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Georges Rubel ou « l’hypothèse du graveur »

L’Apprentissage de la solitude, 1981, eau-forte, burin, pointe sèche, états I (100 x 129 mm) et II (85 x 100 mm).

L’Apprentissage de la solitude, 1981, eau-forte, burin, pointe sèche, états I (100 x 129 mm) et II (85 x 100 mm). © Gilles Desrozier

Georges Rubel, né en 1945 à Paris, poursuit depuis plus de 50 ans une carrière d’aquafortiste et de buriniste, développant un langage personnel foisonnant. Si Jacques Moreau, dit Le Maréchal, l’a initié aux différents procédés de gravure, il a perfectionné son apprentissage dans l’atelier de Jean Delpech, également fréquenté par Mohlitz, Desmazières, Lodého, Doaré… Parmi les anciens, Rodolphe Bresdin est pour Rubel un fidèle compagnon de route qui l’escorte et l’inspire dans sa quête de dévoilement du monde. D’un outil acéré, il cherche à en transcrire sa perception avec un mot d’ordre : « Trouver l’expression juste découlant d’une nécessité véritable. »

Dès le premier contact avec la vibration onirique de l’œuvre de Georges Rubel, nous voulons suivre l’artiste dans ses rêves éblouissants ombrés de cauchemars. Comme un débordement salvateur, rien ne peut endiguer le gigantesque déferlement inscrit dans sa main. Georges Rubel, l’intransigeant au doux regard, nous transmet le langage des signes. Il lui convient d’être pour nous, observateurs engloutis dans son rêve, le funambule entre le maître de l’hypothèse et l’expérience du travail.

L’atelier de Georges Rubel.

L’atelier de Georges Rubel. © Gilles Desrozier

Dans l’ombre des grands

Même noire de traits et de pensées, de squelettes pensifs ou prostrés, de l’humanité boueuse des villes infernales au peuple fantôme des branchages pétrifiés, l’ombre tutélaire de Rodolphe Bresdin (1822-1885) a accompagné le jeune graveur à la découverte de son art et lui a permis d’élaborer sa propre écriture technique, imaginaire et contemporaine. Cependant un arbre gravé par Bresdin reste un arbre même fréquenté par d’insolites silhouettes. Rubel se situe entre l’anamorphose et le rêve, un arbre peut devenir un corps et un corps un paysage. Il pratique une gravure organique et dans l’organisation précise d’un ensemble graphique qui pourrait être une écriture d’envoûtement, il fait apparaître ce qui est habituellement invisible. Il rejoint Bresdin, maître ancien de papier et d’encre, presque vénéré, dans la prospection du monde illimité de l’humain et de cette idée que penser la mort nous aide à continuer de vivre.

Paysage zen occidentalisé, 2020, eau-forte, aquatinte, burin, pointe sèche, roulette, état VI, diam. 300 mm (image), 295 x 295 mm (cuivre).

Paysage zen occidentalisé, 2020, eau-forte, aquatinte, burin, pointe sèche, roulette, état VI, diam. 300 mm (image), 295 x 295 mm (cuivre). © Gilles Desrozier

La passion de l’image appelée par l’outil

Et puis il y a l’aîné, d’à peine une génération, Jacques Moreau dit Le Maréchal (1928-2016), en présence, en amitié et modèle fraternel et généreux comme Jean-Pierre Velly (1943-1990). « C’est Le Maréchal qui dans les années 1963-1965 m’apporta les rudiments de l’art du graveur et du peintre, confie Georges Rubel. Puis je fréquentai à Montparnasse les cours du soir pour adultes de la Ville de Paris, dans la classe de gravure de Jean Delpech. Là je rencontrai des artistes avec qui je partageais la passion de l’image appelée par l’outil acéré à surgir des profondeurs du cuivre selon un processus lent et exigeant : Yves Doaré, Érik Desmazières, François Houtin, Étienne Lodého, Didier Mazuru, Philippe Mohlitz, Mordecaï Moreh, Hélène Csech, Paul Hickin… Ceux que Michel Random appellera par la suite les “Visionnaires”. C’est la galeriste et éditrice Michèle Broutta qui s’occupera, dès les années 1970, d’assurer avec Random la diffusion des œuvres de ce groupe soudé plus par l’amitié que par des certitudes théoriques. »

Loquèle, eau-forte, burin, pointe sèche, pour le recueil éponyme de poésies de Claude Kottelanne, Guy Chambelland éditeur, 1974, 89 x 73 mm.

Loquèle, eau-forte, burin, pointe sèche, pour le recueil éponyme de poésies de Claude Kottelanne, Guy Chambelland éditeur, 1974, 89 x 73 mm. © Gilles Desrozier

Distance, lieu, durée

« Nous voyageons de concert du microcosme au macrocosme. J’ai toujours, lorsque je me mets au travail, une vision globale floue de ce qui pourrait advenir en tant qu’image. La mise en scène, l’idée, est déjà là, mais immatérielle. Je commence par solliciter d’abord le détail, le point de vibration qui va me mener à l’entrelacs indéfinissable, à l’espérance de complétude. » Qui, au regard d’une œuvre, pose la question du temps s’égare : l’estimation d’un temps de travail est inutile, car l’expérience du travail excède le temps. Mais Georges Rubel n’est pas concerné par cette approche. Il jauge sa pratique, pour son plus grand bonheur, et pour le nôtre, comme un arpenteur. J’emploierai plutôt la notion de distance qu’il parcourt comme en reconnaissance, mais sans savoir comment ni jusqu’où. C’est ainsi que ce paradoxe crée un lieu fragmenté certes mais central qui se démultiplie sans cesse en miroir. La forme vient, sa matière adopte une durée jusqu’aux limites de l’abstraction. Ce qu’Artaud, toujours présent, nomme « l’infime dedans ».

« J’ai toujours, lorsque je me mets au travail, une vision globale floue de ce qui pourrait advenir en tant qu’image. »

L’Amertume des nectars, 2003, eau-forte, burin, pointe sèche, 134 x 57 mm, pour la nouvelle éponyme de Patrick Boman, éditions Deleatur, Angers, 2023.

L’Amertume des nectars, 2003, eau-forte, burin, pointe sèche, 134 x 57 mm, pour la nouvelle éponyme de Patrick Boman, éditions Deleatur, Angers, 2023. © Gilles Desrozier

Des clefs de compréhension

Comme la navette du métier à tisser, la main qui passe et repasse dans l’espace circonscrit du cuivre fait apparaître progressivement, par états successifs, la vision du graveur faite d’expériences, de mémoire et d’imagination. Ainsi reconnues, ces trois notions, distance, lieu, durée, offrent des clefs de compréhension du travail de Georges Rubel, ou du moins des hypothèses sur sa démarche. Il faut garder à l’esprit que ces différents éléments, ici sagement présentés, sont imbriqués inextricablement dans l’œuvre de Georges Rubel et ne sont visibles que parce qu’ils nous sont donnés par le graveur perceptibles, du moins organisés, pour être déchiffrés : « Pour la Partie de campagne ancienne et moderne, indubitablement mon chef-d’œuvre (au sens artisanal du terme), un dessin très succinct fut réalisé au graphite, les seuls objets définitifs, et définitivement placés dans la composition, étaient la tête (oui, le calavera) et les deux squelettes en étreinte amoureuse ; le reste, c’est-à-dire l’essentiel, les jumeaux dans l’amnios, le souffle copulatoire du ciel fœtalisé, est venu naturellement s’ajouter au bout de la pointe, dans la roulette, l’aquatinte regrattée. »

Partie de campagne ancienne et moderne, 1975-1976, eau-forte, aquatinte, burin, pointe sèche, roulette, état VII, 210 x 210 mm.

Partie de campagne ancienne et moderne, 1975-1976, eau-forte, aquatinte, burin, pointe sèche, roulette, état VII, 210 x 210 mm. © Gilles Desrozier

Fascination

Peut-être s’endort-il finalement, cédant à cette sidération du geste répété encore et encore. Ainsi les yeux clos des frères jumeaux à la lisière de l’eau ont leurs reflets grands ouverts vers les profondeurs. Là, le trait avance sinueux, comme cellulaire, dans un agglutinement compact et abstrait où, entre un éblouissant cercle de lumière paradisiaque et l’opacité mate d’une nuit sans étoiles, l’ignorance se fraie un chemin à la rencontre d’un langage. Il semble possible au regard extérieur de déceler l’idée qui préside à l’estampe, mais le thème reste en partie dans l’obscurité sans être totalement identifiable. Les titres eux-mêmes semblent drapés dans un voile de mystère qui amplifie encore le questionnement. Il s’agit donc d’une investigation du regard à la fois de l’image fourmillante et du titre formellement chiffré. À cela rien d’étonnant, il n’est pas question pour l’artiste d’élaborer un concept. L’hypothèse qu’il s’agit d’un jeu doit être considérée. Le territoire de l’artiste est celui de la perception. Inutile d’expliquer le monde, il suffit de le percevoir. C’est ce que réalise Georges Rubel. Il a la volonté de montrer ce quelque chose qui lui échappe et qu’une seule fonction peut faire apparaître : le style, c’est-à-dire sa parfaite maîtrise des techniques. Celles-ci lui permettent de s’aventurer sur des chemins qu’il choisira toujours les plus dangereux et les plus incertains. Avec une seule certitude : celle que l’on ne peut se perdre dans un lieu inconnu, mais au contraire le révéler pas à pas, millimètre après millimètre. Voici la finesse du trait, la subtilité des teintes, la précision du détail minuscule enfoui dans l’organisation progressive de la ligne se fondant dans l’art de l’effacement. Et encore la révélation soudaine, occasionnée par le faisceau des événements précédents, d’un espace grandiose gravé sur un cuivre qui tient dans le creux de la main. En parlant de Baignade collective, Georges Rubel dit : « Pour moi, plus c’est petit, plus c’est immense. C’est infini. Avec des grands formats, des “grandes choses”, on est confronté à son corps, à l’échelle de son corps. Ce qui me fascine, c’est le petit, la concentration. » Sa fascination est contagieuse !

Baignade collective, 1973, eau-forte, burin, pointe sèche, 5,5 x 8,5 mm.

Baignade collective, 1973, eau-forte, burin, pointe sèche, 5,5 x 8,5 mm. © Gilles Desrozier

Les zones blanches du portulan

La gigantesque masse de la mélancolie du monde se blottit derrière le minuscule point lumineux de l’art. On parle de vocation, sans insister. Dans l’enchantement de ses gravures, il lui est nécessaire régulièrement durant son travail de retrouver l’écart. L’avancée incessante de la ligne, la répétition du geste, ces éléments qui mêlent l’attention à la sidération, oui, il lui faut, fidèlement, les abandonner. S’éloigner, voir plus largement les zones blanches sur la carte se couvrir de paysages imaginaires, traverser les forêts de Bresdin et les brumes luminescentes de Le Maréchal. Défaire la tresse d’allégresse et de cauchemar que la pointe ou le burin ont concrétisée, avant d’approcher et d’engager un nouvel état. Pour étayer cette vision poursuivie et toujours fuyante, pour tailler la route et relancer le trait. Ainsi s’avance Georges Rubel dans sa gravure, avec une lenteur audacieuse, multipliant les états, afin de garder le cap qui roule avec l’horizon. Comme un géomètre marquant le territoire des pentes et des escarpements en écorchant le cuivre ou le caressant. Ces nombreux états l’accompagnent ainsi durant de longues périodes, passant le témoin du savoir attendre ce qui surgira à l’ignorance qui permet tout.

Le Pont traversé, 1973, eau-forte, burin, pointe sèche, 177 x 125 mm.

Le Pont traversé, 1973, eau-forte, burin, pointe sèche, 177 x 125 mm. © Gilles Desrozier

Paysage/langage

C’est donc en puisant directement dans le sensible, la nature, celle qu’il a rencontrée avec Antonin Artaud, que Georges Rubel entreprend l’écriture de ses paysages vers une abstraction qui le distingue du groupe des Visionnaires. Comme il le dit lui-même, il fait avancer son écriture dans l’image qu’il crée. Son cuivre est un palimpseste d’états multiples, d’enchevêtrements, de traits, d’effacements, de superpositions d’ombres, de lumières et de voiles, maelström qui n’est plus du domaine de la sage lecture du mot à mot, mais un ensemble qui s’est développé sur la totalité de la surface du cuivre, s’imposant par une cohérence sans limites et pourtant centrée, ouverte infiniment entre ciel et terre. On l’écoute comme une musique. Dans un poème de son recueil Paysages avec figures absentes, Philippe Jaccottet, en regard d’une peinture de Rembrandt, parle d’une lumière qui n’éclaire pas la toile peinte mais en émane. De même, c’est dans nombre de ses gravures que Georges Rubel nous transmet la capacité de lire et d’entendre cette langue mystérieuse que personne ne parle mais que tout le monde comprend.

« De même, c’est dans nombre de ses gravures que Georges Rubel nous transmet la capacité de lire et d’entendre cette langue mystérieuse que personne ne parle mais que tout le monde comprend. »

Petit Voyage en Nostalgie, 1978, eau-forte, burin, pointe sèche, 99 x 86 mm (cuivre), 59 x 45 mm (image).

Petit Voyage en Nostalgie, 1978, eau-forte, burin, pointe sèche, 99 x 86 mm (cuivre), 59 x 45 mm (image). © Gilles Desrozier

Le langage d’Artaud façonné dans la matière du cuivre

« Certes, les endroits de la terre ne manquent pas où la nature, mue par une sorte de caprice intelligent, a sculpté des formes humaines. Mais ici le cas est différent car c’est sur toute l’étendue géographique d’une race que la nature a voulu parler […] quand, pendant des jours et des jours de cheval, le même charme intelligent se répète et que la nature obstinément manifeste la même idée […] on ne peut plus penser que ce soit là un caprice. » (Antonin Artaud).
Georges Rubel a conçu La Montagne des signes à partir d’un chapitre des Tarahumaras d’Antonin Artaud, comme une structure symétrique où ses estampes positionnées en miroir établissent des horizontales sur toute la largeur des feuillets déployés, croisant les verticales impeccables des textes typographiques composés par Robert Blanchet, blocs lumineux de haut vol que seul le caractère mobile peut atteindre. Ainsi sous les arcades du temple de la nature alternent les gravures pleine page, les formats rectangulaires, ovales et, comme ouverture et conclusion, le même cercle : « la dualité des choses ». Georges Rubel façonne le langage d’Artaud dans la matière du cuivre. Les techniques de pointe sèche, aquatinte, morsure au sel de perchlorure s’allient pour ériger cette écriture délirante du paysage qui pense l’homme et le pétrifie dans ses strates. Ce livre de bibliophilie, gravé et édité dans les années 1980 et publié en 2015, est une pièce majeure dans l’œuvre de Georges Rubel. Dans cet ouvrage s’exprime en profondeur « l’expérience du travail ». Elle est comme la fleur qui dure plus longtemps que les palais anciens. En s’inclinant certes, elle survient durant les siècles, de leurs marbres munificents jusqu’au pied de leurs ruines. Un envoûtement qui fait les yeux plus grands. L’inspiration n’est plus alors qu’un ornement d’égotisme. « Pour moi, l’image gravée est un texte qui s’élabore petit à petit, mon échelle de perception est celle du livre, et mon seul métier est l’écriture, fût-elle donnée sous la forme d’une image. Lorsqu’il m’arrive de peindre, c’est un peu la même chose, je donne… je livre… un livre. Mes peintures, mes dessins ont l’immense et inépuisable dimension des signes (minuscules) de la lecture… » On pense à Robert Walser, entraînant dans un paysage de neige ses microgrammes calligraphiés, on entend également Paul Valéry observer qu’au travail l’écrivain et le graveur sont tous deux également penchés sur leur feuille, qu’elle soit papier ou métal.

« La Montagne des signes », 2015, aquatinte, eau-forte, burin, pointe sèche, 330 x 500 mm, page centrale du chapitre éponyme, extrait de Voyage au pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud, réalisé et publié à ses dépens par Georges Rubel.

« La Montagne des signes », 2015, aquatinte, eau-forte, burin, pointe sèche, 330 x 500 mm, page centrale du chapitre éponyme, extrait de Voyage au pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud, réalisé et publié à ses dépens par Georges Rubel. © Gilles Desrozier

« Mes peintures, mes dessins ont l’immense et inépuisable dimension des signes (minuscules) de la lecture… »

Le combat

Les gravures de Georges Rubel sans cesse aboutissent à une insurrection. Ces mouvements alternatifs de soulèvement et d’éboulement des sols, de forêts dévoratrices et de montagnes ossifiées dépassent les paysages hallucinés de Lovecraft, les architectures fantastiques de Monsù Desiderio, envahissent tout. Il ne faut donc pas s’étonner du temps long, non pas à remettre de l’ordre sur son cuivre, mais à en organiser le chaos. Et cela dans la démesure. L’attente d’une finalité n’est pas conçue pour attiser l’impatience de l’amateur d’estampes ou du bibliophile, elle est imbriquée au travail progressant vers l’hypothèse du graveur : le temps d’une vie d’images, transmettre l’incommensurable.

Après la traversée ou L’Entrevue du juste chemin, vers 1983, dessin à la plume et à l’encre de Chine sur papier, 230 x 320 mm.

Après la traversée ou L’Entrevue du juste chemin, vers 1983, dessin à la plume et à l’encre de Chine sur papier, 230 x 320 mm. © Gilles Desrozier

Georges Rubel, courriel : georges.rubel@wanadoo.fr