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Antoine Watteau, peintre poète (8/9). Les nus délicats de l’artiste

Antoine Watteau, Nymphe et satyre (détail), vers 1716-17. Huile sur toile, 73,5 x 107,5 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoine Watteau, Nymphe et satyre (détail), vers 1716-17. Huile sur toile, 73,5 x 107,5 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle

Familier de peinture ancienne, Watteau disposait des plus grandes références pour aborder le nu. Dans ce registre, il trouva pourtant, comme souvent, une voie personnelle, magnifiant avec une sensibilité rare la grâce juvénile de ses modèles.

Le comte de Caylus, dans la conférence dédiée à Watteau qu’il présenta en 1748 à l’Académie royale de peinture et de sculpture, n’hésita pas à affirmer que le peintre « n’ayant presque jamais dessiné le nu, […] ne savait ni le lire, ni l’exprimer ; au point même que l’ensemble d’une académie lui coûtait et lui déplaisait par conséquent. Les corps de femmes exigeant moins d’articulation lui étaient un peu plus faciles ». On considérera avec beaucoup de prudence ce rapport du témoin pourtant de première main, mais partial, que fut Caylus. Des dessins et des peintures de Watteau représentant des corps d’hommes et de femmes nus sont en effet parvenus jusqu’à nous ; la plupart sont remarquables et comptent en outre parmi les productions artistiques les plus singulières et les plus notables de l’époque dans ce domaine.

Antoine Watteau, Diane au bain, vers 1715-16. Huile sur toile, 80 x 101 cm. Paris, musée du Louvre

Antoine Watteau, Diane au bain, vers 1715-16. Huile sur toile, 80 x 101 cm. Paris, musée du Louvre © RMN (musée du Louvre) – M. Urtado

La maîtrise du nu

Ces œuvres sont certes peu nombreuses au sein de la production du maître de Valenciennes, et moins encore si l’on considère celle des peintres contemporains pour qui le nu, dessiné et peint, manifestait la parfaite maîtrise d’une véritable discipline académique. Depuis sa fondation, l’enseignement de l’étude du nu d’après le modèle vivant constituait l’apanage et l’irrévocable suprématie de l’Académie. Cet enseignement, pour des raisons de convenances morales, était strictement cantonné à l’étude du nu masculin. Ainsi dans la production graphique des grands peintres d’histoire successeurs de Charles Le Brun, tels que Charles de La Fosse, Louis de Boullogne ou Antoine Coypel, abondent les transcriptions des anatomies héroïques de modèles masculins athlétiques souvent idéalisés. Les mêmes se retrouvent dans les grandes toiles allégoriques ou mythologiques exposées au Salon et destinées au décor des grandes demeures.

« Ses dessins frémissent, les chairs ne sont pas de pierre, et les attitudes presque triviales, selon les critères académiques, parviennent à une intimité inédite. »

Le dessin tendre de Watteau

À cette aune, les figures nues peintes par Watteau semblaient inadéquates, toujours selon le témoignage de Caylus : « Cette insuffisance dans la pratique du dessin le mettait hors de portée de peindre ni de composer rien d’héroïque, encore moins de rendre les figures d’une certaine grandeur. Les Quatre Saisons qu’il a peintes dans la salle à manger de M. de Crozat, en sont une preuve. » On a conservé justement certaines études de nus préparatoires pour les peintures mythologiques que Watteau destinait au salon de Crozat. À l’encontre de la masculinité emphatique des études de Le Brun ou de Coypel, Watteau est attentif à la souplesse un peu lâche de la chair des modèles ou à l’équilibre maladroit et presque pesant, par exemple, de l’homme nu tenant une bouteille qui prépare le satyre pour la composition de l’Automne destinée à Crozat. Ses dessins frémissent, les chairs ne sont pas de pierre, et les attitudes presque triviales, selon les critères académiques, parviennent à une intimité inédite.

Les études féminines de Watteau sont l’expression la plus délicate de cette poésie de l’intime qui lui est si particulière. Ainsi sur la magnifique étude Flore, destinée au Printemps de la série Crozat, malgré la pose inconfortable et l’agencement en raccourci un peu disgracieux des jambes, le peintre sait capter la vitalité peut-être un peu anxieuse de son jeune modèle. Maladresse relative de la jeunesse et grâce un peu verte qui conviennent à son sujet.

Antoine Watteau, Flore, vers 1717. Pierre noire, sanguine et rehauts de craie blanche sur papier beige, 32,4 x 27,7 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoine Watteau, Flore, vers 1717. Pierre noire, sanguine et rehauts de craie blanche sur papier beige, 32,4 x 27,7 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – T. Le Mage

Les prétextes de la mythologie

La Diane au bain du Louvre poursuit avec malice l’exploration de la poésie du quotidien, Watteau dénudant la chaste déesse en la dépouillant de toute son altière dignité : son modèle est ployé avec élégance… pour se sécher les pieds. Pour son autre peinture mythologique, destinée probablement au duc d’Arenberg, Nymphe et satyre, le peintre confirme son rejet du décorum en exposant une jeune fille totalement nue aux désirs prédateurs du regard masculin. Il projette audacieusement bras et jambe alanguis au-dessus du vide comme pour inviter le spectateur du tableau à s’en saisir. Watteau, en effet, à travers de telles figures, renouvelle l’art érotique de son temps, en dépit des dénégations de Caylus qui prétendit, tout en se contredisant, que le peintre n’avait « jamais fait aucun ouvrage obscène ». « Il poussa même la délicatesse, ajouta-t-il, jusqu’à désirer, quelques jours avant sa mort, de ravoir quelques morceaux qu’il ne croyait pas assez éloignés de ce genre pour avoir la satisfaction de les brûler ».

Antoine Watteau, Nymphe et satyre, vers 1716-17. Huile sur toile, 73,5 x 107,5 cm. Paris, musée du Louvre.

Antoine Watteau, Nymphe et satyre, vers 1716-17. Huile sur toile, 73,5 x 107,5 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – S. Maréchalle

Des modèles particuliers 

Alors que l’étude du nu d’après des modèles féminins était prohibée par l’Académie, Watteau, probablement accompagné de Caylus, organisa une sorte d’académie privée où il faisait poser des jeunes prostituées. On a conservé, outre le témoignage assez édulcoré du mécène, une série de sept dessins qui en porte témoignage. Caylus rapporta : « Là où il se fixait le plus ce fut en quelques chambres que j’eus en différents quartiers de Paris, qui ne nous servaient qu’à poser le modèle, à peindre et à dessiner. Dans ces lieux uniquement consacrés à l’art, dégagé de toute importunité, nous éprouvions, lui et moi, avec un ami commun que le même goût entraînait, la joie pure de la jeunesse, jointe à la vivacité de l’imagination, l’une et l’autre sans cesse unies aux charmes de la peinture. Je puis dire que Watteau si sombre, si atrabilaire, si timide partout ailleurs, n’était plus alors que le Watteau de ses tableaux : c’est-à-dire l’auteur qu’ils font imaginer agréable, tendre et peut-être un peu berger. »

Antoine Watteau, La Toilette, vers 1717-18. Huile sur toile, 45,2 x 37,8 cm. Londres, Wallace Collection.

Antoine Watteau, La Toilette, vers 1717-18. Huile sur toile, 45,2 x 37,8 cm. Londres, Wallace Collection. © Wallace Collection, London / Bridgeman Images

Les dessins de ces modèles posant « en quelques chambres » ont été étudiés par Donald Posner et par nous-même1. On a ainsi identifié une série de sept feuilles, peut-être exécutées vers 1717-1718, représentant probablement la même jeune femme plus ou moins dénudée et dans des attitudes d’abandon progressif. Sur chaque feuille est fixée une position qui n’adopte rien du décorum académique. La chaise longue sur laquelle la belle repose réapparaît sur six dessins et dénote une relative aisance, conciliable peut-être avec l’espace meublé pour le confort d’un client de marque, tel que Caylus pouvait l’être. On notera surtout ce laisser-aller des attitudes, où, sous couvert de l’abandon confiant du modèle, sont adoptées des poses qui dévoilent les beautés de la poitrine, des épaules et du galbe de la jambe, voire la rondeur des cuisses. Sur trois dessins, le modèle affecte de dormir ; la belle jeune femme, dans sa passivité inconsciente, offre sa beauté à qui l’admire et, sans doute, à qui la paie. Ces dessins étaient probablement destinés à un cercle d’amateurs avertis qui n’étaient sans doute guère hostiles au libertinage.

Le regard et le nu

Une des feuilles les plus suggestives a été reprise pour un des rares tableaux libertins dus à Watteau qui soient conservés : La Toilette. La composition est la plus élaborée et audacieuse de la série de dessins. La jeune femme, qui apparaît éveillée et entièrement nue, détourne son visage pour rendre son regard au spectateur qui la contemple. Le dessin de Watteau induit un jeu subtil sur la temporalité. La jeune modèle est plus dévêtue que dénudée. Elle arbore en effet au-dessus de la tête, et de manière provocante, sa chemise dont on ne saurait dire si elle vient de la quitter ou si elle s’apprête à l’enfiler. Ce motif du dévoilement semble d’ailleurs emphatiquement accompagné par la grande draperie qui obstrue l’espace et qui distingue la feuille du British Museum de tous les autres dessins de la série où le fond demeure abstrait. Le regard et le sourire que la belle adresse hors du cadre à qui la contemple semblent souligner que son geste lui est destiné. Vient-elle de se dénuder pour contenter celui qui va venir partager sa couche ? Cette forme de suspens dans l’attitude est d’une grande audace ; elle frôle l’invite explicite.

Antoine Watteau, Femme ôtant sa chemise sur un lit de repos, vers 1717-18. Pierre noire, sanguine et estompe sur papier grisâtre, 22,5 x 25,4 cm. Londres, British Museum.

Antoine Watteau, Femme ôtant sa chemise sur un lit de repos, vers 1717-18. Pierre noire, sanguine et estompe sur papier grisâtre, 22,5 x 25,4 cm. Londres, British Museum. © The British Museum, Londres, dist. RMN / The Trustees of the British Museum

Un modèle de peinture érotique

La toile apporte une touche de sophistication supplémentaire par rapport à la sollicitation plus franche et dépouillée du dessin. Watteau y adjoint la présence d’un élégant animal de compagnie et d’une servante qui semble, cette fois, prête à parer sa maîtresse d’un soyeux vêtement dont la texture chatoie dans la pénombre. Sur la peinture, Watteau plie les accessoires à une forme de métamorphose symbolique. Le lit de repos en effet se voit orné d’une fastueuse tête de lit sculptée et dorée, avec tête de chérubin et coquille, qui renvoie au règne mythologique de l’Amour et de Vénus mais dans un registre sans doute bien plus charnel que celui du Pèlerinage à l’île de Cythère. La petite toile de la Wallace Collection a en outre été conçue dès l’origine pour s’adapter à un format ovale évoquant celui des couvercles de tabatières où, à l’époque, des images licencieuses étaient généralement dissimulées. On retrouve ce format arrondi dans L’Étreinte (Marseille, musée Grobet-Labadié), que nous avons attribuée à Jean-Baptiste Pater.

Jean-Baptiste Pater (attr. à), L’Étreinte, vers 1730. Huile sur toile, 23 x 27 cm. Marseille, musée Grobet-Labadié.

Jean-Baptiste Pater (attr. à), L’Étreinte, vers 1730. Huile sur toile, 23 x 27 cm. Marseille, musée Grobet-Labadié. © Bridgeman Images – L. de Selva

Cette petite peinture abuse avec bonheur, comme celle de Watteau, du déploiement des drapés qui saturent l’espace pour rehausser ou dissimuler, à la convenance, comme au théâtre, les beautés anatomiques, les accessoires de la toilette ou encore les acolytes officieux. Ce procédé tend à la rime formelle, sans doute, avec le petit rideau qui devait dissimuler ce type de tableau à tout spectateur non désiré ; il fonctionne par ailleurs aussi comme la métaphore du statut clandestin de ce genre d’œuvres. Un tel jeu se retrouve dans les peintures licencieuses de François Boucher comme l’Odalisque brune (Paris, musée du Louvre), dont il existait aussi une version presque intégralement recouverte par des draperies. Watteau ouvrit ainsi la voie à toute une imagerie érotique qui se déploya au XVIIIe siècle jusqu’à Fragonard.

François Boucher, Odalisque brune, 1745. Huile sur toile, 53,5 x 64,5 cm. Paris, musée du Louvre.

François Boucher, Odalisque brune, 1745. Huile sur toile, 53,5 x 64,5 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – T. Querrec

1 Posner D., « Watteau’s Reclining Nude and the “Remedy” Theme », dans The Art Bulletin, vol. 54, 1972, n°4, p. 383-389 ; Posner D., Watteau. A Lady at her toilet, Londres, Allen Lane, 1973 ; Faroult G., L’Amour peintre. L’imagerie érotique en France au XVIIIe siècle, Paris, Cohen & Cohen, 2020, p. 132-150 ; Faroult G., « Les “tabatières ou sujets galants” de Bernard Picart : aux sources de l’iconographie libertine de Watteau et de ses émules », dans Moulinier A. (dir.), « L’Univers de Watteau ». Réseaux et influences autour d’Antoine Watteau (1684-1721), actes du colloque international des 6 et 7 novembre 2021 au Petit Palais, Paris, Fine Arts Paris & La Biennale, L’Échelle de Jacob, 2022, p. 199-207.

« Les mondes de Watteau », sous le commissariat scientifique d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, du 8 mars au 15 juin 2025 au musée Condé, château de Chantilly, 7 rue Connétable, 60500 Chantilly. Tél. 03 44 27 31 80. www.musee-conde.fr

Catalogue d’exposition, sous la direction d’Axel Moulinier et de Baptiste Roelly, éditions Faton, 150 ill., 208 p., 24 €.