Les reliures d’Annie Boige
La Librairie Blaizot consacre une exposition monographique à Annie Boige. Plus d’une soixantaine de reliures retracent quinze années de création, dont les maîtres mots sont rigueur et innovation. Un catalogue, publié pour l’occasion, permet d’en conserver la mémoire. Rencontre avec une artiste virtuose et exigeante.
Propos recueillis par Marie Akar
Comment êtes-vous venue à la reliure ?
Je suis d’une famille où le livre avait toute sa place. Mes parents, avant de se connaître, faisaient relier leurs livres et, pour nous, il n’y avait pas un Noël sans un nouveau livre pour chacun des enfants. Comme beaucoup d’entre nous, j’ai commencé à prendre des cours de reliure pour le plaisir, sans imaginer en faire un jour un métier. Tout en restant amateur, j’ai souhaité approfondir ma connaissance des techniques, et je me suis inscrite pendant deux ans à l’École Estienne pour assister aux cours de Robert Constantin. Après cette première formation, j’ai suivi pendant trois ans à l’AAAV (Atelier d’arts appliqués du Vésinet) les cours de reliure de Sün Evrard et de Stéphane Ipert en restauration. À la fin de ce parcours, en 1985, j’ai décidé de devenir professionnelle et j’ai ouvert mon atelier à Saint-Germain-en-Laye.
« Je suis d’une famille où le livre avait toute sa place. Mes parents, avant de se connaître, faisaient relier leurs livres et, pour nous, il n’y avait pas un Noël sans un nouveau livre pour chacun des enfants. »
Avez-vous fait des rencontres marquantes ?
Avant ma première exposition en 1994, j’ai eu la chance de rencontrer un grand libraire genevois, Jacques T. Quentin, qui m’a donné quelques codes à respecter : il m’a mise en garde contre les erreurs à ne pas commettre dans le choix des livres qui méritent ou pas ce qu’il qualifiait de « haute reliure ». Il m’a également proposé de travailler sur des ouvrages susceptibles de retenir l’attention des bibliophiles avertis. La deuxième rencontre importante a été, au Vésinet, celle de Florent Rousseau et de Sün Evrard. Elle a été suivie, sur une idée de Florent, par la création d’une association internationale de relieurs, Air neuf. Cette association comprenait neuf relieurs, de nationalités différentes, qui souhaitaient échanger sur leurs techniques et faire évoluer le métier dans une recherche commune de qualité et d’innovation : Manne Dahlstedt (Suède), Carmencho Arregui (Italie), Joanne Sonnichsen (États-Unis), Odette Drapeau (Canada), Jacky Vignon (France), Hélène Joly (France), Sün Evrard (Hongrie et France), Florent Rousseau (France) et moi-même, Annie Boige (France). Ces années ont été d’une richesse inouïe. À la suite d’un congrès organisé à Chantilly, l’association s’est ouverte au public, professionnels comme amateurs. De neuf, nous sommes passés à plus de 200. Ma troisième rencontre marquante a été celle avec Jean Dérens et la BHVP (Bibliothèque historique de la Ville de Paris). Le dynamisme, le soutien inconditionnel du conservateur à la reliure d’art ont favorisé les échanges, les manifestations, les expositions personnelles et collectives qui ont contribué à ouvrir notre activité et à faire connaître notre association au grand public. Nous avons trouvé, et c’est une autre rencontre marquante, la même ouverture et la même disponibilité chez Michel Wittock, à la Wittockiana, qui a, par ailleurs, élargi notre activité à une dimension internationale. Aujourd’hui, je remercie Claude et Paul Blaizot de m’accueillir dans leur librairie.
Quels sont vos techniques, matériaux, gammes chromatiques de prédilection ?
Je suis très classique dans le choix de mes matériaux, d’une fidélité totale au cuir et au papier. Et plus que ça, je suis même fidèle aux couleurs de ces cuirs. Les veaux anglais, qui sont si difficiles à travailler mais incomparables pour leur toucher, je les choisis bleu nuit de préférence. J’affectionne les couleurs très subtiles de l’oasis, du box et, bien sûr, le veau noir et blanc que l’on retrouve très souvent sur mes reliures.
« Je suis très classique dans le choix de mes matériaux, d’une fidélité totale au cuir et au papier. »
Quelles sont vos recherches en reliure ?
C’est une question très large. Mes recherches ont été inspirées par une démarche qui visait à éloigner mon travail d’un motif strictement décoratif pour aboutir à une structure qui exprime ou qui reflète la densité du texte. Cette démarche m’a animée pendant plusieurs années. Elle a été matérialisée dans un premier temps sur des maquettes pour aboutir aujourd’hui à des reliures qui, à mon avis, rendent compte de mon évolution. Je les appelle mes reliures « tuiles », car les formes s’emboîtent et se superposent comme les tuiles d’un toit. Tout le travail est à réaliser sous la forme « tuile ». Il est invisible à l’œil. Il faut créer une butée qui permettra de positionner la pièce parfaitement à sa place et qui compensera la différence de niveau avec la suivante. Cela se calcule de façon très précise avant de commencer le montage. En 2005, dans Art Poétique de Pierre Lecuire, illustré par Geneviève Asse, j’avais commencé à morceler les plats. Chaque forme était travaillée séparément, bombée et cambrée. Le résultat aurait été purement janséniste si je n’avais ajouté quelques ponctuations de couleurs. D’autres reliures ont suivi, dans le même esprit, comme : Quatre Histoires de blanc et noir de Frank Kupka et Naissance d’un mythe d’Alexandre Vialatte et Max Brod (recueil de lettres manuscrites à l’origine de la découverte de Kafka en France). La deuxième étape, je l’ai réalisée sur Pas à pas jusqu’au dernier de Louis-René des Forêts, qui est une reliure « tuile » mais ornée d’espaces de couleurs et de petits points. Cette évolution a abouti à Flux et reflux de Michel Butor illustré par Khedija Ennifer-Courtois et Ce n’est pas pour ce monde-ci d’André Velter illustré par Ernest Pignon-Ernest (André Velter a écrit ce poème sur les portraits d’Artaud et de Van Gogh dessinés par Ernest Pignon-Ernest).
Aujourd’hui, cette reliure « tuile » est totalement janséniste. Elle s’incarne sur Rivières de Michel Butor, illustré par Anne Slacik, sur Presque le ciel de Jean-Gabriel Cosculluela, édité et illustré par Carole Texier, et, partiellement, sur le deuxième plat de L’Horizon du monde d’Yves Peyré, illustré par Jean Capdeville. Dans le même temps, j’ai poursuivi quelques expériences particulières parmi lesquelles le gaufrage percé. Il s’agit de créer un gaufrage très soutenu et très rigide sur un premier cuir pour avoir la possibilité de le percer et ensuite de le doubler avec un autre. Avec la création de cette nouvelle peau, je peux utiliser des morceaux en éléments décoratifs, mais j’ai surtout la possibilité de réaliser une reliure plein cuir. Cette technique permet de conjuguer l’originalité à la rigueur janséniste. Par contre, sur Je dis ma disparition de Maurice Chappaz, j’ai intégré cette nouvelle matière au décor du dos. Le relief des gaufrages interdisant de pousser un titre sur la reliure, j’installe, en gouttière, sur le haut des plats ou sur le dos, une forme de cuir lisse que le doreur pourra travailler. La Rose de François de Jean Cocteau, Ici de Nathalie Sarraute ou Le Murmure de Francis Ponge, édité et illustré par Didier Mutel, en sont quelques exemples.
Comment abordez-vous les livres qu’on vous confie ?
Concilier le métier d’artisan et la création artistique est une activité très riche. Je ne sais pas si c’est un métier ou une vocation, ce n’est assurément pas un loisir. Cette activité impose un travail permanent d’introspection qui n’est possible que dans la solitude qui, seule, donne le temps et l’espace, conditions nécessaires à l’épanouissement de toute création artistique. Lorsque l’on me confie un livre, je m’imprègne avant tout de l’ambiance et de l’atmosphère qui ressortent du texte et je me tiens le plus éloignée possible des gravures. Par ambiance et atmosphère, j’entends essentiellement l’expression des formes et des couleurs que l’auteur a souhaité mettre en valeur.
« Dans le même temps, j’ai poursuivi quelques expériences particulières parmi lesquelles le gaufrage percé. Il s’agit de créer un gaufrage très soutenu et très rigide sur un premier cuir pour avoir la possibilité de le percer et ensuite de le doubler avec un autre. »
Qui sont vos clients ?
J’ai une clientèle très diversifiée de bibliophiles, de libraires, d’institutions publiques et de bibliothèques. J’ai aussi la chance de travailler pour la Bibliothèque nationale de France, dont les commandes ont jusqu’ici porté sur de magnifiques ouvrages illustrés : Presque le ciel, cité plus haut, ou encore Deux Scènes d’Yves Bonnefoy illustré par Gérard Titus-Carmel. Plus récemment, la Bibliothèque m’a confié les manuscrits de Maurice Genevoix sur Ceux de 14, cet auteur ligérien peu lu aujourd’hui, qui a écrit, entre autres, des pages inoubliables sur la Première Guerre mondiale, dans laquelle il a été engagé comme officier et grièvement blessé en 1915. Ses cendres ont été transférées au Panthéon en 2020.
Comment voyez-vous l’évolution de la reliure ?
Les défis auxquels les relieurs professionnels sont confrontés aujourd’hui sont nombreux. Sans parler de l’explosion de la reliure amateur et de la multiplication des cours privés, il faut constater la disparition complète de certains secteurs de la reliure traditionnelle au détriment de la conservation informatique ; une diminution sensible du nombre de bibliophiles, amateurs de livre d’art et de création ; la compression des budgets que subissent la plupart des organismes publics et qui provoque la diminution de leurs dépenses d’intervention et de soutien à l’activité de création. Pour surmonter ces défis et ces évolutions, les relieurs professionnels vont devoir renforcer leurs exigences de qualité et d’excellence technique qui, avec l’innovation dans la création, permettront de soutenir l’intérêt des bibliophiles sans attendre que la rareté des œuvres proposées soit la condition de leur valorisation.
« Annie Boige. Le chemin », du 3 au 19 février 2022, Librairie Blaizot, 164, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris. Du mardi au samedi de 10h à 19h. Tél. : 01 43 59 36 48, site Internet : blaizot.com
Catalogue, 120 p., ill., Éditions Faton, 2022, 39 €.