les monographies essentielles de l’histoire de l’art

Derniers jours : Carnavalet fait la lumière sur la fontaine des Innocents

La fontaine des Innocents fraîchement restaurée, juin 2024. © OPM
La fontaine des Innocents fraîchement restaurée, juin 2024. © OPM

Si étrange que cela puisse paraître de nos jours, où bien des passants n’y prennent plus garde, la fontaine des Innocents de Jean Goujon était jadis un lieu incontournable pour qui visitait Paris. Gageons que la restauration du monument qui vient de s’achever et l’exposition du musée Carnavalet, centrée sur son histoire et son remarquable décor sculpté, attireront de nouveau sur lui les regards, pour longtemps.

Les « touristes » qui venaient à Paris aux XVIIIe et XIXe siècles – et ils étaient déjà nombreux – ne manquaient pas d’aller admirer, comme aujourd’hui, ses principaux monuments. Ils allaient visiter le Louvre et Notre-Dame. L’Hôtel de Ville, la Sorbonne ou le Luxembourg faisaient partie des sites à contempler. Et puis, bien sûr, ils allaient immanquablement jeter un œil à un joyau de la Renaissance qui figure dans tous les guides touristiques de l’époque : la fontaine des Innocents.

Un des premiers aménagements publics parisiens

Avant d’être un bijou d’architecture et de sculpture, celle-ci fut d’abord l’un des premiers aménagements publics d’envergure de son temps. Au XVIe siècle, Paris est depuis longtemps déjà la « mégapole » de l’Europe. Largement plus peuplée que toutes les autres capitales, elle compte alors plus de 300 000 habitants. Densément habitée, bouillonnante et prompte à la barricade (le mot est d’ailleurs du temps), elle constitue en elle-même une exception, ville-monde dans une France elle-même nettement plus peuplée que les autres nations du continent. Et cette population énorme, il faut l’occuper et la divertir, la contrôler (tant bien que mal), mais aussi la nourrir. L’approvisionnement de Paris constitue un enjeu vital. La fontaine des Innocents, achevée en 1549, remplace d’ailleurs une ancienne fontaine datant du XIIe siècle. Ce n’est pas tant l’eau en soi qui est nécessaire, que l’eau fraîche et pure. Impure ou souillée, elle est au contraire suspectée – non sans raison – de véhiculer maladies et « miasmes », d’empoisonner, de « corrompre ». Elle n’est bue d’ailleurs qu’avec circonspection (on lui préfère volontiers le vin ou la bière), et son usage pour l’hygiène corporelle n’est pas si répandu… Produit indispensable cependant pour la propreté des étoffes et des maisons, pour la préparation des denrées, pour les activités artisanales et pré-industrielles… on ne saurait sous-estimer son importance dans la cité gigantesque qu’est Paris. Aussi, lorsque la nouvelle fontaine est entreprise, à quelques pas de son implantation d’aujourd’hui, elle a pour fonction première d’alimenter en eau le quartier des Halles, rôle d’autant plus crucial que se situe à proximité le principal marché aux denrées de la ville.

Jacob Grimmer (1525-1590), Le Cimetière et l’église des Innocents, vers 1570. Détail. Huile sur bois, 60 × 50 cm. Paris,musée Carnavalet – Histoire de Paris Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo service de presse
Jacob Grimmer (1525-1590), Le Cimetière et l’église des Innocents, vers 1570. Détail. Huile sur bois, 60 × 50 cm. Paris,musée Carnavalet – Histoire de Paris Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo service de presse

Manifeste de la sculpture maniériste

Au début du règne d’Henri II, élever des bâtiments publics (et pas seulement des résidences royales) est encore une pratique rare. François Ier a lancé la construction de l’Hôtel de Ville de Paris (1533) ; le Pont-Neuf n’est entrepris que dans les années 1570, et ce n’est qu’au XVIIe siècle, avec Henri IV et ses successeurs, que l’urbanisme parisien devient réellement une préoccupation du pouvoir royal. Comparée à la place Dauphine ou à celle des Vosges (auparavant Place royale), la fontaine semble modeste. C’est pourtant un chef-d’œuvre artistique, où se lit – bien sûr – l’influence italienne. Inspirée de l’arc de triomphe d’Ancône (érigé au IIe siècle en l’honneur de Trajan), la fontaine est initialement placée au coin de la rue aux Fers (actuelle rue Berger) et de la rue Saint- Denis, attenante à l’église des Saints- Innocents. Elle comportait alors une loggia, qui permettait de regarder passer les processions, telle l’entrée royale de 1549, pour laquelle elle avait été achevée. Mais ce sont bien sûr les décors sculptés par Jean Goujon, et particulièrement les cinq admirables nymphes et les trois reliefs, qui en font un extraordinaire manifeste de la sculpture maniériste, comme s’emploie à le mettre en lumière la belle exposition du musée Carnavalet.

Un succès fulgurant

L’œuvre de Goujon, auteur quelques années auparavant du jubé de Saint-Germain-l’Auxerrois, devient vite un chef-d’œuvre reconnu et célébré ; parmi bien d’autres artistes, le Bernin vient longuement l’admirer lors de son séjour à Paris en 1665. Cette réputation va contribuer à préserver le monument. En effet, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les progrès de la science et de l’hygiène amènent à fermer la plupart des cimetières urbains. Celui des Innocents est fermé, les ossements sont transférés aux catacombes dans une gigantesque opération mortuaire. L’église des Saints-Innocents est détruite. La fontaine qui y est accolée est quant à elle déplacée. Transformée en édifice carré par le sculpteur Augustin Pajou (1788), elle trône dorénavant au milieu de la nouvelle place née des destructions, où s’installe un vaste marché couvert de fruits et légumes.

Un emblème du « Ventre de Paris »

La fontaine devient ainsi le visage familier des halles parisiennes, ce gigantesque marché du XIXe siècle. Étrange juxtaposition d’une élégante fontaine Renaissance et des étals de marchandises… Le contraste devient encore plus saisissant lorsque surgissent à leur place les pavillons métalliques de Baltard ! Déplacé à nouveau de quelques mètres, surélevé, ce bâtiment public devenu édifice d’ornement (dont trois reliefs ont été déposés au Louvre dès 1809) achève sa « patrimonialisation » par son inscription au titre des Monuments historiques dès 1862. La figure même de Jean Goujon suit un destin parallèle : bien qu’on ignore presque tout de lui, sinon qu’il était de religion protestante, il va incarner au XIXe siècle une sorte d’archétype de l’artiste romantique…

G. Durand, Marché des Innocents, vers 1855-58. Vue stéréoscopique, tirage sur papier albuminé, 21,8 × 30,5 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo service de presse.
G. Durand, Marché des Innocents, vers 1855-58. Vue stéréoscopique, tirage sur papier albuminé, 21,8 × 30,5 cm. Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet – Histoire de Paris. Photo service de presse.

De la restauration à l’exposition

La restauration de la fontaine a commencé à l’été 2023 et s’achève ces jours-ci. Pour l’occasion ont été déposés et restaurés cinq reliefs qui ont tout particulièrement contribué à la célébrité du monument. Placées entre les arcades, ces cinq nymphes aux lignes élancées dont les drapés s’animent d’un fort jeu de relief sont des chefs-d’œuvre de la sculpture maniériste. En témoigne leur postérité tout au long du XIXe siècle. Comme le souligne Juliette Tanré-Szewczyk, conservatrice en chef du patrimoine et co-commissaire scientifique de l’exposition du musée Carnavalet, l’une des ambitions de celle-ci était d’ « offrir des conditions privilégiées au public pour admirer, à hauteur de regard, les œuvres exceptionnelles que constituent les reliefs de Jean Goujon ». Fraîchement restaurées, les figures de nymphes sont présentées aux côtés d’autres reliefs marins qui furent très tôt, dès le XIXe siècle, retirés de l’édifice pour être préservés au sein du musée du Louvre. C’est sans conteste le moment fort d’un parcours qui réunit par ailleurs 150 œuvres, objets et documents pour retracer l’histoire et les transformations successives de l’édifice. L’autre défi, explique la commissaire, était d’installer à la fin de l’exposition un atelier permettant au public d’assister à la restauration in situ d’épreuves anciennes en plâtre des nymphes de Jean Goujon, par l’équipe même qui a travaillé sur les reliefs originaux.

Dans le parcours d’exposition, trois nymphes de la fontaine présentées aux côtés de deux reliefs du soubassement conservés au Louvre © Paris Musées – G. Deblonde
Dans le parcours d’exposition, trois nymphes de la fontaine présentées aux côtés de deux reliefs du soubassement conservés au Louvre © Paris Musées – G. Deblonde

Louis-Gilles Pairault
Conservateur en chef, bibliothèque-musée de la Comédie-Française

Article à retrouver dans :
Dossiers de l’Art n° 320
Cheval en majesté

80 p., 11 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com


« La fontaine des Innocents. Histoires d’un chef-d’œuvre parisien »
Jusqu’au 25 août 2024 au musée Carnavalet — Histoire de Paris
23 rue de Sévigné, 75003 Paris
www.carnavalet.paris.fr

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