Prix de la bibliophilie contemporaine au salon Page(s

Le jury, composé de Marie-Françoise Quignard, conservatrice honoraire à la Réserve des livres rares de la BnF, Jacques Letertre, bibliophile et président des Hôtels littéraires, François Orsoni, collectionneur, Elke Purpus, conservatrice à la bibliothèque de Cologne (Allemagne), Thierry Dubois, conservateur à la bibliothèque de Genève (Suisse), et Art & Métiers du Livre, était présidé par Yves Peyré, poète, directeur honoraire de la bibliothèque Sainte-Geneviève et ancien directeur de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

La sélection, effectuée sur la centaine d’exposants présents, s’est affinée progressivement pour arriver à une « courte liste » d’une dizaine d’ouvrages particulièrement remarqués pour le soin apporté à la réalisation, à l’esthétique de la composition typographique en harmonie avec les œuvres graphiques ou plastiques… Après délibération du jury, le prix de Bibliophilie contemporaine du salon Page(s a été attribué aux éditions Despalles pour Wetterleuchten / Fulgurance, poèmes de Johannes Strugalla et bois gravés de Takesada Matsutani. Grâce à la qualité des gravures et de la composition typographique, à leur déploiement sur les pages, s’instaure un dialogue fécond qui établit l’esthétique du livre (lire l’article de Marie-Paule Peronnet paru dans Art & Métiers du Livre, n° 365, p. 13).

Wetterleuchten / Fulgurance, poèmes de Johannes Strugalla et bois gravés de Takesada Matsutani, éditions Despalles, 2024. © Éditions Despalles

Une mention spéciale du jury a été décernée à un ouvrage singulier, tout à fait différent du précédent, intitulé Scopuluche. Il est publié par l’artiste Marie-Christine Bourven (atelier Recto Verso). Sa forme, plaisante, intrigue et ravit. Emmanuel Jeuland, juriste, enseignant-chercheur, qui a produit les textes, explique : « Une scopuluche est une sorte de poésie obtenue par épluchage à partir de bases de données juridiques et dégageant un sens nouveau et souvent complémentaire au texte d’origine. » On ne sera pas étonné qu’il fasse partie de l’Ouvroir de droit potentiel, une des « branches » de l’Oulipo ! Le passage du livre au numérique l’interpelle, notamment dans le domaine juridique. Sa réflexion – sous-tendue par la question « pourquoi a-t-on besoin du droit ? » – est fondée sur la notion de relation, que le juridique est chargé de réglementer : liens de filiation, de mariage… « J’ai mis ce corpus de textes, assortis de mots clefs choisis pour leur rareté, plusieurs fois dans un “mixer” » [comprendre une intelligence artificielle] qui mélange et “épluche” les phrases en retenant certains membres jusqu’à trouver un semblant de cohérence. » L’épluchage enlève la matière juridique et fait naître des phrases poétiques. Le résultat est un ensemble de 84 textes que le chercheur a envoyé à Marie-Christine Bourven, rencontrée dans le cadre de l’Ouvroir de typoésie potentielle.

Scopuluche, textes d’Emmanuel Jeuland, gravures et conception Marie-Christine Bourven, Atelier Recto Verso, 2024. Pages intérieures avec une gravure. © M.-Ch. Bourven

Même démarche – intelligence artificielle – pour obtenir les 42 images. Le travail de la main reprend alors le dessus : elles sont modifiées puis gravées sur lino par Marie- Christine Bourven, rehaussées à la pointe sèche et glissées dans les cahiers de texte. Ce que l’on voit en premier : une forme de fossile de coquille d’escargot géant enroulé sur lui-même. La coquille est constituée de plusieurs papiers marouflés sur des papiers népalais, afin de rigidifier un peu la structure qui doit toutefois rester souple. Le défi était de fabriquer un livre sans dos, dont les cahiers mobiles, cousus sur cette « couverture », avancent et reculent comme une vague. De ce livre surgissent plusieurs poèmes : sur les bordures des pages, dans le sens de la hauteur comme des onglets de reliure, sont placées des citations qui constituent un autre niveau de lecture. Une superbe création, entre volumen et codex.

Scopuluche, textes d’Emmanuel Jeuland, gravures et conception Marie-Christine Bourven, Atelier Recto Verso, 2024. Vue de la structure. © M.-Ch. Bourven