Les éditions Tandem : au service de l’estampe contemporaine

Gabriel Belgeonne et Thérèse Dujeu au salon Page(s, 2023. © Françoise Gauthier

C’est autour d’une exposition au musée des Beaux-Arts de Mons en 1971 que la maison d’édition voit le jour. Les six graveurs fondateurs de l’association Tandem – Gabriel Belgeonne, Jean-Pierre Benon, Jean Cotton, Alain Lambillotte, Jean-Marie Mahieu et Michel Mineur, bientôt rejoints par le graphiste Francis Jacobs –, tous étudiants à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, exposent leur travail en regard d’un ensemble conséquent de lithographies du maître argentin Antonio Seguí (1934-2022).

L’exposition est un succès et le catalogue, véritable livre d’artiste en soi, annonce avec force, audace et engagement, la ligne éditoriale de la jeune maison : témoigner de la diversité de l’estampe, de la richesse de ses techniques et de la variété stylistique qu’elles permettent. Les éditions mettent un point d’honneur à valoriser les démarches artistiques, autant qu’à rendre compte de l’ensemble d’un écosystème, tout en ayant à cœur de penser l’articulation entre pratique et théorie. Leur engagement et leurs valeurs s’inscrivent à travers sept collections : « Monographie » créée en 1983 ; « Portefeuille » et « Conversation avec… » créées en 1988 ; « Textes & Images » en 1990 ; « Histoire(s) en images » et « Alentours » en 1992 ; « Carnets de voyage » en 1996. Grands livres illustrés, portfolios de gravures, essais critiques, écrits d’artistes et récits de voyages étoffent ainsi un catalogue qui dresse un panorama complet de la création des cinq dernières décennies : gravures sur bois et métal, en creux et en relief, sérigraphies, lithographies, linogravures et jusqu’aux plus récentes expérimentations numériques, toutes les techniques sont représentées.

Caroline Lamarche, Trognes, 2011, 12 linogravures en couleurs de Kikie Crèvecoeur, 14 doubles-pages, collection « Portefeuille », 28,5 x 19,5 cm. © Éditions Tandem

Si la scène belge est bien mise en avant, avec des artistes tels que Jules Lismonde, Jo Delahaut, Luc Étienne, Pál Horváth et bien sûr Gabriel Belgeonne, le couple aux manettes de Tandem s’ouvre rapidement à la spécificité d’autres scènes artistiques internationales. Résolument tourné vers l’Europe de l’Est, il tisse des liens pérennes avec des artistes polonais : Jacek Bigoszewski, Stanislaw Fijalkowski ou Andrzej Bartczak. La création japonaise est aussi mise à l’honneur, avec des artistes comme Akira Abe, Atsuko Ishii ou Takesada Matsutani. Enfin, on compte encore des graveurs slovènes, allemands, néerlandais, américains… La démarche des éditions Tandem est totale. La création, la réflexion, la diffusion et l’exposition des estampes en sont les différents aspects, d’importance égale. Originale, clairement identifiable, cette ligne est résolument tenue aujourd’hui encore, malgré les difficultés qu’une telle association indépendante connaît inévitablement et les métamorphoses que cette pratique traverse depuis 50 ans.

Vincent Pachès, Les Bateleurs, 2005, linogravures d’Antonio Segui, n° 1 (2005, linogravures en couleurs), n° 2 (2008, linogravures en noir), collection « Portefeuille », 28,5 x 19,5 cm. © Éditions Tandem

Présenter le travail des artistes lors d’expositions est une mission que les éditions Tandem se sont donnée dès le départ. C’est même le prolongement évident de leur travail, l’aboutissement normal des gravures et des livres – de tout travail artistique en somme. Gabriel et Thérèse s’investissent entièrement dans la monstration, en Belgique comme à l’étranger, des œuvres éditées. Entre 1978 et 1988, ils organisent même une quinzaine « d’expositions domestiques » dans leur propre demeure. Assez tôt, des expositions rétrospectives voient le jour et, entre autres, Tandem est mis à l’honneur dans la prestigieuse Bibliotheca Wittockiana à Bruxelles en 2012. Les éditeurs participent également à de nombreux salons et foires, en France, en Suisse et en Belgique.

Dr. Petra Lanfermann, C. Andriessen, 2014, linogravures de Cees Andriessen, collection « Portefeuille », 30 x 40 cm. © Éditions Tandem

En parallèle, des collections sont envisagées comme de véritables outils de diffusion. Ainsi un tiers des tirages de la collection « Monographie » est-il destiné à assurer la promotion du travail des artistes et leur documentation. Ces exemplaires sont en fait généreusement offerts à des cabinets d’estampes et à des musées, en Europe ou sur d’autres continents. Quant aux ouvrages de la collection « Portefeuille », ils sont pensés de manière pratique comme des outils : ce sont des « portfolios », l’équivalent indispensable de la carte de visite de l’artiste ou de l’éditeur. Le premier exemplaire, paru à la fin des années 1970, s’organise autour de gravures en creux (aquatinte, eau-forte, techniques mixtes) ; le deuxième est consacré à la xylographie. Il s’agit là de démontrer la vitalité d’une technique, les variations qu’elle offre, et surtout, l’inventivité des artistes.

Janina Landnowska, A. Bartczak, 1988, linogravures d’Andrzej Bartczak, collection « Portefeuille », 40 x 30 cm. © Éditions Tandem

Gabriel Belgeonne devient professeur de gravure à l’Académie de Mons en 1966. Dès lors, il a à cœur de mettre en valeur le travail des étudiants, soucieux par ailleurs de tisser un réseau entre des artistes d’une même génération. L’artiste comme l’éditeur reste attentif à leurs propositions, à la nouveauté qui frémit sous leurs doigts, à l’éclat qu’apporte le renouveau de leur vision. À travers plus d’une centaine de volumes, la collection « Histoire(s) en images » donne ainsi la possibilité à de jeunes artistes de se faire connaître en réalisant un premier projet ambitieux. Kikie Crêvecœur, Luc Étienne ou encore Atsuko Ishii y firent leurs premiers pas et jouissent aujourd’hui d’une solide réputation. Tous les livres sont d’aspect semblable : petits formats (11 x 13 cm) tirés à une trentaine d’exemplaires et présentant une reliure à la japonaise réalisée par Thérèse Dujeu. Fidèles à l’esprit de la maison, ils révèlent une vaste palette de techniques, allant des procédés traditionnels à une ouverture curieuse aux nouvelles technologies. En somme, des livres rafraîchissants, souvent d’une grande imagination.

Denise Desautels, Quai Rimbaud, 2009, 7 doubles-pages, 5 aquatintes en noir et blanc de Gabriel Belgeonne, collection « Portefeuille », 28,5 x 19,5 cm. © Éditions Tandem

« Lancer » la jeune création va de pair avec le pari souvent tenu d’ouvrir l’espace du livre à des artistes qui n’en sont pas familiers. L’éditeur sait les convaincre et prendre le temps de les accompagner dans la réalisation d’œuvres étonnantes. C’est le cas récemment encore avec La Forêt, un ouvrage présentant des textes d’Alain Delaunois et des xylographies en couleurs de Jean-Pierre Ransonnet, un peintre qui se fait pour la première fois graveur le temps d’un livre publié en 2011 dans la collection « Textes & Images ». Cette dernière réunit des ouvrages de facture luxueuse, dans la droite ligne des livres de bibliophilie : tirage limité, impression en typographie, texte de qualité, estampes originales. Mais dès le départ l’éditeur rompt l’alternance rigide du texte et de l’image pour mieux inciter ses artistes à jouer avec les blancs, la marge et les compositions, afin de surprendre ses « lecteurs ».

Nicole Malinconi, Les Intérieurs, 2006, 4 lithographies de Patrick Devreux, collection « Portefeuille », 9 doubles-pages, 28,5 x 19,5 cm. © Éditions Tandem

Dès la première collection « Monographie », dans laquelle une dizaine d’ouvrages paraissent entre 1983 et 1998, la nécessité se fait sentir d’accompagner la création plastique d’un discours théorique, indispensable, selon les éditeurs, pour ancrer la gravure dans l’art contemporain et en asseoir la légitimité dans l’histoire de l’art. Les « Monographies » sont donc des recueils d’estampes accompagnés d’une biographie de l’artiste et d’un texte critique.
C’est dans cette même veine que naît en 1988 la collection « Conversation avec… » : des conversations menées par le philosophe Eddy Devolder, le critique littéraire Roger Pierre Turine, l’auteur Ignace Vandevivere avec des artistes (Joseph Beuys, Georg Baselitz, Andy Warhol, Pierre Soulages, etc.), des muséologues ou autres théoriciens, afin de recueillir le fonctionnement de leur démarche et leur point de vue sur le monde de l’art. La collection « Alentours » est lancée dans la foulée. Elle recèle des textes essentiellement théoriques, des points de vue de critiques qui abordent librement des questions d’esthétique, de médiation ou de technique, offrant ainsi aux artistes la possibilité d’expliciter leur démarche, à l’instar du Britannique John Carter qui livre ses « Idées et Intentions » dans cette collection en parallèle du portefeuille publié en 1995. Les différents aspects d’un même processus artistique sont ainsi documentés et minutieusement consignés. Tous ces textes constituent des archives sans précédent de l’histoire de l’estampe et, plus généralement, de l’évolution de la pensée dans le domaine de l’art contemporain. Ces livres, parfois bilingues, sont conçus pour être accessibles au plus grand nombre, par de grands tirages et de petits prix.

Alice Bossu, Savon, 2012, impression numérique, collection « Histoire en Images », 11 x 13 cm © Éditions Tandem

Depuis un peu plus de 50 ans, les éditions Tandem sont restées fidèles à leur identité et à leurs valeurs malgré un paysage artistique et éditorial en mutation. L’intérêt pour le livre d’artiste n’est plus aussi vif en Belgique, et le secteur n’est globalement pas soutenu par des politiques d’achats. Les liens entretenus avec la jeune création, notamment à travers l’Académie des beaux-arts de Mons et l’École nationale supérieure des arts visuels de La Cambre à Bruxelles, se sont aujourd’hui distendus, Gabriel Belgeonne ayant arrêté l’enseignement en 2000. Enfin, harassés par des années de déplacements et une charge de travail colossale, les éditeurs ont considérablement réduit leur participation aux salons et aux foires.
En plein essor dans les années 1970-1980, la gravure n’a pas poursuivi le développement escompté. Si la linogravure recueille facilement la faveur des artistes, la maîtrise du savoir-faire exigeant du burin ou des subtilités de la xylographie se raréfie. Et c’est surtout vers le numérique que les créateurs se tournent désormais. Or, pour l’éditeur, il est important d’accompagner ce changement. En 2022, à l’occasion de la parution de Lumières dans l’écart d’Yves Peyré, les dessins de Takesada Matsutani ont été reproduits en impression numérique. En parallèle, l’artiste a réalisé un album de cinq pointes sèches. Ces deux versants d’une même œuvre ne s’adressent pas au même public, et ne peuvent se vendre au même prix… Voilà bien là une occasion nouvelle de réfléchir au livre d’artiste.

Pierre Caille, Écrits à la main, 1993, sérigraphies, « collection Textes & Images », 34 x 24 cm. © Éditions Tandem