L’Apocalypse et ses représentations à la Bibliothèque nationale de France
![William Blake (1757-1827), Death on a Pale Horse [La Mort sur son cheval pâle] (détail), 1800, aquarelle, lavis et encre sur papier, Cambridge, The Fitzwilliam Museum.](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2025/04/preview__70546_document.jpg)
William Blake (1757-1827), Death on a Pale Horse [La Mort sur son cheval pâle] (détail), 1800, aquarelle, lavis et encre sur papier, Cambridge, The Fitzwilliam Museum. © Fitzwilliam Museum / Bridgeman Images
Sur le site François-Mitterrand, la Bibliothèque nationale de France dédie 1 000 m2 à la première grande exposition consacrée à l’Apocalypse. Une présentation ambitieuse, partie d’un constat simple : celui de l’omniprésence du terme « apocalypse » dans l’univers médiatique. À la fois transhistorique et transdisciplinaire, l’exposition interroge la profusion des représentations en Occident de ce thème à l’origine biblique et sa permanence dans notre époque contemporaine. Jeanne Brun, commissaire générale de l’exposition, directrice adjointe du musée national d’Art moderne – Centre Pompidou, en charge des collections, a répondu à nos questions
Propos recueillis par Zoé Monti
Dans quel contexte d’apocalypse ce projet a-t-il été initié ?
J.B. : L’exposition voit le jour aujourd’hui mais c’est un projet qui a été long à concevoir. L’idée de travailler sur l’Apocalypse est née dès 2017. Elle émane de Thierry Grillet, mon prédécesseur à la direction du développement culturel de la BnF. Avant les conflits actuels en Europe et au Moyen-Orient, et avant même le Covid donc. Le terme « apocalypse » était déjà très régulièrement convoqué pour décrire l’actualité, et notamment les catastrophes dépassant l’échelle humaine. En reprenant le projet lorsque je suis arrivée à la BnF en 2021, j’ai souhaité examiner le concept dans l’épaisseur et la profondeur de l’Histoire, ce que permettent les très riches collections de la BnF. Et j’avais aussi à cœur d’accorder une place centrale au texte lui-même : celui de l’Apocalypse de Jean – Jean de Patmos, dit aussi Jean le visionnaire, assimilé à Jean l’Évangéliste par la foi chrétienne –, le dernier livre de l’Ancien Testament. C’est le texte apocalyptique qui a eu la plus grande fortune dans la culture occidentale. Ce retour au texte permet d’en expliciter les différents épisodes, motifs, personnages, et surtout de revenir à l’étymologie du mot, qui signifie en langue grecque « dévoilement », « mise à nu », et non pas « catastrophe » ou « fin du monde », comme on s’est habitué à le comprendre.
Beatus de Saint-Sever, L’Étoile Absinthe et l’aigle du malheur, Gascogne (Saint-Sever), 3e quart du XIe siècle (avant 1072), manuscrit peint sur parchemin, BnF, département des Manuscrits. © BnF, département des Manuscrits
Dès le départ, il y avait donc une volonté de revenir au texte et de l’expliquer…
J.B. : Non seulement de revenir au texte et de le commenter, mais aussi de lui dédier la première partie de l’exposition, organisée en fonction des séquences les plus importantes du texte. À mesure qu’il progresse dans l’espace, le visiteur se retrouve comme devant un livre dont il tournerait les pages. Retour au récit lui-même mais aussi retour au livre, afin de montrer comment l’Apocalypse a très tôt été accompagnée d’une illustration abondante. Les nombreuses enluminures qui rythment les pages des manuscrits viennent expliquer ce récit complexe empli de symboles, qui procède par visions, voire par hallucinations. C’est un texte difficile à lire sans l’appui des images. Sorte d’« Évangile du futur », il a connu une fortune bien particulière : c’est le seul texte biblique, hormis les Psaumes, qui dès l’époque médiévale possède une existence propre en tant que livre. Les manuscrits aux enluminures somptueuses mettent bien en images l’Apokalupsis, le dévoilement de mystères cachés. L’un d’entre eux, le Beatus de Saint-Sever, trésor des collections de la BnF, occupe une salle entière, avec ses deux dispositifs numériques spécifiques. Chef-d’œuvre du XIe siècle, il renferme une centaine d’enluminures aux couleurs aussi éclatantes qu’inspirantes pour de nombreux artistes. Le parcours dévoile également une large sélection de dessins et d’estampes, de peintures comme de sculptures, mais aussi d’objets d’art et d’œuvres contemporaines, sans oublier la littérature, la bande dessinée et le cinéma.
Apocalypse de Saint-Victor, Ouverture du sixième sceau, Normandie, 1er quart du XIIIe siècle, manuscrit peint sur parchemin, BnF, département des Manuscrits. © BnF, département des Manuscrits
De quelle manière avez-vous décidé de traiter un thème d’une telle ampleur ?
J.B. : Nous avons souhaité rendre compte de la diversité de ce thème, de sa longévité, mais également de la façon dont il s’est diffusé très largement dans la culture populaire. Trois œuvres ouvrent le parcours, afin de montrer, dès l’espace d’introduction de l’exposition, la place qu’occupe l’Apocalypse dans les représentations et les imaginaires : d’un côté, on trouve l’Apocalypse de Valenciennes, l’un des plus anciens manuscrits illustrés du texte. Il s’agit d’un manuscrit carolingien dont l’enluminure présentée au public montre une vision de la Jérusalem Céleste ; de l’autre, plus près de nous, la projection d’un extrait de Melancholia de Lars von Trier. Ce film raconte l’histoire d’une famille qui attend la survenue d’une catastrophe absolue, la collision d’une immense planète avec la Terre. Et enfin, deux planches de l’une des bandes dessinées ayant obtenu le plus grand succès de librairie l’an passé, La Route de Cormac McCarthy, illustrée par Manu Larcenet.
Par la suite, l’exposition se divise en trois parties : « Le livre de la révélation », « Le temps des catastrophes » et « Le jour d’après ». La première section reprend la structure de l’Apocalypse de Jean, un texte que finalement peu de personnes ont lu. Il nous semblait donc nécessaire d’en proposer une explication précise, grâce à un espace scandé en une succession de petites cellules permettant de mettre en avant le rapport entre le texte originel et l’image – médiévale ou contemporaine. La deuxième section s’intéresse à la fortune du texte à travers les siècles : pourquoi est-ce l’un des récits bibliques qui a la plus importante et la plus longue influence sur les arts ? La troisième section témoigne enfin des fictions et des possibles concernant le jour ou le monde d’après, que les artistes d’aujourd’hui ne cessent d’inventer, le regard tourné vers l’avenir. Un avenir bien sombre… à moins que l’humanité ne repense complètement les conditions de son existence ? Peu de récits de la Bible sont autant convoqués, utilisés par des sphères éloignées du religieux que l’Apocalypse. La longévité et l’ampleur de ce thème dans la société sont saisissantes. Et c’est sans doute ce qui a été le plus difficile pour nous à retranscrire. Si l’exposition est vaste et ambitieuse, il a fallu faire des choix drastiques puisque l’art nous parle depuis longtemps de l’Apocalypse. Le propos et le parcours se devaient d’être non seulement historiques, pour revenir sur l’origine du terme et explorer la profondeur de cet écrit, mais ils devaient aussi poser la question au présent, une question actualisée à chaque époque : qu’est-ce qui nous parle dans l’Apocalypse ? L’injonction qui est faite à Jean le visionnaire, et à nous à travers lui, c’est de voir : de mettre un terme à son aveuglement sur les événements de son temps, de voir les vérités cachées et de les donner à voir à ses contemporains.
Fritz Lang (1890-1976), Metropolis, 1927, photographie de plateau de Horst von Harbou. Cinémathèque française – musée du Cinéma, Paris, France. © Cinémathèque française – musée du Cinéma, Paris, France
« L’exposition se divise en trois parties : “Le livre de la révélation”, “Le temps des catastrophes” et “Le jour d’après”. »
Le catalogue accorde une place importante à la littérature, moins facilement « exposable » dans les salles. C’est un réel apport à l’exposition et à son approche « totale ».
J.B. : Le catalogue a en effet été un projet en soi qui nous a donné l’occasion de faire des choses que l’exposition ne permettait pas. La première a été de retraduire le texte. Frédéric Boyer nous a généreusement proposé de retraduire les extraits sélectionnés pour les restituer dans une langue contemporaine, un vocabulaire moins habituel que celui des traductions dont on dispose. Revenir au texte, c’est donner la possibilité de le lire au présent. Nous avons également tenu à rassembler une anthologie d’écrits autour de ce thème pour montrer que l’Apocalypse a aussi été extrêmement importante dans l’histoire de la littérature : sont ainsi réunis des poèmes de Friedrich Hölderlin, d’Emily Dickinson, d’Aimé Césaire ou encore d’Audre Lorde ; des réflexions comme celle de D.H. Lawrence ; des extraits de romans d’Hélène Cixous, de Marguerite Duras, etc., autant de formes littéraires qui dérivent de l’Apocalypse. C’est aussi le cas de toute la littérature postapocalyptique, devenue un genre en soi, qui reprend un certain nombre de motifs du récit de Jean tout en le dépassant, inventant notamment la figure du dernier homme, ultime témoin de la communauté humaine qui tenterait de survivre dans les ruines de l’histoire de l’humanité.
Natalia Gontcharova (1881-1962), Воина, [Les imagesmystiques de la guerre], planche XI : Cité maudite, 1914, lithographies sur papier. BnF, département des Estampes et de la Photographie © ADAGP, Paris, 2025
« Nous avons également tenu à rassembler une anthologie d’écrits autour de ce thème pour montrer que l’Apocalypse a aussi été extrêmement importante dans l’histoire de la littérature. »
Quand et comment fait-on appel à l’Apocalypse ?
J.B. : Ce texte, ancien de deux mille ans aujourd’hui, est toujours interprété dans un contexte spécifique : on fait appel à lui pour mieux comprendre la période traversée. À une époque lointaine marquée par une culture religieuse très forte, il était naturellement compris comme un message de foi, convoquant la transcendance. Dans un contexte moins religieux, le Royaume divin, vers lequel tend tout le récit de l’Apocalypse, s’éloigne, devient moins compréhensible. On retient donc plutôt du texte ce que l’on connaît aujourd’hui : une succession de catastrophes qui s’enchaînent alors que l’horizon paraît bouché. Ainsi, dans les périodes de trouble, quelle que soit l’époque, l’Apocalypse est convoquée.
Le cycle d’estampes de Dürer réalisé à la toute fin du XVe siècle est, avec celui de la tapisserie d’Angers, l’un de ceux qui ont contribué à fixer l’imagerie de l’Apocalypse. De ces représentations, l’imaginaire collectif n’a retenu que certains motifs. Les Cavaliers de l’Apocalypse du graveur allemand restent à ce jour la représentation la plus connue de ces personnages. Au XIXe siècle, alors que le discours scientifique se développe, promettant d’atténuer l’angoisse existentielle de la finitude humaine et ainsi de remplacer peut-être le grand récit de l’Apocalypse par celui du progrès, les recours au texte de Jean resurgissent après une époque moderne moins intéressée par le thème, dans le contexte d’une certaine stabilité politico-religieuse. Les artistes s’intéressent alors à de nouveaux thèmes : par exemple, l’urbanisation bientôt triomphante voit réapparaître la figure de la Grande prostituée de Babylone, comme symbole des vices et de la débauche des villes, que l’on retrouve aussi bien dans les aquarelles de William Blake que dans Metropolis de Fritz Lang un peu plus tard. Le XXe siècle est celui de l’Apocalypse sans Royaume : dans une société largement laïcisée, la catastrophe est omniprésente. La transcendance s’éloigne à mesure que l’horizon se bouche, à la suite des deux premières guerres mondiales, du désastre atomique et des fléaux qui en découlent, provoquant des bouleversements démographiques et écologiques sans précédent. Les artistes, de Ludwig Meidner à Jean Lurçat, d’Otto Dix à Meret Oppenheim, de Natalia Gontcharova à Judit Reigl, intègrent pleinement à leurs images une iconographie en lien avec le texte johannique, tandis que Brassaï livre des photographies saisissantes (et peu connues) de destruction qu’il intitule Apocalypse… L’Apocalypse n’est plus vue d’en haut, mais d’en bas, depuis l’enfer sur terre.
Judit Reigl (1923-2020), Ils ont soif insatiable de l’infini, 1950, huile sur toile, Centre Pompidou, GrandPalaisRmn. © ADAGP, Paris, 2025
Qu’en est-il au XXIe siècle ?
J.B. : La tension entre peur de la destruction et attente du renouveau s’intensifie, à mesure que l’attraction/répulsion pour la destruction et sa beauté fascine et sidère. En témoignent les toiles aux couleurs vives sublimant l’horreur atomique de Miriam Cahn ou dénonçant la mort de migrants, condamnés par l’exil à la noyade, de Xie Lei. Le vertige s’accélère lorsque les catastrophes se répètent – ainsi l’œuvre d’Anne Imhof qui sert d’affiche à l’exposition représente une immense explosion imprimée sur toile puis repeinte à la main, réalisée à partir d’images existantes de multiples explosions à la réalité intemporelle. La conception cyclique du temps amène à l’amer constat d’une humanité incapable d’apprendre de ses erreurs, autant qu’elle forge une conscience nouvelle : celle que le principe de développement du vivant continuera toujours, avec ou sans l’Homme – comme le montrent l’Infinito de Luciano Fabro ou le film Bambi à Tchernobyl d’Angelika Markul. La catastrophe écologique imminente impose de repenser notre participation au monde – ainsi les artistes Otobong Nkanga et Kiki Smith ont toutes les deux recours à la tapisserie et à sa fonction première, celle de s’adresser au plus grand nombre à travers un programme iconographique monumental. La plasticienne nigériane et belge dénonce l’extractivisme des fonds marins et imagine les conséquences d’un monde submergé par l’eau, quand l’artiste américaine réinvente une alliance nouvelle entre le ciel et la terre, la femme et le serpent, l’humain et la nature. Finalement, après la catastrophe, un nouvel ordre pourrait bien advenir.
Anne Imhof (née en 1978), Sans titre, 2022, huile sur toile imprimée, Pinault Collection, Paris, Courtesy of the artist, Sprüth Magers and Galerie Buchholz. Photographie Timo Ohler. © Pinault Collection, Paris, Courtesy of the artist, Sprüth Magers and Galerie Buchholz. Photographie Timo Ohler
C’est cela que vous appelez le « désir d’Apocalypse » ?
J.B. : Oui. L’expression est sans doute surprenante, mais il y a vraiment une partie des artistes représentés dans l’exposition, et une partie du monde aujourd’hui, qui désire l’Apocalypse, non pas en tant que destruction, mais comme effondrement préalable à une renaissance. Ce sentiment était déjà très présent au début du siècle dernier, chez un artiste comme Kandinsky par exemple, pour qui le désir d’Apocalypse va de pair avec un désir de la guerre – la destruction appelant le renouveau. Chez lui, le point de bascule historique correspond à un point de bascule formel : il va progressivement abandonner la figuration pour se tourner vers l’abstraction, notamment via le motif du Jugement dernier. À ce moment-là, sa peinture est un seuil entre un ancien monde, celui des réalités figuratives mais mensongères, et un monde plus authentique, celui de l’abstraction et du spirituel. Cette conscience est présente chez beaucoup d’autres artistes, et ce sentiment perdure jusqu’à aujourd’hui. L’effondrement de tout ce que l’on connaît est craint ; mais la tension vers quelque chose d’autre, l’attente de pouvoir recommencer, est palpable. Cette attente, notamment chez les artistes du XXe siècle, c’est celle de l’effondrement du monde occidental bourgeois et matérialiste, afin qu’un monde spirituel puisse advenir. Aujourd’hui, cette attente persiste dans la sphère artistique comme dans la société civile.
Otobong Nkanga (née en 1974), Unearthed – Midnight [Révélé – Minuit], 2021, tapisserie. © Otobong Nkanga, Kunsthaus Bregenz /Courtesy Otobong Nkanga & Galerie In situ-Fabienne Leclerc /Photographie Markus Tretter
En effet, beaucoup espèrent l’avènement d’un ordre politique et social plus juste qui mettrait fin au capitalisme déshumanisant et écocide. D’autres affirment également incarner l’avènement d’un monde meilleur tout en défendant des idées politiques opposées. N’y a-t-il donc pas un double désir d’Apocalypse, ou plutôt deux désirs antagonistes ?
J.B. : Tout à fait. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que l’Apocalypse est ainsi revendiquée par deux camps opposés. Au XVIe siècle par exemple, dans le contexte de la Réforme, Luther est vu comme l’Antéchrist par les catholiques alors que les protestants considèrent que c’est le pape qui est l’Antéchrist. Chacun utilise les personnages et les épisodes de l’Apocalypse pour revendiquer d’être le camp du bien.
Toutefois, et c’est là l’un des intérêts de l’exposition, on constate que quelque chose d’immuable demeure : c’est sans aucun doute la question de l’espoir. Lorsque le terme « apocalypse » est employé plutôt que celui de « catastrophe », je suis persuadée que cela signifie que l’on continue de comprendre l’apocalypse non pas seulement comme l’exact synonyme du désastre, mais comme quelque chose qui peut encore advenir, qui adviendra toujours. C’est peut-être de manière impensée, il s’agit peut-être d’un héritage inconscient collectif, mais cela nous emmène irrémédiablement, et tous ensemble, vers une idée, une once d’espoir.
Tacita Dean, The Book End of Time [Le Livre fin du temps], 2013, Courtesy of the artist, Frith Street Gallery, Londres et Marian Goodman Gallery, New York / Paris. © Courtesy of the artist, Frith Street Gallery, Londres et Marian Goodman Gallery, New York / Paris. Photographie Pinault Collection, Paris
« Apocalypse. Hier et demain », jusqu’au 8 juin 2025, Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, quai François Mauriac, 75013, Paris. Du mardi au samedi de 10h à 19h, le dimanche de 13h à 19h. Tél. : 01 53 79 59 59. bnf.fr