur-poète de réaliser trois livres de sa fameuse série « Peauésies de l’Adour », notamment Quand bien même, un hommage ludique à Mallarmé qui transparaît autant dans le texte que dans les lithographies détourant les figures des femmes proches du poète, et que l’on découvre par de savants (dé)pliages. Les éditions Écarts comptent ainsi autant d’ouvrages où la forme livre se réinvente, où la simplicité n’est qu’apparente et l’ingéniosité de fabrication bien réelle.
Jacques Guimet, Limbes, 4 gravures originales d’Annie Warnier, 2015, 40 exemplaires, 12 pages, 15 x 15 cm. © J. Lissarrague
En constante évolution
Enfin, les conditions matérielles de production des livres ont évolué en cinq décennies : réaliser un livre d’artiste est aujourd’hui beaucoup plus coûteux qu’autrefois. D’un côté, diverses inflations ont secoué l’économie mondiale et nationale, et le coût de la vie a globalement augmenté. De l’autre, si l’arrivée des nouvelles technologies de reproduction et de diffusion de masse, notamment le numérique, a permis d’exécuter des choses impossibles à concevoir auparavant, elles ont également contribué, raréfiant les savoir-faire en même temps qu’elles en augmentaient les coûts, à rendre moins accessibles les techniques traditionnelles de fabrication des livres.
Jacques Dupin, Bleu et sans nom, 10 peintures originales de Jean Capdeville, 2004, 75 exemplaires, 32 pages, 32 x 25 cm. © S. Nagy
À quoi renoncer ?
Fallait-il pour autant arrêter de faire de grands livres illustrés ? Pas nécessairement. Mais autre chose, à l’écart, était aussi possible. En 2014, Jean Lissarrague imagine, à partir de ses propres textes, un ouvrage de petit format titré À quoi renoncer ?, sorte d’« exercice de style » afin de montrer qu’il existe une multitude de possibilités dans les compositions, les couleurs, les registres de texte. Il souhaite ainsi prouver aux potentiels futurs écrivains et artistes de sa maison, les capacités du numérique. Jusqu’alors éditeur et concepteur des maquettes, Lissarrague devient imprimeur. Paradoxalement, le numérique le fait renouer avec la discipline exigeante du travail artisanal, tout en lui permettant de maîtriser son livre de A à Z.
Michel Butor, Messages d’été, 3 cartes postales anciennes peintes par Philippe Hélénon, 2016, 21 exemplaires, 44 pages, 14,7 x 10,7 cm. © J. Lissarrague
Oser le numérique
Longtemps, Jean Lissarrague a composé en numérique et imprimé en typographie. Il ne lui restait donc qu’un pas pour franchir le cap du tout numérique. Ce fut le cas en 2017 avec Mots de passe, réunissant le poète Gérard Macé et l’artiste Georges Rousse dont c’était le premier livre d’artiste. Innovation : pour la première fois dans l’histoire de la maison, la photographie est à l’honneur. Marque de fabrique : le jeu sur les transparences et l’opacité des deux papiers utilisés. Nouveauté : il est entièrement réalisé en numérique, de la composition à l’impression. Véritable expérience artistique et humaine : Georges Rousse fait des installations éphémères dont il rend compte uniquement par la trace photographique. Les phrases, en réalité peintes sur les murs, sont ainsi révélées par la photographie dans un trompe-l’œil incroyable que Lissarrague, Macé et Rousse ont ensemble réalisé. Une réussite à bien des égards…
Gérard Macé, Mots de passe, 5 photos originales de Georges Rousse en tirage pigmentaire, 2017, 38 exemplaires, 29 planches, 23 x 33,5 cm. © J. Lissarrague
« Travaillez comme vous le ressentez, et non pas comme le marché vous dit de le faire, ou parce que cela fait bien de faire tel type de livre. »
Une liberté paradoxale
L’état d’esprit de Jean Lissarrague – faire exister les livres désirés avec des personnes choisies – et son indépendance financière ont toujours garanti sa très grande liberté d’action. Même s’il a dû s’adapter pour prendre le moins de risques financiers possible et limiter les risques commerciaux. Ainsi, à la dernière question : « Quel conseil donneriez-vous à un jeune éditeur ou une jeune éditrice ? », Jean Lissarrague répond avec une évidence simple : « Faites ce que vous avez envie de faire ! Parce que vous le ferez mieux. Et parce qu’ainsi vous ferez ce que vous avez besoin de faire. Travaillez comme vous le ressentez, et non pas comme le marché vous dit de le faire, ou parce que cela fait bien de faire tel type de livre. » Et puis d’ajouter, l’œil pétillant : « Cela étant, il ou elle n’écoutera pas les conseils. Les conseils sont faits pour ne pas être suivis. (Rires). » À bon entendeur…
Tita Reut, Le Pied de la lettre, 8 interventions originales de Marie-Claude Bugeaud, 2019, 21 exemplaires, 46 pages, 14,5 x 21 cm. © J. Lissarrague
Éditions Écarts, Jean Lissarrague, courriel : jeanliss42@gmail.com, site Internet : editions-ecarts.com