Gravures-stratigraphies et reliefs naturalistes de Catherine Wintzenrieth

Sans titre, 2021, bois gravés, papier japon, papier de soie, 50 x 70 cm.

Sans titre, 2021, bois gravés, papier japon, papier de soie, 50 x 70 cm. © Marc Vernier

Après une formation de mosaïste et un travail autour du papier, du bois, du marbre, de l’ardoise et du métal, Catherine Wintzenrieth se consacre depuis plusieurs années à la gravure. Son intérêt pour la matière et la lumière la conduit à associer différentes techniques, superposant parfois les matrices qui deviennent partie intégrante de l’œuvre. Portrait d’une graveuse des aspérités et des reliefs impossibles.

Si, à première vue, des gravures de Catherine Wintzenrieth suintent les souvenirs et tracés de failles mystérieuses ou de falaises disparues, ces coupes stratigraphiques avouées ou implicites renvoient à une obsession mystique qui habite l’être humain depuis plusieurs millénaires. 

Lorsqu'ils sont venus…, texte de Martin Niemöller, 2008, livre-objet, exemplaire unique, bois, ardoise, tesselles d'ardoise sur miroir, 25 x 58 x 16 cm.

Lorsqu'ils sont venus…, texte de Martin Niemöller, 2008, livre-objet, exemplaire unique, bois, ardoise, tesselles d'ardoise sur miroir, 25 x 58 x 16 cm. © Marc Vernier

Du bon usage des données biographiques

Tout commence à Ollenbourg, en Allemagne, ville que Catherine quittera enfant pour la région parisienne. Ses parents, français, y ont passé de nombreuses années. Son père, à l’origine des rencontres francoallemandes, lui fait connaître Heinrich Böll, Roland Barthes, Günter Grass ou Clara Malraux. Catherine s’imprègne d’une inventivité créatrice qu’elle développera bientôt dans le domaine artistique. Tout en étant enseignante en France, elle se rend fréquemment à Coblence, du fait de ses attaches personnelles, où elle est familière des paysages mystérieux des bords du Rhin. Catherine Wintzenrieth entre dans l’atelier de mosaïque contemporaine dirigé par France Hogué1, lieu marquant qu’elle rappelle dans un entretien récent : « J’ai ainsi découvert les marbres, apprécié l’effort de la taille, le bruit de la marteline, les couleurs, les odeurs des pierres. J’ai ressenti le besoin d’élargir mes assemblages à d’autres matériaux, le bois, le métal, l’ardoise2. » Cette approche, sous-tendue par un savoir du faire et du toucher, explique très naturellement que les œuvres produites, des tesselles de mosaïque, aient évolué vers d’autres supports. Elle revendique une esthétique qui peut autant devoir au paysage japonais qu’aux artistes du Bauhaus ou à la culture africaine. « Ma première émotion pour une œuvre de mosaïque a été la découverte d’El Anatsui [né en 1944] et de ses sculptures réalisées avec des matériaux simples, de récupération, liés entre eux et qui deviennent de gigantesques structures lumineuses faisant référence à l’abstraction globale, à l’histoire de l’Afrique, aux textiles indigènes, à la vie comme processus de changement3. » 

Catherine Wintzenrieth.

Catherine Wintzenrieth. © Marc Vernier

 

Un parcours de la mémoire

Adepte d’une gestuelle qui restitue l’effort et le mouvement enchaînant l’idée vers sa finalité, Catherine Wintzenrieth a fait siennes des conceptions très diverses de créateurs des générations précédentes. On peut citer les sculptures d’Antoni Clavé (1913-2005), autant d’hymnes à la matière, la résonance des textigravures et matrices faites de tissus et de ficelles encrées de James Guitet (1925-2010) qui permettent, par le biais de la gravure, de parvenir au livre-objet, tandis que Riccardo Licata (1929-2014) couple signes et traces : « Son écriture graphique, picturale, précise-t-elle, est inspirée par la musique, poétique et inventive. » À ces fauteurs de langage, s’ajoute Kim Chun Hwan (né en 1968), déchirant, collant, sciant des papiers jusqu’à obtenir des reliefs à la dureté de pierre. Autant d’admirations qui n’ont pas empêché Catherine Wintzenrieth de trouver son propre chemin. C’est enfin avec le précurseur de ces créateurs, Max Ernst (18911976), qu’elle a le plus d’affinités. Ce libre artiste ne peut se contenter d’une seule technique : il n’hésite pas à changer de support selon les rêves à atteindre, explorant par exemple le frottage, similaire à l’estampage ou aux pratiques de restitutions archéologiques opérées sur le terrain, dans La Ville entière (1935-1936). Semblable attitude est récurrente chez elle, comme une géologue en quête de matériaux qu’elle défie et harmonise. Elle appartient au grand courant international de l’abstraction qui s’est considérablement développé depuis la première moitié du XXe siècle en connaissant de nombreuses déclinaisons. En opposition à l’abstraction géométrique et au constructivisme, l’abstraction lyrique désigne une tendance à l’expression directe de l’émotion individuelle, tendance rattachée à l’art informel exploré à Paris après la Seconde Guerre mondiale. À la froideur répétitive des deux premiers courants s’oppose l’intensité chaude de l’abstraction lyrique4. L’œuvre de Catherine Wintzenrieth, sensible et puissante, peut s’en réclamer.

Sans titre, 2018, métal, gravure sur papier, 60 x 45 cm.

Sans titre, 2018, métal, gravure sur papier, 60 x 45 cm. © Marc Vernier

« En opposition à l’abstraction géométrique et au constructivisme, l’abstraction lyrique désigne une tendance à l’expression directe de l’émotion individuelle. »

 De la mosaïque à la gravure

La mosaïque permet à l’artiste de s’orienter vers la gravure. Elle fréquente l’atelier de Florence Hinneburg, où elle a « poursuivi [ses] recherches en mélangeant les techniques, les assemblages, les superpositions, mettant en relief des traces, des rythmes, des ombres et des lumières, travaillant les effacements, donnant la place aux vides ». Cette appropriation contrôlée de l’espace repose sur un choix bien particulier de matériaux et de supports : « J’utilise le bois, l’ardoise, le carton, le métal, le papier que je sculpte, grave, déchire… Chaque matière a une mémoire qui se révèle à l’encrage, à l’impression. » La gravure, traditionnellement un multiple, devient ici, du fait des manipulations effectuées par la créatrice, l’égal d’une pièce unique rayonnant d’une atmosphère où le regard et la contingence trouvent un équilibre propice. Ces rythmes venus d’ailleurs, de l’élément terre comme du bois, du fer, de l’air, voire de l’eau, sont pleinement constitutifs du travail de l’artiste. Quelques grandes œuvres emblématiques résument cette recherche d’un fragile équilibre dans ses alliances inédites de matières. Ainsi en va-t-il de Sans titre (2020), vaste et longue composition qui induit un onirisme bien proche de La Ville entière de Max Ernst évoquée plus haut. À la monumentalité de la pièce peinte, devenue quasiment une cité fortifiée médiévale digne de Mantegna, répond cette œuvre où la disjonction subtile mais affirmée donne lieu à une double lecture des deux panneaux qui ont la complémentarité de l’osmose. On note le traitement abouti du bois comme de l’ardoise, à l’un la brillance, à l’autre une patine rappelant les espèces fossilisées sauvées par des archéologues soucieux de conserver par leur présence massive un passé enfui.

Sans titre, 2021, bois gravés, métal, papier japon sur bois, 29 x 50 cm.

Sans titre, 2021, bois gravés, métal, papier japon sur bois, 29 x 50 cm. © Marc Vernier

Une autre incursion dans les paysages de Catherine Wintzenrieth avec Sans titre (2021) montre par cette coupe stratigraphique verticale une suite dynamique de sections d’une forte densité. Le regard effectue assez naturellement de la gauche vers la droite une lecture nécessaire pour appréhender une telle langue : d’abord une section réalisée en papier japon auquel se mêlent des traînées dues à des empreintes de bois, une deuxième constituée de veinures de bois jouxte une zone d’enlèvement, elle-même voisinant avec un support rude, celui du contreplaqué nivelé par un passage au rouleau, tandis qu’un éclatement de la matière savamment guidé magnifie l’ensemble. Sa mise en scène parfaitement contrôlée repose en fait sur un instant – long, très long – qui produit comme une succession d’arbres dignes de la forêt magique de Brocéliande. Parfois, un rai de couleur vient enrichir les tonalités qui vont d’un blanc laiteux à des noirs profonds. Catherine Wintzenrieth devient une calligraphe qui procède par essuyage des valeurs d’encre pour obtenir les trouées et les sommets de ces paysages imaginaires. Pénétrer dans cet univers végétal, minéral, de doute et de transgression des formes, renvoie aux images sublimées d’une nature vraisemblable ou trompeuse. L’artiste fige un réel où l’illusion teintée de perfection complexe – le geste créatif – offre une brillante démonstration des interactions silencieuses entre des mondes aussi fourmillants et intenses que le sont gravure, peinture et sculpture.

Sans titre, 2014, gravure directe, 50 x 70 cm.

Sans titre, 2014, gravure directe, 50 x 70 cm. © Marc Vernier

« Ces rythmes venus d’ailleurs, de l’élément terre comme du bois, du fer, de l’air, voire de l’eau, sont pleinement constitutifs du travail de l’artiste. »

Catherine Wintzenrieth, courriel : cathwintzen@yahoo.fr

Prochaine exposition : « De la pierre à l’empreinte », du 11 juin au 15 septembre 2022, Maison de la mosaïque contemporaine, 15 bis, quai de l’Industrie, 71600 Paray-le-Monial. Site Internet : maisondelamosaique.org

1 France Hogué découvre la mosaïque à l’École supérieure des beaux-arts de Paris, dans la classe de Riccardo Licata. Ses créations personnelles sont une association de plusieurs formes d’expression artistique : mosaïque, sculpture, fresque. Comme elle le rappelle, une de ses orientations est de « dégager de la gangue rigide le granit taillé pour recouvrer le geste libérateur du créateur, entre peinture et sculpture. Les strates successives de mortier teint dans la masse, passées et repassées inlassablement en couches fines, accueillent, presque en référence, l’ardoise et le marbre tandis que l’étain, le cuivre… et le papier journal inscrivent sans ambiguïté cette transformation mosaïque dans la modernité ».
2 Entretien avec l’artiste dans son atelier de La Charité-sur-Loire, août 2021.
3 Entretien avec l’artiste dans son atelier d’Asnières, septembre 2021.
4 L’expression « abstraction lyrique » est employée pour la première fois par Jean José Marchand et le peintre Georges Mathieu lors de l’exposition organisée en décembre 1947 à la galerie du Luxembourg avec Wols, Bryen, Hartung, Riopelle, Atlan, Ubac, Arp, que Mathieu voulait nommer « Vers l’abstraction lyrique », titre auquel la directrice de la galerie préféra « L’Imaginaire ». On peut y rattacher la démarche amorphique de l’art informel, où s’impose avec élégance l’expression calligraphique de la peinture gestuelle.