La promenade du bibliophile : Diderot et Langres

La cour intérieure de la Maison des Lumières.

La cour intérieure de la Maison des Lumières. © Victoire Ladreit de Lacharrière

« Nul n’est prophète en son pays. » Pourrait-on appliquer cette citation de l’Évangile selon saint Luc à Denis Diderot, fer de lance de la philosophie des Lumières, né pourtant dans la très catholique ville de Langres ? Malgré cet antagonisme, la ville haut-marnaise a toujours tenu une place bien particulière dans le cœur de l’homme de lettres. L’inverse est également vrai aujourd’hui, puisque sa ville natale cherche de plus en plus à mettre en valeur son souvenir.

C’est à la date du 5 octobre 1713 que Denis Diderot voit le jour dans la cité fortifiée de Langres, célèbre à l’époque pour son puissant évêché et ses fabriques de couteaux. D’ailleurs, le père du futur philosophe, Didier Diderot, est lui-même maître coutelier, fabriquant des lames destinées tant à la cuisine qu’à la chirurgie. Peut-être est-ce de l’observation minutieuse des gestes de son père qu’est né chez Denis l’amour de l’artisanat, une pierre fondatrice pour son immense entreprise de l’Encyclopédie, dont les articles détaillent si bien les métiers manuels.

« Mon père, homme d’un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. »

Entretien d’un père avec ses enfants, 1770

Statue de Denis Diderot commandée par la Ville de Langres à Auguste Bartholdi en 1884, à l’occasion du centenaire de la mort du philosophe. Elle est érigée au centre de la place Diderot à Langres.

Statue de Denis Diderot commandée par la Ville de Langres à Auguste Bartholdi en 1884, à l’occasion du centenaire de la mort du philosophe. Elle est érigée au centre de la place Diderot à Langres. © Victoire Ladreit de Lacharrière

Indices d’un souvenir vivace

Au bibliophile flâneur qui entreprend de passer les portes de l’enceinte fortifiée de Langres et serpente dans les rues pleines de charme du centre-ville ancien, se révèlent de multiples indices du souvenir, assurément bien vivace, du philosophe. La marque la plus visible est sûrement sa statue en bronze, dont le piédestal occupe le centre de la place Chambeau, renommée place Diderot bien sûr. La maison natale du philosophe se trouve juste sur la droite, au numéro 9.
À quelques pas, en continuant dans la rue Diderot, on parvient au collège des Jésuites au sein duquel Diderot étudia de 1723 à 1728, avant son départ pour Paris. L’y avait précédé un autre homme de lettres, Jean Barbier d’Aucour, célèbre janséniste. Diderot le cite dans l’Encyclopédie à l’article « Langres », en ajoutant avec une pointe d’ironie : « Langres moderne a produit plusieurs gens de lettres célèbres, et tous heureusement ne sont pas morts. »
En prolongeant un peu la promenade, le bibliophile peut pousser la porte de l’église Saint- Martin, où la famille Diderot assistait à la messe dominicale. On se plaît également à marcher dans les pas du grand homme en empruntant l’allée de Blanchefontaine, son lieu de promenade favori.

Vue de l’église Saint-Martin, l’église paroissiale des Diderot.

Vue de l’église Saint-Martin, l’église paroissiale des Diderot. © Victoire Ladreit de Lacharrière

De profonds désaccords

Certes, Diderot quitte Langres en 1728 pour la capitale, ce creuset d’idées nouvelles qui lui permet de rencontrer d’autres esprits brillants et libres, tels que Rousseau, d’Alembert ou le baron d’Holbach. Mais il n’oublie jamais sa ville natale et garde des liens avec sa famille restée sur place. Ces liens se révèlent fort tumultueux d’ailleurs : le 7 décembre 1742, lorsque le jeune homme revient à Langres pour demander à son père d’accepter son mariage avec Anne-Antoinette Champion, une blanchisseuse parisienne, celui-ci refuse tout net et le fait enfermer dans un couvent… dont Denis s’échappe deux mois plus tard. Plus encore, la correspondance entre le philosophe et son frère Didier-Pierre, chanoine au chapitre de Langres, fait montre de leur profond désaccord sur la religion. Fin 1754, soit trois ans après la parution du premier volume de l’Encyclopédie, Diderot revient en Haute-Marne pour assister au baptême d’un enfant de la famille Caroillon, dont il est le parrain.

La chapelle du collège des Jésuites où Diderot a étudié de 1723 à 1728.

La chapelle du collège des Jésuites où Diderot a étudié de 1723 à 1728. © Victoire Ladreit de Lacharrière

« Les habitants de ce pays ont beaucoup trop d’esprit »

Des circonstances moins joyeuses provoquent un nouvel aller-retour à Langres en 1759 : alors que son père est mort le 3 juin sans l’avoir à ses côtés, Denis Diderot retourne dans sa ville natale fin juillet et signe le 13 août l’acte de partage de l’héritage avec son frère et sa sœur. Enfin, en 1770, il rentre une dernière fois dans la région, voyageant à Bourbonne et à Langres, pour conclure le mariage de sa fille Angélique avec Abel-François Caroillon de Vandeul, riche entrepreneur langrois. Ces séjours brefs, mais qui ponctuent toute son existence, sont aussi pour Diderot l’occasion d’étayer sa théorie des climats par la notation de caractéristiques propres à la population haut-marnaise. Il écrit ainsi le 10 août 1759 : « Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux […]. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. »
Pourtant, Diderot tombe éperdument amoureux en 1755 d’une des « habitantes de ce pays », à savoir Louise-Henriette Volland, qu’il surnomme Sophie. Leur passion, essentiellement épistolaire, s’épanouit également dans la propriété des parents de Sophie, le château de l’Isle-sur-Marne, au nord de Langres. La chère amie du philosophe meurt le 22 février 1784 ; celui-ci la suit de peu puisqu’il décède à son tour le 31 juillet de la même année, à Paris.

Vue générale de la première salle du musée installé dans la Maison des Lumières.

Vue générale de la première salle du musée installé dans la Maison des Lumières. © Victoire Ladreit de Lacharrière

Un héritage qui divise

La renommée de Diderot est certaine, en revanche son appréciation divise. En 1780, le conseil municipal de Langres, ayant reçu un exemplaire de l’Encyclopédie, demande à Diderot, de son vivant donc, un buste à son effigie pour orner l’hôtel de ville. Le philosophe leur offre un tirage de son portrait sculpté par Houdon, à l’antique. Pourtant, au siècle suivant, la Ville refuse en 1844 la statue de Diderot que lui offre le sculpteur local Joseph- Stanislas Lescornel. La majorité des Langrois est en effet très hostile au philosophe des Lumières du fait de son athéisme. Mais 40 ans après, en 1884, pour le centenaire de la mort du philosophe, la municipalité commande une statue à Auguste Bartholdi ; il s’agit de celle qui est érigée au centre de la place Diderot, évoquée plus haut. 100 ans plus tard, en 1985, est fondée à Langres la Société Diderot, qui publie une revue scientifique.

Dans la première salle du musée, buste en bronze de Denis Diderot réalisé par Jean-Antoine Houdon en 1780.

Dans la première salle du musée, buste en bronze de Denis Diderot réalisé par Jean-Antoine Houdon en 1780. © Musées de Langres

La Maison des Lumières

Il faut cependant attendre 2013, soit le tricentenaire de la naissance de Diderot, pour que soit fondé dans sa ville natale un espace uniquement consacré à sa personnalité et à son œuvre. Clou de notre visite, la Maison des Lumières, classée au titre des monuments historiques et labellisée Maison des illustres, offre une riche muséographie de trois étages sur Diderot et la curiosité intellectuelle à l’époque des Lumières.

L’entrée vers la Maison des Lumières.

L’entrée vers la Maison des Lumières. © Victoire Ladreit de Lacharrière

Maison des Lumières Denis Diderot, 1, place Pierre Burelle, 52200 Langres. Tous les jours sauf le lundi, d’avril à mi-octobre de 9h à 12h et de 13h30 à 18h30, de mi-octobre à mars de 13h30 à 17h30. Tél. : 03 25 86 86 86, site Internet : musees-langres.fr

La rédaction d’Art & Métiers du Livre remercie la Ville de Langres et la Maison des Lumières Denis Diderot pour son aimable autorisation de reproduction.