Tina Barney au Jeu de Paume : scènes de la vie ordinaire dans la high society
Grande figure de la « home photography » (scènes de vie domestique), l’Américaine Tina Barney (née en 1945) fait pour la première fois l’objet d’une grande rétrospective en France. Au Jeu de Paume, quelque 55 grands formats de l’ensemble de sa carrière ont été rassemblés. Ils offrent une incursion inédite dans l’intimité du gotha américain.
Célèbre pour ses clichés « kitsch & cash » des classes populaires, le photographe britannique Martin Parr aurait-il un alter ego, fasciné cette fois par l’autre bout de la pyramide sociale ? C’est ce que l’on pourrait penser de prime abord, en examinant les grands formats de Tina Barney présentés au Jeu de Paume. Garden party entre amis (distingués), réceptions familiales et bambins tirés à quatre épingles peuplent l’œuvre de Tina Barney qui, depuis 40 ans, s’attache à capter, avec la précision d’une entomologiste, le quotidien des nantis américains.
Ni jugement, ni ironie
Mais le parallèle est trompeur, car autant Martin Parr pose sur ses modèles un regard mordant et sarcastique jusqu’à l’outrance, autant Tina Barney donne à voir, sans jugement ni ironie, le petit milieu des ultras-riches. Une classe sociale qu’elle connaît bien, puisqu’elle en fait partie depuis sa naissance ! Issue d’une longue lignée de banquiers d’affaires et de collectionneurs d’art, Tina Barney évolue en effet depuis l’enfance dans la haute bourgeoisie new-yorkaise, et grandit entourée d’œuvres de Degas et Picasso. Petite fille, elle découvre la photographie grâce à son grand-père, et cette discipline s’invite à nouveau dans sa vie lorsque, jeune mère au foyer en recherche d’une occupation et d’un sens à donner à sa vie, elle commence à photographier sa famille.
Journal intime
Pourquoi ce sujet plutôt qu’un autre ? Pour une raison pratique : ses proches étaient à portée d’appareil, consentants et disponibles. Son couple, ses fils, sa sœur, sa mère… vont constituer pendant près de 20 ans ses modèles de prédilection, dans une quête à la fois intime et documentaire. Dans des portraits de groupe soigneusement chorégraphiés, Tina témoigne des pratiques et loisirs de son milieu (des déjeuners de famille aux vacances chaque été à Rhode Island), et fixe année après année le passage du temps. Ainsi, aux enfants succèdent les petits-enfants, dans un cycle de traditions et de mondanités qui paraît immuable…
Une représentante de la home photography
Tina Barney s’inscrit dans le courant américain de la « home photography », qui fait suite à des décennies de « street photography » (exploration des espaces urbains). Un courant dans lequel les femmes, de Nan Goldin à Sally Mann, sont très présentes. Mais pour Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume et commissaire de l’exposition, Tina Barney demeure inclassable. « Elle dévoile au public un monde rarement vu en images : une forme d’intimité de la haute bourgeoisie américaine de la côte Est, entre New York et la Nouvelle-Angleterre », souligne-t-il dans le catalogue. Le spectateur a en effet l’impression de pénétrer dans les intérieurs opulents de la famille Barney ou de leurs amis, sensation accentuée par le choix, fait par la photographe, de tirages à grande échelle (120 x 160 cm).
Le spectateur invité à entrer
« Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit.” Je veux que vous soyez avec nous et que vous partagiez cette vie avec nous. Je veux que la moindre chose soit vue, que l’on voie la beauté de toute chose : les textures, les tissus, les couleurs, la porcelaine, les meubles, l’architecture », confiait Tina Barney à un magazine en 1995. Ce dernier souhait est rendu possible par son utilisation d’une chambre photographique sur trépied, technique qui permet un rendu extrêmement précis des détails. Nourrie par la peinture, notamment celle du XVIIe siècle hollandais, la photographe nous entrouvre les portes de son univers domestique et creuse l’espace de ses photographies comme le faisait Vermeer dans ses tableaux.
« Je veux que mes images disent : “Vous pouvez entrer ici. Ce n’est pas un lieu interdit.” Je veux que vous soyez avec nous et que vous partagiez cette vie avec nous. »
Tina Barney, 1995
La photographie comme outil d’introspection
Au Jeu de Paume, la scénographie renforce encore ce dialogue avec le spectateur, qui se retrouve immergé au cœur d’une myriade de grands formats. Les couleurs rutilantes et la lumière chaude magnifient ces moments de vie bourgeoise ordinaires, et confèrent une dimension solaire à des réceptions guindées où pointent parfois l’ennui, voire la solitude. « Lorsque les gens disent qu’il y a une distance, une rigidité dans mes photographies, que les gens ont l’air de ne pas communiquer, je réponds que c’est le mieux que nous puissions faire. Cette incapacité à montrer de l’affection physique est dans notre héritage », explique Tina Barney. La photographie s’impose chez elle avant tout comme un outil d’introspection de son propre mode de vie.
« Tina Barney, Family Ties », jusqu’au 19 janvier 2025 au Jeu de Paume, 1 place de la Concorde, Jardin des Tuileries, 75001 Paris. Tél. 01 47 03 12 50. www.jeudepaume.org
Catalogue, coédition Jeu de Paume / Atelier EXB (version française), 192 p., 52 €.