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Judith Rothchild et Jean-Pierre Velly à Gravelines : deux virtuoses de la taille-douce

Judith Rothchild, Tilleul, 2000, pour la suite Cinq moments chez Swann, manière noire, 24,8 x 29,5 cm (cuvette), 39,5 x 44 cm (feuille). © Musée de Gravelines / J. Rothchild.

Judith Rothchild, Tilleul, 2000, pour la suite Cinq moments chez Swann, manière noire, 24,8 x 29,5 cm (cuvette), 39,5 x 44 cm (feuille). © Musée de Gravelines / J. Rothchild. © Musée de Gravelines / J. Rothchild

Le musée du Dessin et de l’Estampe originale situé à Gravelines, entre Dunkerque et Calais, rend hommage à deux grands artistes de l’estampe, Judith Rothchild, graveuse en manière noire, et Jean-Pierre Velly, buriniste et aquafortiste de génie, malheureusement trop tôt disparu.

« Dans la gravure noire, la nuit est profonde : le travail fait poindre le jour dans cette nuit », on ne saurait mieux dire que Diderot dans ses Essais sur la peinture pour faire suite au Salon de 1765.

Chou, pastèque et coquillages

C’est de cette nuit profonde que surgissent comme autant d’apparitions surréelles les créations, qui semblent des créatures vivantes, de Judith Rothchild : butternut, chou, pastèque, œufs, bocal, coquillages mais aussi fenêtre et volets, nénuphars et escaliers, coquillages et coraux. Avec cette graveuse née en 1950 aux États-Unis où elle a suivi un cursus artistique avant de s’installer dans un petit village de l’Hérault en 1974, ces éléments de notre vie quotidienne sont magnifiés.

Judith Rothchild, Artichoke, 1998, manière noire, 24,7 x 19,7 cm (cuvette), 39,8 x 26,7 cm (feuille). © Musée de Gravelines / J. Rothchild.

Judith Rothchild, Artichoke, 1998, manière noire, 24,7 x 19,7 cm (cuvette), 39,8 x 26,7 cm (feuille). © Musée de Gravelines / J. Rothchild. © Musée de Gravelines / J. Rothchild

« Faire monter doucement la lumière »

Nous avons l’impression de les voir pour la première fois, dans leur beauté, leurs nuances et leur singularité. Grâce au travail de cette artiste qui, pour pratiquer la manière noire depuis plus de 20 ans, sait manier le brunissoir avec patience et talent afin de « faire monter doucement la lumière », les épines d’un chardon (Chardon et feuille, 2019) semblent si douces qu’on se surprend à vouloir les caresser. Et le verre de la carafe à moitié emplie d’eau réussit le paradoxe d’être d’une transparence diaphane tout en semblant d’une solidité à toute épreuve. Du grand art qui, comme l’écrit dans le catalogue Virginie Caudron, directrice du musée du Dessin et de l’Estampe et commissaire de l’exposition, conduit « le spectateur à se mettre à méditer devant une feuille de chou ». Judith Rothchild a beau travailler avec l’ombre et la lumière, ses créatures de papier nous semblent plus vivantes, plus palpables que leurs modèles. Venues de la profondeur de la plaque de cuivre criblée d’encre noire, elles gardent de cette origine une aura et un rayonnement particuliers, comme magnétiques. Leurs teintes délicates, qui se déclinent subtilement du noir au blanc en passant par l’infinie gamme des gris, rappellent la finesse et le velouté du pastel, art de la lumière et de la couleur dans lequel, comme le montre l’exposition, l’artiste s’est illustrée avant de se consacrer à la manière noire et au dessin.

Judith Rothchild, Chardon et feuille de néflier, 2018, manière noire, 29,5 x 22,5 cm (cuvette), 49,7 x 40,7 cm (feuille).

Judith Rothchild, Chardon et feuille de néflier, 2018, manière noire, 29,5 x 22,5 cm (cuvette), 49,7 x 40,7 cm (feuille). © Musée de Gravelines / J. Rothchild

« L’invisible par-delà le visible »

Le travail de Jean-Pierre Velly est très différent. Ici il ne s’agit plus de saisir les choses dans leur présence au monde et leur plénitude, mais plutôt dans leur profusion et leur éparpillement, afin d’en donner une nouvelle vision – Velly a fait partie, avec d’autres comme Hélène Csech, Érik Desmazières, Georges Rubel, Philippe Mohlitz ou Étienne Lodého, de ce courant artistique que Michel Random a appelé la gravure visionnaire. En 1968, tout jeune pensionnaire à la villa Médicis, il s’était attiré les éloges d’un historien et critique d’art fameux à l’époque, Waldemar-George, qui saluait ce « graveur thaumaturge » sachant traduire « l’invisible par-delà le visible ». L’estampe Un point, c’est tout, où, comme le décrit Pierre Higonnet, galeriste et collectionneur grand connaisseur de l’artiste, « plusieurs centaines d’objets, de personnages et d’animaux sont aspirés vers un seul point de fuite », est significative de sa manière placée sous le signe de l’accumulation et de la mélancolie.

Jean-Pierre Velly, Un point, c’est tout, 1978, burin et eau-forte, 34,5 x 49 cm (matrice), 50 x 20 cm (feuille), collection particulière.

Jean-Pierre Velly, Un point, c’est tout, 1978, burin et eau-forte, 34,5 x 49 cm (matrice), 50 x 20 cm (feuille), collection particulière. © Musée de Gravelines / J.-P. Velly

Une humanité encombrée

« L’œuvre de Velly, poursuit Higonnet, se présente comme une longue série de vanitas. […] La dislocation et la décomposition des corps, la dégradation due au temps, l’abîme et la chute sont au centre des préoccupations de l’artiste. » Mais nourrie de multiples références, de Dürer à Bresdin, l’inspiration de celui qui fut à la fois dessinateur, graveur et peintre puise à différentes sources et s’illustre aussi bien dans l’évocation des objets et des natures mortes que dans celle des corps et des paysages. L’angle choisi par les commissaires de l’exposition de Gravelines, Virginie Caudron et Yvon Le Bras, docteur en histoire de l’art spécialiste de la gravure visionnaire, est justement celui de la « figuration proliférante où les objets abondent et, au-delà de l’ornement, semblent être consubstantiels à toute représentation » (Yvon Le Bras). Pour Virginie Caudron, « par sa profusion et sa fantaisie, l’objet donne l’idée d’une humanité encombrée, comme si l’empire des biens débordait de toutes parts ». Énigmatique et riche, l’œuvre de Jean-Pierre Velly, disparu accidentellement voici 35 ans, continue de susciter de nombreuses interprétations. Étonnante et étrange, foisonnante d’imagination et d’humour, elle force aussi l’admiration par la précision et la beauté de son burin.

Trinità dei Monti, burin et eau-forte, 1968, collection particulière. 35,5 x 51,7 cm (matrice), 46 x 66 cm (feuille).

Trinità dei Monti, burin et eau-forte, 1968, collection particulière. 35,5 x 51,7 cm (matrice), 46 x 66 cm (feuille). © Musée de Gravelines / J.-P. Velly

« Judith Rothchild, lumières noires », « Jean-Pierre Velly, n’amassez-pas les trésors ! », jusqu’au 25 mai 2025, musée du Dessin et de l’Estampe originale, place Albert Denvers, 59820 Gravelines, tous les jours de 14h à 17h30, sauf le mardi. Tél. : 03 28 51 81 00, site Internet : gravelines-musee-estampe.fr