L’atelier de lithographie À Fleur de Pierre : machines plates et bêtes à cornes
Depuis 1974, l’atelier À Fleur de Pierre imprime des lithographies de tous formats et des livres d’artiste. Aujourd’hui c’est un des derniers à utiliser les techniques traditionnelles et artisanales de la pierre. Voyage dans ce lieu rare où s’élabore la création et où le savoir-faire et la sensibilité des imprimeurs rencontrent l’imaginaire des artistes.
Situé au fond d’une cour, rue de Nantes dans le XIXe arrondissement de Paris, à quelques encablures du canal de l’Ourcq, l’atelier À Fleur de Pierre est, comme son nom le laisse deviner, consacré à la lithographie. Y pénétrer après avoir poussé la grille et marché sur des pavés moussus procure un dépaysement immédiat : la configuration des bâtiments qui auraient abrité au XIXe siècle un relais de poste, la façade lambrissée, la belle hauteur sous plafond, les verrières et bien sûr les machines et leurs odeurs d’encre nous font immédiatement remonter le temps. La pièce attenante au local principal est entièrement occupée par une imposante presse lithographique électrique, ou machine plate car la lithographie est un procédé dit « à plat », qui permet de tirer un grand nombre d’exemplaires ainsi que des formats allant jusqu’à 70 x 105 cm. En ce jour froid de décembre, Étienne de Champfleury, juché sur la tablette de marge de la machine, conduit les opérations depuis son poste de vigie. Autour du maître des lieux, Laurence Lépron, sa compagne, artiste lithographe et imprimeur avec laquelle il dirige l’atelier, Michael Woolworth, imprimeur et éditeur d’art, et Julien Torhy, également imprimeur d’art qui travaille avec ce dernier.
Au programme de la journée l’impression en deux couleurs de la carte de vœux du peintre Stéphane Bordarier, représenté par son éditeur Michael Woolworth – si celui-ci imprime également des lithographies dans son bel atelier de la Bastille, les presses à bras manuelles qu’il utilise, dites bêtes à cornes, ne lui permettent que de petits tirages. Avant que ne retentisse le solennel avertissement « Gare à vous ! », souvent abrégé par Étienne en « Gare ! », qui annonce la mise en route de la machine, une minutieuse préparation a été nécessaire : recherche des couleurs, violet de mars et fameux bleu Bordarier, celui-ci patiemment obtenu par d’infimes ajouts de blanc ou de vert, calage de la pierre et vérification des marges, retrait sur la pierre de l’encre grasse du dessin avec du White Spirit, encrage des rouleaux, réglages de la pression de la machine pour obtenir toutes les finesses et subtilités désirées, chargement du papier (un Rives), premiers essais puis enlèvements des macules au pinceau, et ajouts d’encre parce que « ça mite un peu », comme le dit Julien Torhy. Enfin tout est prêt et Michael Woolworth, visiblement un familier des lieux, qui remplace à la vigie Étienne passé au poste de receveur, clame à la ronde : « Attention ! Plongée imminente ! »
Une affaire de famille
La lithographie est souvent une affaire de famille. L’atelier a été fondé en 1974 par Jacques de Champfleury, le père d’Étienne, tombé amoureux de la lithographie à la suite d’une rencontre avec Peter Bramsen dont la sœur avait épousé son frère. Imprimeur d’origine danoise, Peter Bramsen s’était installé à Paris au début des années 1960 pour y ouvrir avec Guy-Georges Clot, descendant d’une célèbre lignée de lithographes, l’atelier Clot, Bramsen et Georges (situé aujourd’hui rue Vieille-du-Temple, dans le Marais). Là, Jacques de Champfleury apprend le métier et y côtoie Topor, Bram van Velde, Asger Jorn et Calder, avant de s’établir à son compte dans sa maison de Montrouge où il imprime sur sa bête à cornes en bois les artistes Michael Farrell, Harald Wolff et Mark Brusse. Ces derniers, rejoints, entre autres, par Jacques Villeglé et Jean Miotte, le suivent quand il ouvre son atelier rue de Nantes avec l’aide de son grand ami l’architecte Patrick Vever et de Peter Bramsen. Le succès ne se fait pas attendre, les lieux sont ouverts et l’ambiance franchement festive – ce qui n’empêche pas le travail mais est plutôt éprouvant pour la santé aux dires d’Étienne et de Laurence, qui ne ressentent aucune nostalgie pour cet aspect des temps légendaires qu’ont connus leurs aînés. Arrivé en 1989 à l’atelier en même temps qu’Étienne qui, âgé alors de 20 ans, se forme au métier, le peintre et lithographe Jean-Baptiste Sécheret en est devenu un des fleurons. Étienne se souvient, parmi les premiers sujets réalisés par l’artiste, de trois têtes de poissons qu’il a apportées pour les dessiner sur la pierre, et dont le fumet particulièrement prégnant semble s’être imprimé à tout jamais dans la mémoire olfactive de l’imprimeur en herbe. En 1991, conséquence de la guerre du Golfe, les commandes se raréfient, et ce pendant dix ans. Jacques de Champfleury survit grâce à un éditeur portoricain qui lui fait imprimer des artistes sud-américains. En 2001 les activités redémarrent. Mais, comme le souligne Étienne qui, en 2005, a repris les lieux avec Laurence Lépron, diplômée des Beaux-Arts de Rennes et arrivée à l’atelier en 1997 comme stagiaire, « depuis internet, ce n’est plus comme avant, il y a moins d’effervescence, moins de visites de galeristes qui viennent présenter les artistes, maintenant chacun a tendance à être isolé derrière son écran ». Et sa compagne ajoute : « Le rapport édition / impression s’est inversé, nous nous sommes recentrés sur notre métier d’imprimeur, même s’il nous arrive encore parfois de donner sa chance à un jeune artiste en finançant une édition de ses œuvres. »
« L’atelier a été fondé en 1974 par Jacques de Champfleury, le père d’Étienne […]. »
Entrer dans l’univers des artistes
Après avoir hésité à pratiquer lui-même la lithographie comme créateur, Étienne de Champfleury a finalement suivi le chemin de son père, se délectant à accueillir les artistes, à « entrer dans leur univers, deviner ce qu’ils ont dans la tête, voir comment ils superposent les couleurs ». Avec Sécheret, il s’est initié à l’art de la manière noire lithographique, cette technique qui consiste à enduire la surface de la pierre d’un champ noir d’encre très grasse sur laquelle l’artiste dessine, et gratte, avec une pointe en métal. L’encre est ensuite retirée avec du White Spirit pour obtenir soit un blanc soit un gris pâle. L’opération, qui s’effectue au pinceau et coton-tige, est longue et complexe.
À l’atelier, Sécheret est un des seuls à la pratiquer avec Thomas Ott, un artiste zurichois connu pour ses bandes dessinées, mais qui crée également des images étranges rappelant un peu l’univers de Topor. Ici, en effet, se rencontrent toutes sortes de genres, d’esthétiques et de générations. Les artistes de l’atelier sont parfois très jeunes, comme Lucile Piketty qui pratique de nombreuses techniques, de la litho à la taille-douce, et a exposé en septembre dernier à la galerie Documents 15, ou plus mûrs, comme Harald Wolff, un peintre lithographe d’origine allemande qui vit entre Paris et Berlin et édifie depuis plus de 40 ans une œuvre très personnelle, à la fois féerique et sombre, peuplée de tout un bestiaire. Sur les murs et dans les cartons de l’atelier, les noirs intenses répondent aux couleurs puissantes. On y admire aussi bien les pointures de la bande dessinée comme Jacques de Loustal, que les paysages sous la neige de Jean-Baptiste Sécheret qui semblent évoquer un monde lointain ; les monstres de David B côtoient sans problème les volcans calmes de Philippe Ségéral ou les plages blanches deYann Kebbi, tandis que le fantôme sans domicile fixe de James Rielly a l’air d’interpeller le portrait de Joyce à la cravate de Michael Farrell.
« La technique de la lithographie nécessite une pierre par couleur : l’impression d’une lithographie en dix couleurs nécessite donc dix pierres. »
Un rapport étroit avec la pierre
Étienne, qui aujourd’hui enseigne la lithographie à l’École Estienne, aime le rapport avec la pierre organique : « On a un peu de mal à la contrôler, et notre métier c’est justement d’y arriver. » Il parle avec chaleur et en poète de ces blocs calcaires que les Égyptiens découpaient en lit, c’est-à-dire horizontalement, ou en étagère, verticalement, après les avoir mouillés. Pour l’usage lithographique, ce qui importe le plus, explique-t-il, c’est leur couleur : les pierres jaunes et blanches, à grain fort et pâte tendre, très mauvaises pour le dessin, sont à éviter absolument ; sur les grises, grain fin et pâte mi-dure, on peut dessiner au crayon ; les gris-bleu à grain extra-fin et pâte extra-dure conviennent encore mieux aux crayons et lavis ; enfin les pierres bleues sont fortement recommandées, mais l’artiste doit savoir qu’au tirage de forts contrastes apparaîtront et doit donc moduler son dessin en fonction de ce paramètre. Traditionnellement les meilleures pierres lithographiques se trouvaient en Bavière ou en Champagne. Les carrières de ces régions étant maintenant épuisées, elles proviennent désormais principalement du Mexique. Les ateliers doivent se constituer d’importantes réserves car la technique de la lithographie nécessite une pierre par couleur : l’impression d’une lithographie en dix couleurs nécessite donc dix pierres. À Fleur de Pierre n’a pas de souci à se faire : d’une part, il en possède un bon stock de tous formats, constitué au fil du temps et renouvelé à l’occasion de la fermeture d’une imprimerie – ce qui, soit dit en passant, attriste Étienne. D’autre part, ces supports ont une durée de « vie » très longue puisque, une fois l’impression réalisée, l’imprimeur efface le dessin : pour ce faire, la pierre est grainée par frottement avec une autre ainsi qu’avec du sable et de l’eau, ce qui lui enlève un peu d’épaisseur mais la rend réutilisable. Jacques de Champfleury a même conçu et construit une machine mécanique, apparemment unique en son genre, facilitant ce grainage, plutôt fastidieux et long à effectuer à la main. Lorsque la pierre ne mesure plus que cinq centimètres d’épaisseur, elle est bouchardée (c’est-à-dire frappée avec un marteau muni de pointes, afin de faciliter l’adhérence) et collée à une autre. Ajoutons que ces pierres poreuses qui pèsent leur poids – 10 kilos pour un format A4, 400 kilos pour le plus grand format – sont fragiles : une saleté à l’intérieur ou une veine qui a pris l’eau suffisent à les casser, ce qui heureusement est rarissime (une seule fois pour Étienne en 30 ans d’activité).
Comme tout atelier, À Fleur de Pierre est un laboratoire de création et, ce qui passionne le plus Étienne et Laurence, qui est également professeur à l’École européenne supérieure d’art de Bretagne, c’est d’assister à la naissance d’une œuvre. Notamment, explique-t-elle, quand les lithographes n’ont pas une idée très précise de ce qu’ils veulent en arrivant à l’atelier. C’est le cas de Harald Wolff ou de Yann Kebbi qui « cherchent et créent directement sur la pierre, ainsi qu’à la machine lors de l’impression ». Alors, les traits jaillissent, les couleurs surgissent et le processus de création, qui s’accomplit d’ordinaire en solo dans le secret de l’atelier de l’artiste, s’effectue au grand jour, laissant entrevoir son mystère, ses tours et détours, ses finesses et ses surprises à ceux qui ont la chance d’y assister en direct. C’est là tout le charme des ateliers d’imprimeurs. Ajoutons que Laurence comme Étienne ont un grand souci de la transmission et accueillent souvent des stagiaires, étudiants d’écoles d’art, artistes, imprimeurs.
Un des derniers ateliers de lithographie
Aujourd’hui à Paris, cette « ville qui fut naguère la capitale internationale de l’estampe » comme le souligne Maxime Préaud dans sa préface d’Impressions d’ateliers, il ne reste que cinq établissements professionnels de lithographie. En septembre 2020 France Dumas, dessinatrice et graveuse, publiait ce joli ouvrage, très documenté, consacré aux lithographes et taille-douciers parisiens, dans lequel elle en répertorie douze. Depuis ce reportage commencé en 2017, qui sent bon l’encre et fourmille de personnages, imprimeurs, artistes, visiteurs, croqués sur le vif par l’auteur, trois imprimeurs taille-douciers ont disparu de la capitale : deux d’entre eux se sont exilés, l’un en Aquitaine (Olaf Idalie), l’autre en Sologne (Vincent Auger) et le troisième (l’atelier Pasnic) a mis récemment la clef sous la porte.
À contempler la lithographie de l’atelier À Fleur de Pierre réalisée voici 10 ans par Simon Vignaud, un habitué de la maison, dans l’ouvrage imprimé et édité sur place en novembre 2011 en hommage à Jacques de Champfleury disparu le mois précédent, un léger vertige nous saisit : rien n’a changé ici à l’exception… d’un petit chien, pure invention malicieuse de l’artiste, qui frétille devant une estampe que nous ne voyons pas et qu’on dirait échappé d’un tableau de Vélasquez ou de Manet. Cet hommage publié en deux tomes réunit seize lithographies des artistes amis de l’atelier : Morgan Bancon, Martin Basdevant, Charles-Élie Delprat, Érik Desmazières, Pascal Gabet, Chiara Gaggiotti, Jeroen Hermkens, Grégoire Hespel pour le premier tome, et pour le second, Gilles Marrey, Emmanuel Mentzel, Denis Prieur, Michel Querioz, Jean-Baptiste Sécheret, Philippe Ségéral, Simon Vignaud, Harald Wolff. Dans un article paru en 2014 dans le n° 248 des Nouvelles de l’estampe, Maxime Préaud révélait l’histoire de cette publication, au départ destinée à une Revue révolutionnaire de lithographie dont le projet, conçu à l’initiative de Sécheret, était le suivant : combattre « l’ordre établi par l’art financier international et la pratique petite-bourgeoise des ‘‘jets d’encre’’ et autres lasers, en utilisant toutes les capacités émotionnelles d’une technique d’avant-garde d’à peine deux siècles d’existence : la lithographie ». Compte tenu des circonstances, cette revue révolutionnaire s’est transformée en hommage à Jacques de Champfleury. À l’atelier À Fleur de Pierre, le temps semble n’avoir pas de prise. Et,à fréquenter aujourd’hui ces lieux hantés, nous éprouvons la même impression que celle ressentie en assistant à une étape, toujours spectaculaire, du procédé lithographique, quand l’image fondue par l’action de la gomme arabique et de l’acide nitrique remonte des profondeurs de la pierre poreuse pour faire renaître en négatif un monde disparu. Qui n’attend que l’encre et le papier pour réapparaître.
Atelier À Fleur de Pierre, 17, rue de Nantes, 75019 Paris. Tél. : 01 40 36 52 52, courriel : artlitho@club-internet.fr, site Internet : afleurdepierre.fr
À lire, à regarder :
Impressions d’ateliers. Lithographes et tailledouciers parisiens, préface de Maxime Préaud, postface de Christian Massonnet, dessins, textes et gravures de France Dumas, Riveneuve, 2020, 17 €. En librairie et chez l’éditeur (site Internet : riveneuve.com).
Six + 2 LIT HOG RAP HIES, À Jacques de Champfleury, deux tomes, À Fleur de Pierre, novembre 2011, impression en noir sur un vélin format raisin. Tirage à 40 exemplaires.
Merci à MEL Publisher pour son aimable autorisation de reproduction. Il est possible d’acquérir certaines des lithographies présentées dans cet article sur le site melpublisher.com, courriel : contact@melpublisher.com, tél. : 06 64 28 16 79.