Année James Ensor : le peintre des masques démasqué au KMSKA d’Anvers

James Ensor (1860-1949), Les Masques raillant la Mort, 1888. New York, MoMA.

James Ensor (1860-1949), Les Masques raillant la Mort, 1888. New York, MoMA. Photo service de presse. © New York, MoMA

Après Ostende et Bruxelles, c’est au tour de la ville d’Anvers de célébrer cet automne les 75 ans de la mort de James Ensor (1860-1949), à travers quatre expositions aussi variées que réjouissantes. Déployée au KMSKA (musée royal des Beaux-Arts), la principale manifestation célèbre magistralement ce maître de l’ironie grinçante et de l’autodérision, au gré de 200 œuvres réunies dans une mise en scène spectaculaire. En confrontant le génial ostendais aux maîtres auxquels il a voulu se référer, voire se confronter (Rembrandt, Manet, Munch, Nolde…), cette exposition propose une éclairante relecture de son œuvre. On mesure ici combien l’artiste sut jouer inlassablement des continuités et des ruptures pour parvenir à ses fins : être le meilleur.

Le Mu.ZEE d’Ostende avait précédemment mis en lumière ses natures mortes et la Bibliothèque royale de Belgique avait exploré ses liens étroits avec Bruxelles, tandis que BOZAR avait dévoilé toutes les facettes du « maestro »… Cette année riche en commémorations s’achève donc en beauté à Anvers, avec deux manifestations centrées sur l’œuvre d’Ensor, et deux autres consacrées à des artistes contemporains, rappelant ainsi combien les thèmes de prédilection de l’artiste et l’acuité de son regard demeurent actuels. 

Sous le sceau du dialogue

Le KMSKA abrite la plus importante collection au monde d’œuvres de James Ensor. Dans les majestueuses salles d’exposition du musée royal des Beaux-Arts récemment rénové, on retrouve avec bonheur un large panorama de peintures et dessins de l’artiste couvrant l’ensemble de sa prolifique carrière. Le musée a judicieusement choisi de replacer dans son contexte l’œuvre de l’ambitieux Ensor en le confrontant à quelques-uns des peintres qui l’ont inspiré. Le parcours est ainsi ponctué de toiles et de gravures de Gustave Courbet, Édouard Manet, Odilon Redon, Fernand Khnopff ou Edvard Munch pour les plus célèbres, mais aussi d’artistes moins illustres ; une belle occasion de découvrir les œuvres symbolistes ou expressionnistes du Belge Henry de Groux, du Suédois Ernst Josephson, du Polonais Witold Wojtkiewicz…

Révolutionnaire

L’exposition nous invite à poser un regard neuf sur le travail d’Ensor, et l’on se surprend à redécouvrir des toiles aussi emblématiques que l’Autoportrait avec chapeau à fleurs, réalisé entre 1883 et 1888, période charnière qui le voit amorcer une transition vers un style plus personnel et fantasque. Toute l’ambivalence de ce révolutionnaire pétri de culture classique s’exprime dans ce portrait à la fois sérieux et exubérant, mais ne faut-il pas songer ici aux portraits que Rembrandt réalise de sa jeune épouse Saskia, coiffée d’un chapeau ou travestie en Flore, ou encore à l’éblouissant Autoportrait au chapeau de paille d’Élisabeth Vigée Le Brun ?

James Ensor (1860-1949), Autoportrait avec chapeau à fleurs, 1883-1888. Ostende, Mu.ZEE.

James Ensor (1860-1949), Autoportrait avec chapeau à fleurs, 1883-1888. Ostende, Mu.ZEE. Photo service de presse. Adri Verburg

Se mesurer aux grands

Chronologique, le parcours rappelle d’abord qu’Ensor ne fut pas seulement le peintre des masques et des squelettes. Au début de sa carrière, il livre en effet des paysages, scènes de genre et natures mortes portant l’empreinte de maîtres anciens ou contemporains qu’il admire, à l’instar de Rembrandt et de Claude Monet. Mais très tôt déterminé à jouer dans la cour des grands, l’artiste ne se contente jamais de copier ou de plagier ses prestigieux aînés, faisant, au contraire, preuve d’une sidérante liberté en réinterprétant leurs œuvres de manière éminemment personnelle. La leçon est, tout compte fait, essentiellement formelle.

« Incompris et admiré »

On admire ainsi dès la première salle la célèbre Mangeuse d’huîtres, brossée en 1882 (KMSKA) et considérée comme la première peinture impressionniste en Belgique. Accrochée en regard d’œuvres de Manet, à l’image de cet admirable Coin d’un café-concert, l’œuvre d’Ensor est refusée au Salon d’Anvers. (Trop) lumineux et (trop) grand, ce portrait d’une femme dégustant seule des huîtres (!) déroge aux règles les plus élémentaires de la perspective et ne peut que choquer ses contemporains ! Cet échec apparent ne fait pourtant que conforter « ce révolutionnaire qui désirait être incompris et admiré », comme le décrit fort justement Sabine Taevernier dans un essai du catalogue d’exposition. 

Une exceptionnelle rétrospective  

Parmi les chefs-d’œuvre d’Ensor ici réunis figure, bien sûr, un florilège de toiles appartenant aux collections du KMSKA. Citons la Grande vue des toits d’Ostende (1884), Adam et Ève chassés du paradis (1887), L’Intrigue (1890), Le Squelette peintre (1896)… Mais le musée a également bénéficié de nombreux prêts insignes. Une salle est, par exemple, organisée autour de la monumentale Tentation de saint Antoine de 1887, œuvre graphique résultant du collage de 51 feuilles de papier, acquise en 2006 par l’Art Institute de Chicago et récemment restaurée. Plusieurs œuvres de maturité mettant en scène des masques et des squelettes ont également traversé l’Atlantique pour l’occasion ; c’est le cas des Masques raillant la Mort (1888, MoMA, New York), des grotesques Squelettes voulant se réchauffer (1889, Kimbell Art Museum, Fort Worth) ou encore des intrigants Squelettes à l’atelier (1900, National Gallery of Canada, Ottawa).

La Gamme d’amour

Les collectionneurs privés ne sont pas en reste et l’exposition offre l’opportunité de découvrir plusieurs œuvres inédites, comme un grand décor pour La Gamme d’amour (1912), ballet pour lequel Ensor conçoit la musique, le scénario, les costumes et les décors. Le visiteur est également happé par son étonnant autoportrait tardif, où le peintre se représente palette à la main et chapeau à plume sur la tête, entouré de « ses » masques…

James Ensor (1860-1949), La Tentation de saint Antoine, 1887. Crayon, crayons de couleur et aquarelle sur papier. The Art Institute of Chicago, Regenstein Endowment and the Louise B. and Frank H. Woods Purchase Fund.

James Ensor (1860-1949), La Tentation de saint Antoine, 1887. Crayon, crayons de couleur et aquarelle sur papier. The Art Institute of Chicago, Regenstein Endowment and the Louise B. and Frank H. Woods Purchase Fund. Photo service de presse. © The Art Institute of Chicago

Bas les masques ?

L’exposition s’appuie sur les derniers travaux de chercheurs et notamment sur le Ensor Research Project, lancé en 2023 par le KMSKA pour approcher au plus près du processus créatif de l’artiste. Outre l’analyse des matériaux, des techniques et des compositions, le projet a aussi eu pour ambition de replacer son œuvre dans un contexte international. Dans l’exposition et dans le catalogue, on découvre notamment l’importance des liens entre Ensor et Emil Nolde, qui explorent tous deux le motif si singulier du masque. S’il n’est que rarement sorti de sa Belgique natale, l’artiste s’est bien sûr frotté à l’avant-garde européenne. Il a également reçu dans son atelier d’Ostende de nombreux visiteurs allemands, parmi lesquels Nolde en 1912, qui le considère comme « le plus grand Belge vivant ». L’expressionniste allemand utilise toutefois le masque pour dissimuler tandis qu’Ensor s’en sert au contraire pour dévoiler la nature profonde de l’homme… 

James Ensor (1860-1949), L’Intrigue, 1890. Huile sur toile. Anvers, KMSKA – Communauté flamande.

James Ensor (1860-1949), L’Intrigue, 1890. Huile sur toile. Anvers, KMSKA – Communauté flamande. Photo CC0

Expérimenter sans cesse

Tout au long de sa carrière, Ensor a inlassablement innové, détourné les codes, enfreint les règles pour en imposer de nouvelles. Il ne fait pourtant jamais table rase du passé et revient régulièrement explorer ses sujets de prédilection. Vers 1910, il se lance même dans une étonnante série de reprises d’œuvres des années 1880, qui traduisent bien la tension toujours sous-jacente entre continuité et rupture. Peint alors qu’Ensor n’a que 21 ans, Le Salon bourgeois du KMSKA est ici confronté à la version réalisée 30 ans plus tard. La composition initiale représentant deux femmes installées dans un élégant salon bourgeois est fidèlement reproduite, mais le style se révèle radicalement différent : la touche est plus enlevée et fragmentée, tandis que les teintes sombres laissent place à une palette bariolée.

James Ensor (1860-1949), Le Salon bourgeois, vers 1910. Neuss, Clemens Sels Museum.

James Ensor (1860-1949), Le Salon bourgeois, vers 1910. Neuss, Clemens Sels Museum. Photo service de presse. © Photo Jörg Schanze, Düsseldorf

Ensor fait son show en quatre expos

Les fils rouges des quatre manifestations confrontant le maître ostendais à des artistes aussi différents que Rembrandt, Édouard Manet, Genieve Figgis ou Cindy Sherman ? Ils sont multiples, mais ces expositions servies par des scénographies volontiers audacieuses mettent assurément l’accent sur le non conformisme et le goût pour la mise en scène que tous ont en partage.

Lourds rideaux de velours, cimaises multicolores et éclairages spectaculaires contribuent à rappeler combien Ensor a été marqué par les carnavals, mascarades, théâtres populaires et autres spectacles de cabarets. Théâtralisant le quotidien de ses contemporains autant que sa propre existence, l’artiste met en scène d’innombrables personnages pour critiquer la société de son temps. Grimer, maquiller, costumer, masquer : autant de pratiques qui renvoient immanquablement à l’univers de la mode, comme le rappelle le MoMu musée de la mode d’Anvers qui a proposé à des maquilleurs, coiffeurs et photographes de renommée internationale de nouer un dialogue ébouriffant avec Ensor.

À quelques pas de là, l’incontournable Museum Plantin Moretus, dédié à l’imprimerie, orchestre une exceptionnelle rétrospective de l’œuvre gravé du maître en rassemblant quelque 200 estampes dans lesquelles son imagination débridée fait merveille.

Ce goût immodéré pour l’ironie et le grotesque, cette volonté de casser les codes à travers un langage plastique pourtant redevable aux idéaux de beauté classique, se retrouvent pleinement dans la démarche d’artistes contemporains comme Cindy Sherman, à laquelle le FOMU – musée de la photographie d’Anvers consacre une belle rétrospective.

James Ensor (1860-1949), Le Squelette peintre, 1896. Huile sur toile. Anvers, KMSKA – Communauté flamande.

James Ensor (1860-1949), Le Squelette peintre, 1896. Huile sur toile. Anvers, KMSKA – Communauté flamande. Photo CC0

Catalogue de l’exposition, Hannibal, 272 p., 45 €.

Toutes les informations sur l’année James Ensor : www.ensor2024.be / www.antwerpen.be/ensor2024