Les portraits de sculpteurs. Marie-Suzanne Roslin, Portrait du sculpteur Jean-Baptiste Pigalle, 1770
La Dame au voile (Nationalmuseum de Stockholm), somptueux portrait déguisé réalisé par Alexandre Roslin, constitue l’une des effigies les plus fameuses du XVIIIe siècle, acclamée par Diderot au Salon de 1769. Ironie de l’histoire, son beau visage mystérieux, pourtant identifié, est en revanche largement méconnu : il s’agit de Marie-Suzanne Roslin (1734- 1772), née Giroust, l’épouse du peintre, elle-même portraitiste. Ce tableau est le point d’orgue d’une carrière aussi prometteuse que fulgurante : il s’agit de son morceau de réception présenté à l’Académie en 1770, le Portrait du sculpteur Jean-Baptiste Pigalle.
« Elle joint à la figure la plus intéressante le talent de peindre un portrait en pastel aussi bien que moi. »
Alexandre Roslin
Une femme peintre méconnue : Marie-Suzanne Roslin
Orpheline du joaillier de la garde-robe du roi Barthélemy Giroust et de Marie-Suzanne Le Roy, Marie-Suzanne se destinait à l’art du pastel et fit son apprentissage sous la direction de Maurice Quentin de La Tour, puis de Joseph-Marie Vien. C’est chez ce dernier qu’elle fit en 1754 la connaissance du peintre suédois Alexandre Roslin. En proie à l’hostilité des proches de la jeune fille, opposés à un mariage avec un homme sans fortune et protestant, il dut patienter cinq ans avant de l’épouser, s’engageant à ne plus quitter la France et à élever ses enfants dans la religion catholique. L’année même de son mariage, on pouvait déjà lire dans la Feuille nécessaire une appréciation du travail de Mme Roslin : « Les femmes partagent aujourd’hui avec les hommes tous les genres de talents. […] Madame Rosselin, élève du célèbre M. de La Tour, a fini depuis peu divers morceaux en pastel, dans lesquels on remarque la fraîcheur et la vérité du coloris de cet excellent maître. Elle réussit particulièrement dans le portrait, elle saisit très bien la ressemblance et le ton de la carnation ». Son époux le reconnaissait lui-même : « Elle joint à la figure la plus intéressante le talent de peindre un portrait en pastel aussi bien que moi ». L’influence de La Tour est palpable, prégnante dans son autoportrait copiant celui du maître, qui témoigne de l’admiration qu’elle lui portait et de ses qualités propres. Marie-Suzanne fut reçue relativement tard à l’Académie royale, comparée aux femmes artistes de sa génération. Marie-Thérèse Reboul, l’épouse de Vien, avait ainsi été admise dès 1757. L’explication semble simple : dans les années 1760, cinq grossesses ont probablement différé son entrée à l’institution, la contraignant à mettre entre parenthèses sa production artistique. Soutenue par son mari, luimême académicien, elle fut finalement agréée et reçue simultanément le 1er septembre 1770, en présentant, conformément à l’usage, un portrait d’artiste membre de l’Académie, celui du sculpteur Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785), alors au faîte de sa gloire. Exposé au Salon de 1771 sous le n° 150, le pastel eut un vif succès : le Mercure de France insista sur le bon ton de la couleur, la correction du dessin et la touche savante de l’artiste, qui lui permit de rivaliser avec les tenants de la peinture à l’huile. De son côté, Diderot loua la touche fine de la portraitiste et son pinceau digne de La Tour. Marie-Suzanne Roslin ne put malheureusement connaître le destin que lui prédisaient les critiques : elle s’éteignit un an plus tard à l’âge de 38 ans, emportée par un cancer du sein. Elle laissa derrière elle une faible production, constituée d’une vingtaine de pastels, mais qui se distingue, dans ses dernières oeuvres, par une touche particulièrement virtuose, proche de celle de La Tour : Portrait de Jacques Dumont dit le Romain (1770-1771), Portrait de l’abbé Le Monnier (1771)…
Les portraitistes et l’Académie
La présence de femmes peintres au sein de l’Académie est attestée dès 1663, avec l’admission de Catherine Girardon, épouse du sculpteur. En 1672, Elisabeth-Sophie Chéron est la première femme reçue comme portraitiste. Elle fut suivie par plusieurs étrangères, telles Rosalba Carriera (1720) ou Anna Dorothea Therbusch (1767). L’admission des portraitistes se faisait en deux étapes : après avoir été agréés sur présentation d’une sélection d’oeuvres, les candidats devaient produire dans les trois ans deux toiles, généralement des portraits d’artistes, souvent en pendants. La première effigie d’artiste ayant servi comme morceau de réception fut celle du sculpteur Jacques Sarrazin (1588-1660) peint par François Lemaire (1620-1688), reçu en 1657. Toutes ces toiles étaient exposées dans les salles de l’Académie, constituant une exceptionnelle galerie de portraits. De dimension standard, elles représentent généralement des peintres d’histoire et des sculpteurs portant perruque, debout ou assis dans leur atelier, un crayon, une palette ou un ciseau en main. Divers objets décoratifs les environnent, précisant leur spécialité : chevalet, carton à dessins, maillet, etc. Un fond neutre et dépouillé donne à la composition plus de légèreté. Le portrait de Pigalle au réalisme sans outrance que livra Marie-Suzanne Roslin pour sa réception respecte ces règles, tout en conférant à l’ensemble une exceptionnelle somptuosité : le sculpteur est représenté dans son riche costume de chevalier de l’Ordre de Saint-Michel (habit de soie noire à revers moirés et cape doublée de moire bleue, chapeau à plumes bleues et noires sur une table, ainsi que la croix), hors de son atelier (absence d’outils rappelant son art). C’est en homme de cour que Pigalle est ici dépeint, illustrant sans excès un idéal mondain raffiné et brillant : un artiste honoré et courtisé, qui vient d’être décoré par le roi après avoir oeuvré pour la Couronne.
À travers le portrait d’artiste, un hommage à la figure royale
Marie-Suzanne Roslin choisit en effet de représenter Pigalle posant à côté d’une évocation de l’une de ses commandes pour le roi, le monument élevé sur la nouvelle place Royale de Reims en l’honneur de Louis XV. Nombreux sont les morceaux de réception portraiturant un artiste avec une ou plusieurs de ses réalisations maîtresses, souvent connectées au pouvoir. Ces représentations poursuivent un double but. Il s’agit d’abord d’illustrer la réussite d’un artiste membre de l’Académie, en faisant apparaître visuellement sa proximité avec le roi. Mais la présence d’oeuvres liées à la Couronne constitue également un hommage rendu à la gloire du monarque, rappelant son statut de patron des Arts. Cette configuration se retrouve notamment en 1754 chez Jean Valade (1709-1787), qui propose pour son admission un portrait de Jean-Baptiste Lemoyne (1704-1778) représenté sculptant la tête de Louis XV, pour un monument dédié au roi à l’hôtel de ville de Rennes.
C’est également le cas dans le portrait d’Edme Bouchardon (1698-1762) par François-Hubert Drouais (1727-1775), pour sa réception de 1758, dans lequel l’artiste est représenté devant une réduction de la statue équestre de Louis XV pour la place du même nom à Paris. Les nombreux aménagements urbanistiques grandioses de places royales sous Louis XV constituent ainsi une riche source d’inspiration pour les morceaux de réception de l’époque, permettant un portrait particulièrement flatteur des artistes impliqués, doublé d’une représentation magnifiée du souverain, protecteur bienveillant des artistes de l’Académie. Son effigie était d’ailleurs exposée parmi les morceaux de réception des académiciens, scellant visiblement leur attachement au monarque.
À lire :
Alexandre Roslin, 1718-1793 : un portraitiste pour l’Europe, Versailles, château de Versailles, Paris, RMN, 2008.