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Lucio Mosner, les chemins gravés de la mémoire

Lucio Mosner (né en 1993), Zwochauer See, aquatinte et vernis mou sur cuivre, 30 x 50 cm, 2024.

Lucio Mosner (né en 1993), Zwochauer See, aquatinte et vernis mou sur cuivre, 30 x 50 cm, 2024. © Lucio Mosner

Lucio Mosner, nouveau venu dans la gravure mais également dessinateur et aquarelliste, trace résolument son chemin. Formé à l’aquatinte par Pablo Flaiszman, il a vu son talent couronné par le prix Gravix en 2024. Avec ses estampes, il nous ouvre les portes du rêve.

De l’eau, beaucoup d’eau, des reflets, des arbres, des ombres, tout est noir, très noir. Les branches sont souvent en mouvement, le vent et l’air sont palpables. Parfois les chemins sont hantés par des silhouettes ou traversés de trouées au fond desquelles perce la lumière. D’autres fois le paysage devient urbain, voire industriel – on reconnaît au passage les drôles de tours penchées et désarticulées du XIIIe arrondissement de Paris sorties récemment de l’atelier de Jean Nouvel. Vues par Lucio Mosner, entourées de fumées, de grues et de bâtiments plus humbles, elles perdent de leur superbe métallique et anonyme de verre et d’acier pour gagner en humanité. Censées, selon leur concepteur, « dialoguer comme deux danseuses en équilibre », elles ont soudain l’air d’être échappées d’un film poético-réaliste de Marcel Carné ou de René Clair, ce qui produit comme une étrange fracture du temps.

Lucio Mosner (né en 1993), Traumteich, ou L’Étang du rêve, aquatinte sur cuivre, 40 x 60 cm, 2024.

Lucio Mosner (né en 1993), Traumteich, ou L’Étang du rêve, aquatinte sur cuivre, 40 x 60 cm, 2024. © Lucio Mosner

Mémoire et gravure

Pour Lucio Mosner, jeune artiste né à Paris en 1993, d’origine argentine par son père, le processus de la gravure et le fonctionnement de la mémoire sont intimement liés. Au-delà des possibilités graphiques infinies qu’offre cet art, un tel lien le fascine. C’est pourquoi l’estampe est devenue centrale dans son travail. Il la découvre en 2017 à l’occasion d’un stage donné par le graveur Pablo Flaiszman, qu’il suit en complément de ses études à l’École des beaux-arts de Paris, où, admis en 2013, il pratique déjà le dessin, l’aquarelle et la peinture. Lucio est immédiatement séduit par l’approche picturale et le travail sur la lumière de cet aquatintiste à l’univers singulier. Car à la différence de l’aquarelle et de la peinture où l’on pense en couleurs, explique-t-il aujourd’hui, en gravure on réfléchit en termes de valeurs, c’est-à-dire de contrastes entre l’ombre et la lumière, entre le noir et le blanc. « Si je venais de faire un voyage en Écosse, je ne graverais pas tout de suite. J’attendrais au moins cinq mois que tout cela mûrisse. » Qu’il s’agisse de ses aquarelles, souvent effectuées sur le motif, ou de ses estampes, les sujets traités par Lucio Mosner sont les mêmes – grandes étendues de ciel, de fleuve, de végétation ou de rails, branches cachant le paysage, silhouettes s’en allant au loin. Mais le propos est différent. Dans le premier cas, il s’agit de saisir « l’instantanéité du moment », dans le second, de retranscrire « l’impression laissée par le souvenir de ces instants de contemplation » et le temps est nécessaire à cette création, on pourrait presque dire à cette « cristallisation ». « La technique elle-même induit ce rapport à la mémoire, car il existe un parallèle entre le mécanisme de cette dernière et celui de la gravure, ajoute l’artiste. La matrice garde dans le repli de ses creux la trace de l’image, un peu comme une carte mémoire. Avec l’eau-forte où la morsure est indirecte, ce processus apparaît avec encore plus d’évidence car, pendant que je travaille sur ma plaque de cuivre, je ne vois pas ce que je suis en train de faire. Je dois donc imaginer ce que ça va donner. C’est cette visualisation mentale, cette image intérieure qui se forge dans mon esprit qui me plaisent dans la gravure. » Avec l’aquatinte, où la matrice est déposée dans une boîte à grains pour être recouverte de poudre de résine, cet effet de visualisation mentale est encore renforcé, puisqu’on ne découvre le résultat du travail effectué sur la plaque qu’en l’imprimant sur le papier. Pour accentuer cette part d’aléatoire, et donc de surprise quant au résultat, certains aquatintistes, comme Lucio Mosner, au lieu de plonger la plaque une fois grainée dans un bain d’acide pour effectuer la morsure, peignent directement sur la plaque avec ce produit. Ce qui donne des valeurs moins homogènes qu’en procédant classiquement, des effets plus diffus, des transparences semblables au lavis à l’encre de Chine.

Lucio Mosner (né en 1993), Solstice, pointe sèche et aquatinte sur cuivre, 40 x 60 cm, 2022.

Lucio Mosner (né en 1993), Solstice, pointe sèche et aquatinte sur cuivre, 40 x 60 cm, 2022. © Lucio Mosner

« La matrice garde dans le repli de ses creux la trace de l’image, un peu comme une carte mémoire. »

Un sentiment d’étrangeté

Cette remémoration des instants de contemplation, cruciale dans le processus de création du graveur, peut expliquer le sentiment d’étrangeté éprouvé devant ces estampes, comme par exemple celle montrant un marcheur de dos, déjà à moitié happé par l’ombre et qui va s’enfoncer dans la forêt. Ce Wanderer, ainsi que l’appelle l’artiste, nous évoque celui de Schubert parcourant sans trêve et sans repos des sentiers secrets dans le Voyage d’hiver. Les arbres, sombres et laissant filtrer des nuages déclinant toute la gamme subtile des blancs et des gris, sont légèrement piquetés de points lumineux, l’herbe mi-claire mi-foncée sur laquelle s’avance le personnage – il ne semble pas y avoir de chemin nettement indiqué – apparaît douce et duveteuse. L’ensemble de la scène baigne dans une ambiance onirique, due à l’effet produit par l’aquatinte. Utilisée avec une maîtrise étonnante pour un si jeune artiste, cette technique sait créer « l’atmosphère où ces choses doivent se passer et qui n’est pas celle de la vie réelle, mais d’un songe troublé », comme le disait l’historien d’art Henri Focillon à propos des Caprices de Goya. Tel est le cas également dans l’estampe intitulée Traumteich (2024), que l’on peut traduire par « L’Étang du rêve », qui, alliant les herbes folles très précisément dessinées du premier plan aux jeux du soleil et de l’ombre savamment reflétés dans l’eau, produit un effet presque hypnotique sur le spectateur.

Lucio Mosner (né en 1993), Au loin, eau-forte et aquatinte sur cuivre, 40 x 50 cm, 2022.

Lucio Mosner (né en 1993), Au loin, eau-forte et aquatinte sur cuivre, 40 x 50 cm, 2022. © Lucio Mosner

Une ambiance onirique

Chez Lucio Mosner, les rares personnages qui figurent n’ont pas de visage ; ils sont le plus souvent de dos, face à l’immensité, immobiles, ou disparaissant dans les lointains. Même s’ils sont vus de profil comme dans Solstice (2022) ou Clair de lune (eau-forte et aquatinte sur cuivre, 2021), leurs traits n’apparaissent pas distinctement. Cet univers peuplé de silhouettes, de bâtiments à angles aigus et de grues peut également évoquer l’esthétique de l’expressionnisme allemand, à cette différence près qu’ici un élément de douceur est toujours présent dans le duveteux d’un ciel nuageux laissant sourdre la clarté, d’une branche frôlant une poutrelle métallique ou dans le miroitement de la chaussée (Hangar, 2024). Dans Atelier (2022), un visage brouillé se reflète dans un miroir placé de guingois au-dessus de la paillasse. Quand on sait qu’il s’agit de l’atelier de Pablo Flaiszman où Lucio Mosner grave et imprime ses estampes, on a l’impression troublante qu’en hommage aux personnages qui hantent ces lieux où travaille un autre grand montreur d’ombres, le graveur nouvellement venu s’est donné l’apparence d’un fantôme. C’est un monde de revenants, où la réalité est colorée par le rêve. Lucio Mosner le dit lui-même : « Tout part de la sensation que ce paysage devant lequel je me trouve peut être une ouverture vers une autre dimension. » Ces images entourées d’une lumière particulière le touchent, c’est-à-dire que « quelque chose d’intérieur survient ». Ces instants de contemplation vont persister dans sa mémoire de façon marquée et il va avoir envie d’y revenir. Pour les faire revivre. Ces gravures nimbées d’un halo onirique s’appuient pourtant au départ sur la réalité, avant de s’en éloigner. Lorsqu’il se promène, l’artiste prend des photos des scènes ou lieux qui l’attirent. Au moment de commencer une plaque, il fouille dans son stock de clichés. Puis, réfléchissant à son projet, il fait des croquis à l’encre de Chine, ce qui lui permet de « se détacher du réalisme ».

« Cet univers peuplé de silhouettes, de bâtiments à angles aigus et de grues peut également évoquer l’esthétique de l’expressionnisme allemand, à cette différence près qu’ici un élément de douceur est toujours présent […] »

Lucio Mosner (né en 1993), Hangar, eau-forte et aquatinte sur cuivre, 40 x 60 cm, 2024.

Lucio Mosner (né en 1993), Hangar, eau-forte et aquatinte sur cuivre, 40 x 60 cm, 2024. © Lucio Mosner

Invitations en résidence

Hohenossig est un village près de Leipzig où se trouve l’atelier des imprimeurs Jeannette et Reinhard Rössler, également maison d’artistes. Lucio Mosner y a été invité plusieurs semaines en 2023 et ce fut pour lui un grand moment d’inspiration. S’il explique qu’il lui a fallu du temps pour s’imprégner des lieux, nul doute que ce paysage de lacs et de marais, d’étangs et de bois lui a inspiré quelques-unes de ses meilleures estampes à commencer par ce Wanderer (2023) déjà évoqué. Citons aussi le magnifique Moor ou Le Marais (2023), ou encore Wanderung um den Werbeliner See ou Marche autour du lac de Werbelin (2023). Un an plus tard, à l’été 2024, l’artiste est invité en résidence au musée Bernard Boesch au Pouliguen. Il y renoue avec le dessin, l’aquarelle et la peinture, pratiqués le plus souvent en plein air. « C’est une temporalité complètement différente du travail dans l’atelier de gravure, où je cherche à me replonger dans le souvenir et à recréer une atmosphère teintée de la nostalgie d’un instant passé1. » En dehors de l’intérêt, et du plaisir, de capter sur le motif les jeux de lumières qui, selon l’heure et les marées, métamorphosent le paysage, sortir de ce monde noir et blanc de l’estampe, de cet univers mental, lui a été extrêmement bénéfique. De plus, souligne-t-il, « la pratique de l’aquarelle et de la peinture a toujours fait partie de mon travail et nourrit mes projets de gravure1 ».

« La pratique de l’aquarelle et de la peinture a toujours fait partie de mon travail et nourrit mes projets de gravure. »

Lucio Mosner (né en 1993), Pause V, aquarelle, encre de Chine et peinture à l’huile sur papier, 56 x 76 cm, 2024.

Lucio Mosner (né en 1993), Pause V, aquarelle, encre de Chine et peinture à l’huile sur papier, 56 x 76 cm, 2024. © Lucio Mosner

Des mondes superposés

Assister au tirage d’une gravure est toujours un moment enchanté, un peu mystérieux. Avec Lucio Mosner, cette expérience acquiert une profondeur supplémentaire. Alors qu’il vient d’encrer assez généreusement la plaque de Traumteich, et qu’il l’essuie longuement pour que les parties réservées sortent blanches, il commente : « C’est comme la mémoire : au début c’est tout noir, on ferme les yeux, et peu à peu on voit l’image apparaître. » Une fois l’impression effectuée, comme l’estampe semble « monter » progressivement de la trame du papier, un Arches, « c’est simplement que notre œil la voit de mieux en mieux, explique-t-il. À regarder longtemps une image, on y perçoit des mondes superposés et c’est ce qui me plaît dans la gravure ».Devant ces rivières, ces mers, ces chemins aussi, bref tout ce qui s’écoule, tout ce qui s’échappe, on a le sentiment très net de voir le temps s’enfuir. Comme dans Zwochauer See où le lac au début très large se resserre en une voie d’eau qui disparaît au loin. Au premier plan, comme souvent dans les estampes de l’artiste, des broussailles cachent légèrement la scène. Ce qui accentue encore l’impression d’un monde inaccessible qui ne se laisse voir que dans les rêves.

Lucio Mosner (né en 1993), XIIIe, aquatinte sur cuivre, 15 x 30 cm, 2024.

Lucio Mosner (né en 1993), XIIIe, aquatinte sur cuivre, 15 x 30 cm, 2024. © Lucio Mosner

Lucio Mosner. Encrer la lumière, du 12 mars au 10 mai 2025 (fermeture du 14 avril au 5 mai), Galerie Anaphora, 13, rue Maître Albert, 75005 Paris. Tél. : 06 03 21 31 35, www.galerie-anaphora.com

1 Lucio Mosner, artiste en résidence au musée Bernard Boesch, catalogue de l’exposition, 2024.