La bibliothèque de Colmar : renaissance d’un fonds rare
La bibliothèque patrimoniale de Colmar, rebaptisée bibliothèque des Dominicains, a rouvert ses portes à l’été 2022 après quatre années de travaux. C’est l’occasion de mettre en lumière ses collections anciennes, d’une richesse admirable, nées du passé foisonnant du Haut-Rhin et reflet de l’histoire du livre du VIIIe siècle à l’époque moderne.
En plein centre-ville de Colmar, entre la place de la Cathédrale et le musée Unterlinden, l’ancien couvent qui jouxte l’église des Dominicains offre un visage neuf. Ce bâtiment datant des XIIIe et XIVe siècles, qui accueille la bibliothèque patrimoniale de la municipalité, a été entièrement restauré. Depuis juin 2022, il est doté d’une annexe de stockage sur cinq niveaux avec une zone de conservation bénéficiant d’une régulation thermique. Le fonds à préserver est d’une valeur inestimable : 260 000 documents anciens, dont les plus vieux remontent à l’époque carolingienne. Si la ville de 70 000 habitants détient un trésor digne d’une métropole, elle le doit à sa situation géographique et à l’Histoire, mais aussi à la bonne fortune qui lui a épargné les ravages du temps et les destructions.
Comme la plupart des bibliothèques publiques, la bibliothèque colmarienne s’est constituée en 1803 à partir des confiscations de la période révolutionnaire. Ce noyau initial est déjà exceptionnel avec près de 40 000 volumes, dont un grand nombre de manuscrits, d’incunables et d’éditions du XVIe siècle. Il reflète le dynamisme religieux et intellectuel du Rhin supérieur depuis la période médiévale. À la fin du XIXe siècle, le fonds atteint 80 000 volumes, dont 600 manuscrits, à la faveur de multiples dons et legs de notables locaux. La bibliothèque d’Ignace Chauffour (1808-1879) constitue l’apport le plus remarquable de cette époque. Cet avocat et homme politique, dernier descendant d’une dynastie de juristes, a laissé plus de 25 000 documents dont 4 458 alsatiques, des incunables, des éditions de la Renaissance et des estampes. Au siècle suivant, cinq legs d’envergure viennent encore augmenter le catalogue général. Celui-ci se caractérise par son bilinguisme. Les livres en allemand y représentent une part notable des collections. « Jusqu’à son entrée dans le Royaume de France, en 1648, la région fait partie du Saint Empire romain germanique », rappelle le conservateur Rémy Casin, responsable du site et des fonds anciens et patrimoniaux. « À Colmar, on parle alors le “haut alémanique”. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que les ouvrages en français s’imposent face aux livres en allemand et en latin. » L’anéantissement de la bibliothèque municipale de Strasbourg dans un incendie dû à la guerre franco-allemande de 1870 a fait de Colmar le principal dépositaire du patrimoine écrit ancien de l’Alsace. Sur les 1 800 manuscrits des Dominicains, environ 400 remontent au Moyen Âge.
Quelque-suns – vestiges des communautés bénédictines et cisterciennes de Haute-Alsace fondées à des époques lointaines – sont antérieurs au XIIe siècle. Cinq manuscrits du VIIIe–
IXe siècle proviennent ainsi de la prospère abbaye de Murbach, près de Guebwiller dans le Haut-Rhin, notamment un recueil de lettres de saint Jérôme et un ouvrage de conseils spirituels de Jean Cassien, moine oriental du IVe siècle : Collationes patrum (Conférences des pères). De cette bibliothèque qui fut l’une des plus importantes d’Europe au IXe siècle – avec 300 volumes –, une douzaine de manuscrits seulement subsistent dans le monde.
Dans le cloître, un atelier de reliure
En parcourant les allées de l’ancien cloître qui abrite la bibliothèque patrimoniale de Colmar, on peut admirer l’atelier municipal de reliure à travers deux fenêtres. Dans cet atelier ouvert en 1951, et qui comptait cinq personnes à plein temps en 2017, travaillent aujourd’hui deux employées – affectées également à l’accueil du public et au montage des expositions. L’une d’elles a été formée aux Ateliers d’Or de Bourgogne, l’autre à l’École Estienne.Leur activité quotidienne consiste à consolider les livres à dos carrés-collés, à relier les périodiques régionaux et à faire l’entretien courant des reliures des collections, en toile ou en cuir. Pour les volumes datant du XVIe au XVIIIe siècle, comme pour les documents graphiques, les techniciennes spécialisées assurent les petites restaurations. Par exemple, le nettoyage et la mise à plat d’un fonds de 500 affiches datant de la Première Guerre mondiale. Les ouvrages les plus précieux sont confiés à l’atelier de restauration de Coralie Barbe, à Paris, agréé au niveau national, à raison de six chantiers par an en moyenne. Les relieuses fabriquent également des boîtes cartonnées sur mesure, qui servent à préserver les pièces les plus fragiles. En 2022, l’atelier a procédé à la réparation des coiffes de dizaines d’ouvrages du XVIIIe siècle, à présent exposés dans le hall de la bibliothèque. En plus de ces nombreuses tâches, les deux employées assurent l’animation d’actions culturelles, en particulier à l’occasion des Journées du patrimoine et du Festival du livre de Colmar qu’organise le réseau des bibliothèques municipales. Afin de pouvoir étoffer les offres pédagogiques en direction du grand public comme des établissements scolaires, qui sont très en demande, il est prévu de renforcer l’équipe de l’atelier. « Le public est très intéressé par la découverte des étapes de réparation d’un livre, déclare Julie Paquet, l’une des relieuses. Il se montre aussi friand de démonstrations de reliure criss cross ou copte, et de fabrication de papier marbré ! »
Des trésors du Moyen Âge et de la Renaissance
Les manuscrits médiévaux provenant du couvent dominicain voisin, qui abrite maintenant le musée Unterlinden, forment un ensemble plus conséquent. Ce sont surtout des ouvrages liturgiques du XIVe siècle : missels, bréviaires, mais aussi antiphonaires et graduels, aux décors splendides, servant pour les chants. Ils s’accompagnent d’ouvrages de prières tels des psautiers du XVe siècle. L’un d’eux, aux enluminures d’une grande fraîcheur, présente un motif de curiosité. L’une des pages en vélin, en partie arrachée, a été réparée avec des points de broderie. « Il est rare de voir des pages raccommodées avec un tel soin, confie Rémy Casin. C’est sans doute l’œuvre d’une moniale d’Unterlinden. Elle aura fait de ce geste un acte de piété en référence à Marie, alors assimilée à une tisserande. »
Le fonds d’incunables de Colmar est le deuxième du pays après celui de la Bibliothèque nationale de France. La présence de ces 2 300 volumes multiséculaires s’explique par la proximité de la cité avec le berceau de l’imprimerie. « Lorsque le tout nouveau marché du livre imprimé éclot au XVe siècle, souligne Rémy Casin, les nombreuses communautés monastiques du Rhin supérieur sont aux premières loges pour acquérir les productions des premières officines d’imprimerie de Mayence, Strasbourg et Bâle, toutes proches. » Le couvent des Dominicains peut s’enorgueillir de détenir le premier livre imprimé à Strasbourg, en 1460 : la bible latine de 49 lignes, de Johann Mentelin, dont il existe seulement trois exemplaires dans des institutions publiques françaises. Il conserve aussi un exemplaire du Peregrinatio in terram sanctam (Pèlerinage en Terre sainte) de Bernhard von Breydenbach publié en 1486, avec ses paysages panoramiques, et plusieurs exemplaires du célèbre Liber chronicarum (Chronique de Nuremberg) de Hartmann Schedel, édité en 1493. Ce dernier – une histoire du monde avec 650 gravures répétées et combinées entre elles –, est le premier ouvrage associant systématiquement le texte et l’image. Parmi d’autres incunables emblématiques, citons les Œuvres complètes d’Aristote publiées en grec à Venise (1495), qui offrent la possibilité de lire le philosophe et savant dans sa langue d’origine – une « première » depuis l’Antiquité !
« Les manuscrits médiévaux provenant du couvent dominicain voisin, qui abrite maintenant le musée Unterlinden, forment un ensemble plus conséquent. Ce sont surtout des ouvrages liturgiques du XIVe siècle : missels, bréviaires, mais aussi antiphonaires et graduels, aux décors splendides, servant pour les chants. »
L’humaniste alsacien Sébastien Brant (1458-1521) est, lui, brillamment représenté avec trois éditions incunables de son chefd’œuvre satirique, Stultifera navis (La Nef des fous), datant respectivement de 1494 (Strasbourg), 1497 (Paris) et 1498 (Bâle). À ces témoins de la Renaissance s’ajoutent 10 000 impressions du XVIe siècle, dont une ample part reflète la controverse religieuse de la Réforme. D’innombrables brochures rendent compte des oppositions entre, d’un côté, Martin Luther et ses partisans et, de l’autre, leurs adversaires restés fidèles à l’Église officielle. Les humanistes du Rhin supérieur, parmi lesquels des professeurs de l’école latine de Sélestat, ont aussi laissé leur empreinte dans le fonds avec des ouvrages sur la religion et la pédagogie. Citons ceux de Martin Bucer (1491-1551), dominicain passé à la Réforme qui fit de Strasbourg une ville-phare de cette religion avant d’en être chassé par Charles Quint. Comme on pouvait s’y attendre, le « prince des humanistes », Érasme (1469-1536), qui vécut huit ans à Bâle, est présent au sein des collections avec de très nombreuses éditions originales. Sur le plan des sciences, le fonds colmarien n’est pas en reste.
Pour cette période, il dispose d’un exemplaire du traité fondateur de l’anatomie moderne : De humani corporis fabrica (La Structure du corps humain) d’André Vésale (1514-1564), édité en 1543 à Bâle. Ou encore du somptueux manuel de science intitulé Astronomicum Caesareum (L’Astronomie de l’Empereur) de Petrus Apianus (1495-1551), édité à Ingolstadt (Bavière) en 1540. Ses illustrations ont la particularité d’être imprimées sur des disques de papier mobiles pour faire comprendre les mouvements des astres. Parmi les ouvrages savants, on trouve quelques publications anglaises, telle la Micrographia de Robert Hooke (1635-1703) dans une réédition londonienne de 1667 (première édition en 1665). L’auteur, un scientifique membre de la Royal Society de Londres, y décrit les premières observations au microscope, à l’aide d’illustrations d’insectes dessinés avec une précision époustouflante, à l’exemple d’une spectaculaire puce en gros plan.
Une vaste collection d’alsatiques
Avec ses 42 000 volumes qui traitent de l’Alsace sous un aspect ou un autre, la bibliothèque des Dominicains est l’un des fonds les plus importants en la matière, après celui de la bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Cette catégorie éditoriale se distingue par son bilinguisme : jusque dans l’entre-deux-guerres, les auteurs s’exprimaient en français ou en allemand, peu en alsacien – pourtant pratiqué par la population. Les titres de la collection touchent principalement à l’histoire régionale, aux coutumes et aux mœurs. Ils reflètent aussi le courant « patriotique » qui a vu le jour à partir des années 1870. Entre autres ouvrages significatifs, citons L’Alsace, le pays et ses habitants, de l’érudit Charles Grad (1889) et le recueil de contes publié en allemand par Auguste Stöber en 1896, équivalent de celui des frères Grimm. Le cabinet des estampes compte 1 500 cartes, dont une grande partie concerne la vallée du Rhin. Certaines, aquarellées à la main au XVIIIe siècle, présentent une qualité esthétique spectaculaire. Plus inattendu, un ensemble de 500 menus illustrés. Ces documents datant des XIXe et XXe siècles témoignent des banquets d’associations variées, que ce soit une « société de gymnastique » ou un regroupement d’anciens combattants de l’armée allemande. La bibliothèque conserve des productions des nombreux artistes liés à la région, dont le célèbre Jean-Jacques Waltz dit Hansi (1873-1951). Cet opposant acharné à l’annexion de l’Alsace au Reich est connu pour ses caricatures et ses illustrations célébrant la culture alsacienne. Son talent à multiples facettes s’est aussi révélé dans des affiches, des ex-libris et des tableaux. D’autres artistes de qualité et de renommée régionale apparaissent dans le fonds, tels Victor Huen (1874-1939), peintre et lithographe spécialisé dans l’histoire militaire, et une pléiade d’artistes contemporains, photographes, graveurs et autres. Cette dernière catégorie ne cesse de s’enrichir grâce à la vitalité de la création graphique attisée par la Haute École des arts du Rhin1. Le fonds d’alsatiques s’accroît, lui, avec les nouveautés éditoriales. Aux habituels ouvrages historiques et recueils de recettes traditionnelles s’ajoutent désormais les romans policiers et les bandes dessinées imaginés par les éditeurs locaux.
Buffon, Bartholdi et le « La Fontaine alsacien »
La présence à Colmar d’ouvrages célèbres du XVIIIe siècle montre que la ville a bénéficié du rayonnement des Lumières. Un exemplaire de la collection encyclopédique de Buffon, l’Histoire naturelle… en 36 volumes, y côtoie les 33 tomes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert éditée de 1751 à 1772. La bibliothèque accueille également les œuvres de Théophile Conrad Pfeffel (1736-1809), qualifié en son temps de « La Fontaine alsacien». Cet homme de lettres prolifique, pédagogue reconnu et traducteur de l’allemand et du français, joua un remarquable rôle de « passeur » entre les deux cultures. Au tournant du XXe siècle, la bibliothèque fut dirigée par André Waltz (1837-1923).
Ce fils de boucher devenu un des grands érudits de la ville – et le père du dessinateur Jean-Jacques Waltz, dit Hansi (lire encadré « Une vaste collection d’alsatiques ») – occupa le poste durant quarante ans. Il rédigea des ouvrages de référence : le Catalogue de la bibliothèque Chauffour (1889) et la Bibliographie de la ville de Colmar (1902), vaste répertoire des sources écrites, manuscrites ou imprimées sur la cité alsacienne. Tous deux constituent des outils précieux encore consultés aujourd’hui. Les Dominicains sont, par ailleurs, dotés d’un fonds graphique considérable allant du XVe siècle jusqu’à aujourd’hui. Ses 120 000 documents, dont 70 000 ex-libris, sont d’une grande diversité : estampes, cartes et plans, photographies…
Ces dernières portent principalement sur le territoire alsacien. Parmi elles, un ensemble de clichés réalisés par le sculpteur Auguste Bartholdi (1834-1904), natif de Colmar, lors de voyages en Égypte et en Orient. Mentionnons également la production du photographe mulhousien Adolphe Braun (1812-1877), dont l’atelier, très actif, a immortalisé la vie quotidienne dans la région. Il faut noter que la bibliothèque patrimoniale conserve 21 000 pièces numismatiques encore peu étudiées, dont des monnaies et médailles antérieures à la Révolution française. Enfin, Colmar garde un témoignage singulier de la Seconde Guerre mondiale, moment où l’« Alsace-Moselle » fut annexée au Reich, avec une administration allemande et l’implantation du parti nazi. Comme toutes les villes de la région, Colmar vit l’installation d’une Volksbücherei (« bibliothèque populaire »), instrument de germanisation et d’endoctrinement de la population. « On y trouvait des auteurs classiques allemands “estampillés” par le régime et de multiples ouvrages d’histoire, de politique et de géopolitique très marqués par l’idéologie nazie, affirme Rémy Casin. En général, ces fonds ont été détruits à la Libération, mais notre ville en a conservé environ 5 000 pièces, dans une catégorie à part. Les documents, en cours de traitement, pourront bientôt servir aux historiens. » Aux Dominicains de Colmar, le livre ancien est protégé pour les générations futures, étudié par les chercheurs mais aussi exposé aux yeux des visiteurs. Un parcours gratuit présente plus de 100 documents originaux – régulièrement renouvelés et complétés par des fac-similés et des bornes numériques. Remontant le temps depuis la Révolution française jusqu’au Moyen Âge, on peut ainsi admirer de près la « Bible de Mentelin », des gravures de la Description de l’Égypte (1809-1829) ou encore, joyaux du fonds, six manuscrits médiévaux copiés et enluminés dans le couvent colmarien lui-même.
« Aux Dominicains de Colmar, le livre ancien est protégé pour les générations futures, étudié par les chercheurs mais aussi exposé aux yeux des visiteurs. »
Repères chronologiques
1648 : l’Alsace quitte le Saint Empire romain germanique pour entrer dans le royaume de France.
1870-1918 : l’Alsace fait partie de l’Allemagne.
1918-1940 : elle redevient française.
1940-1945 : elle est annexée de fait à l’Allemagne.
1945 : l’Alsace redevient française.
1 La Haute École des arts du Rhin est née de la fusion de l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, de l’École supérieure d’art de Mulhouse (Le Quai) et des enseignements supérieurs de la musique du conservatoire de Strasbourg. Site Internet : www.hear.fr
Bibliothèque des Dominicains, 1, place des Martyrs de la Résistance, 68000 Colmar. Tél. : 03 89 24 48 18, site Internet : dominicains.colmar.fr