Le média en ligne des Éditions Faton

La promenade du bibliophile : Blaise Pascal et l’abbaye de Port-Royal

Magdeleine Horthemels (1686-1767), L’Abbaye de Port-Royal des Champs, vers 1711. Gravure. Alors que l’abbaye de Port-Royal des Champs est vouée à la destruction par ordre de Louis XIV en 1710, Madeleine Horthemels grave une quinzaine de scènes de la vie conventuelle et des bâtiments de ce monastère, sources importantes pour les historiens.

Magdeleine Horthemels (1686-1767), L’Abbaye de Port-Royal des Champs, vers 1711. Gravure. Alors que l’abbaye de Port-Royal des Champs est vouée à la destruction par ordre de Louis XIV en 1710, Madeleine Horthemels grave une quinzaine de scènes de la vie conventuelle et des bâtiments de ce monastère, sources importantes pour les historiens. © DR

Au sud de Saint-Quentin-en-Yvelines, plus exactement à Magny-les-Hameaux, en vallée de Chevreuse, le promeneur curieux peut découvrir quelques traces d’anciennes ruines : Port-Royal des Champs. S’il est néophyte en histoire, il ne se doutera pas que ce lieu était au XVIIe siècle un foyer de la pensée religieuse ; mais s’il est un tant soit peu bibliophile, il saura y retrouver, derrière le fantôme des bâtiments disparus, l’ombre du grand Blaise Pascal.

De Blaise Pascal (1623-1662), la postérité retient surtout son don extraordinaire pour les sciences, son invention de la première machine à calculer et ses Pensées, dans lesquelles il expose le pari de la foi. Mais il faudrait également redécouvrir le génie de cet esprit complet dans une œuvre moins célèbre, peut-être parce que plus ardue : Les Provinciales. C’est justement dans le monastère de Port-Royal des Champs qu’il commence à écrire en janvier 1656 cette série de dix-huit lettres, en partie fictives, pour la défense du jansénisme et contre les Jésuites.

Anonyme, Portrait de Blaise Pascal, XVIIe siècle. Huile sur toile. Clermont-Ferrand, musée d'Art Roger-Quilliot, inv. n° 623.

Anonyme, Portrait de Blaise Pascal, XVIIe siècle. Huile sur toile. Clermont-Ferrand, musée d'Art Roger-Quilliot, inv. n° 623. © Clermont Auvergne Métropole, MARQ / Photo Rémi Boissau

La révélation

En réalité, le lien étroit de Pascal avec Port-Royal des Champs se noue dès 1652, lorsque sa sœur Jacqueline y entre en religion sous le nom de sœur Sainte-Euphémie. Elle impressionne grandement son frère, qui est alors très apprécié en société, bien qu’il soit de plus en plus dégoûté des mondanités. Durant de longues conversations, elle le convainc, peu à peu, de prendre pour directeur spirituel Antoine Singlin, qui est depuis 1643 l’aumônier de la communauté de Port-Royal. Cependant, Blaise Pascal a encore du mal à accepter de se laisser totalement guider par ses conseils, et montre une certaine réticence. Tout bascule une nuit de 1654, après une période certes prolifique sur le plan scientifique, mais désertique sur le plan spirituel. Or, voici que le soir du 23 novembre, le mathématicien est submergé par une extase mystique. Au cours de cette expérience éblouissante, dont il garde toute sa vie le récit caché dans la doublure de son vêtement, il ressent l’intime certitude de la présence du Christ, qui lui exprime tout son amour.

« Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. » « Joie, joie, joie, pleurs de joie », « certitude, joie, paix… »

Anonyme, Portrait de Jacqueline Pascal, d’après Philippe de Champaigne, XVIIe siècle. Huile sur carton. Clermont-Ferrand, musée d'Art Roger-Quilliot, inv. n° 647.

Anonyme, Portrait de Jacqueline Pascal, d’après Philippe de Champaigne, XVIIe siècle. Huile sur carton. Clermont-Ferrand, musée d'Art Roger-Quilliot, inv. n° 647. © Clermont Auvergne Métropole, MARQ / Photo Rémi Boissau

Pascal retiré du monde

Pascal conserve quelque temps le secret de cette expérience mystique dans son cœur. Mais, dès le 7 janvier 1655, il se retire pour une retraite à Port-Royal des Champs. Celle-ci est l’occasion d’une grande discussion avec l’abbé Louis Isaac Lemaître de Sacy, confesseur des religieuses, autour de la force et de la faiblesse de l’homme, dépeintes respectivement par Épictète et Montaigne. Cet entretien nourrit plus tard la rédaction de son Apologie de la religion chrétienne, restée inachevée et connue par des fragments réunis dans les Pensées.

 Anonyme, Vue de l’abbaye de Port-Royal des Champs, XVIIIe siècle. Utrecht, Museum Catharijneconvent.

Anonyme, Vue de l’abbaye de Port-Royal des Champs, XVIIIe siècle. Utrecht, Museum Catharijneconvent. © Museum Catharijneconvent

Un lieu pionnier

De retour à la vie parisienne, Pascal s’applique désormais à convertir son entourage à sa suite, et y parvient parfois. Mais surtout, il garde un lien constant avec l’abbaye de Port-Royal des Champs : il y séjourne à nouveau en 1656, et met au point, pour les élèves des Petites Écoles de Port-Royal, une nouvelle méthode d’apprentissage de la lecture. L’apport de son génie participe donc au grand courant d’émulation intellectuelle qui fait de ce lieu un établissement pionnier en matière d’éducation, notamment en choisissant l’enseignement en français, ce qui est tout à fait nouveau.

Défense du jansénisme

La même année, donc, Pascal rend également service au jansénisme en prêtant sa plume à la défense de ce courant lors de la controverse avec les Jésuites et la Sorbonne. C’est cet épisode qui donne lieu aux Provinciales, lettres dans lesquelles Pascal fait parler un honnête homme, plein de bon sens, qui cherche à se renseigner sur leur querelle théologique. Son but est de défendre le jansénisme aux yeux du plus grand nombre, y compris envers les courtisans peu versés en théologie. Dans cette entreprise, Pascal se fait aider par l’abbé Antoine Arnauld et le clerc Pierre Nicole, qui lui fournissent des citations et de la documentation. Alors que les Jésuites affirment que le péché originel n’a pas altéré la nature de l’homme, mais l’a seulement privé des dons surnaturels que Dieu lui avait accordés à la Création, les Jansénistes s’opposent à cette position en la comparant au pélagianisme, une hérésie qui niait le péché originel. Ils pensent au contraire, et Pascal avec eux, que la nature de l’homme est profondément corrompue depuis la chute d’Adam et Ève ; d’où l’importance capitale du rachat par la grâce divine. Certains Jansénistes affirment alors que le Christ est mort pour les seuls prédestinés. Cependant, Pascal opte pour une position assez nuancée pour ne pas tomber sous le coup de la condamnation papale, qui avait jugé hérétique la cinquième proposition du théologien Jansénius. Pascal soutient que tout baptisé reçoit la grâce du Christ, que le Christ a offert sa vie pour tous, mais par leur faute tous ne veulent pas être sauvés ; en revanche, Jésus sauve tous ceux qu’Il a choisis.

« Je sus donc, en un mot, que leur différend, touchant la grâce suffisante, est en ce que les Jésuites prétendent qu’il y a une grâce donnée généralement à tous les hommes, soumise de telle sorte au libre-arbitre, qu’il la rend efficace ou inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu’il manque rien de sa part pour agir effectivement ; ce qui fait qu’ils l’appellent suffisante, parce qu’elle seule suffit pour agir. Et les Jansénistes, au contraire, veulent qu’il n’y ait aucune grâce actuellement suffisante, qui ne soit aussi efficace, c’est-à-dire que toutes celles qui ne déterminent point la volonté à agir effectivement sont insuffisantes pour agir, parce qu’ils disent qu’on n’agit jamais sans grâce efficace. Voilà leur différend. » 

Blaise Pascal, « Seconde Lettre », Les Provinciales

Blaise Pascal, Lettre escrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne de Paris ce 23 janvier 1656, [s.l.], [s.n.], 1656, 8 p. in-4. Édition originale de la première lettre provinciale, cote Ep 0040.

Blaise Pascal, Lettre escrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes présentes de la Sorbonne de Paris ce 23 janvier 1656, [s.l.], [s.n.], 1656, 8 p. in-4. Édition originale de la première lettre provinciale, cote Ep 0040. © Bibliothèque du patrimoine de Clermont Auvergne Métropole

L’âme de Notre-Dame des Champs

Cependant, la controverse théologique est telle qu’elle devient une affaire d’État. Les dernières religieuses de Port-Royal des Champs sont chassées en octobre 1709, et Louis XIV demande de raser l’abbaye entre 1712 et 1713. La base des murs en est encore visible au sol, et sur l’emplacement du chevet de l’ancienne église, un oratoire néogothique a été construit en 1891. Des reconstitutions paysagères évoquent aujourd’hui l’activité passée du lieu : les potagers et jardins des simples ont été replantés à l’image de ceux que cultivaient les religieuses, de même que l’ancien verger, créé par Robert Arnauld d’Andilly et les Messieurs de Port-Royal au milieu du XVIIe siècle, présente de nos jours de rares variétés d’arbres fruitiers anciens. En le parcourant, le bibliophile pourra placer ses pas dans ceux de Pascal qui, en se promenant dans le parc de Port-Royal, s’est peut-être remémoré cette phrase de saint Augustin qu’il admirait beaucoup : « Que ton esprit parcoure toute la création ! De toutes parts elle va te crier : C’est Dieu qui m’a faite. Tout ce qui te charme dans l’œuvre d’art te vante l’artisan. De toutes parts toutes choses t’apportent un écho du Créateur. » Sur le plan architectural, il ne reste des édifices du XVIIsiècle que la ferme des Granges, principale exploitation agricole de l’abbaye, ainsi que le bâtiment qui accueillait probablement les Petites Écoles. Toutefois, le souvenir de Blaise Pascal y est encore vif puisqu’au centre de la cour intérieure des Granges, on trouvera, sans surprise, un puits portant son nom.

 Blaise Pascal, Les Provinciales ou Lettres escrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites…, 1657, édité à Cologne, chez Nicolas Schoute, cote Ep 0125.

Blaise Pascal, Les Provinciales ou Lettres escrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites…, 1657, édité à Cologne, chez Nicolas Schoute, cote Ep 0125. © Bibliothèque du patrimoine de Clermont Auvergne Métropole

À visiter : Musée national de Port-Royal des Champs, route des Granges de Port-Royal, 78114 Magny-les-Hameaux. Tél. 01 39 30 72 72. port-royal-des-champs.eu

À visiter : Exposition temporaire organisée à l’occasion des 400 ans de la naissance de Blaise Pascal, le 19 juin 1623 : « Les mystères de Pascal (1623-1662) », du 15 juin au 15 octobre 2023, musée d’Art Roger-Quillot, place Louis Deteix, 63100 Clermont-Ferrand. Tél. 04 43 76 25 25. clermontmetropole.eu

À lire : Les Mystères de Pascal (1623-1662), L’Objet d’art hors-série n° 169, éditions Faton, 2023, 64 p., 11 €.

La rédaction remercie le musée d’Art Roger-Quillot et la bibliothèque du Patrimoine à Clermont-Ferrand pour leur aimable autorisation de reproduction.