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Champollion, le seigneur des hiéroglyphes au Louvre-Lens

Léon Cogniet (1794‑1880), Portrait de Jean-François Champollion égyptologue, 1831.

Léon Cogniet (1794‑1880), Portrait de Jean-François Champollion égyptologue, 1831. © RMN‑Grand Palais - (musée du Louvre) / Michel Urtado / SP

La nouvelle exposition du Louvre-Lens est le point d’orgue des manifestations célébrant le 200e anniversaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion (1790-1832). Commissaire de l’exposition, Vincent Rondot, directeur du département des Antiquités égyptiennes au musée du Louvre, rend un hommage magistral à celui qui fut le premier professeur au Collège de France en égyptologie, mais surtout le premier, et génial, conservateur du musée égyptien du Louvre au début du XIXe siècle.

Propos recueillis par Éléonore Fournié

Au cours de l’année écoulée, les manifestations autour de Champollion et du déchiffrement des hiéroglyphes ont été nombreuses. Que peut‑on encore découvrir après Champollion ?

Tout dépend ce que l’on entend par découvrir ! Le mot lui-même est aujourd’hui lié uniquement au terrain de l’archéologie. Or on peut faire des découvertes « en cabinet », entouré de livres, et d’un coup saisir un pan entier de l’histoire égyptienne, « loin du sable », comme le fit Champollion. Jamais tout n’a été dit sur un sujet donné, et plus on cherche, plus on trouve. La découverte peut aussi être la compréhension d’un phénomène : les choses peuvent rester obscures ou bénéficier d’une compréhension de convention, puis, grâce aux recherches, jouir d’une compréhension réelle. C’est exactement ce qui s’est passé pour Champollion : à son époque, c’est une compréhension de convention qui prévalait pour l’Égypte ; or il en a proposé une compréhension réelle ! C’est vraiment la marque de son génie… et des combats de sa vie. Il s’est battu contre les multiples compréhensions de convention qui existaient alors. Son entreprise fut totale, il a non seulement déchiffré une langue morte, mais aussi lancé une nouvelle science humaine et ainsi définitivement modifié notre rapport au monde et à l’Histoire !

Giuseppe Angelelli, Portraits des membres de l’expédition franco-toscane. Florence, Musée égyptien. Barbu, Jean‑François Champollion est assis au centre de la composition.

Giuseppe Angelelli, Portraits des membres de l’expédition franco-toscane. Florence, Musée égyptien. Barbu, Jean‑François Champollion est assis au centre de la composition. © G. Dagli Orti / NPL ‑ DeA Picture Library / Bridgeman Images

Du déchiffrement à la lecture

Champollion a‑t‑il entièrement percé le secret des hiéroglyphes ou la connaissance de ces derniers a‑t‑elle encore progressé après lui ?

Celui qui a percé le secret des hiéroglyphes reste, et demeurera toujours, Champollion. Jamais personne d’autre ne les avait compris avant lui. Il nous a permis de les lire comme n’importe quelle autre écriture. En revanche, aujourd’hui, nous ne cessons de progresser dans cette lecture car, après tout, cela ne fait que 200 ans que nous les comprenons, ce qui est récent par rapport au grec que l’on étudie depuis beaucoup plus longtemps. 

Dans le cadre de l’exposition, avez‑vous fait des découvertes « en cabinet » ?

Les découvertes sont constantes, dans la lexicographie par exemple. Les Égyptiens avaient de très nombreux mots pour qualifier la force du pharaon. Pour nous, ce riche vocabulaire est difficile à préciser. Quand on arrive à en comprendre le sens exact, nous faisons non seulement des progrès lexicaux mais aussi anthropologiques, car nous accédons à une appréciation plus fine de l’esprit des Anciens… Le bénéfice est alors considérable. Aujourd’hui les compréhensions lexicales et la paléographie (c’est-à-dire la manière dont un signe, et donc une lettre, évolue et se modifie dans le temps) constituent de vastes champs d’investigation et, il faut bien le dire, quantité de signes que l’on avait décrits, là aussi de façon un peu conventionnelle, se révèlent être tout autre chose que ce que l’on imaginait !

Statue de Ramsès II, dit Horus Albani. 1279‑1213 avant notre ère pour la partie inférieure et époque moderne pour la partie supérieure. Paris, musée du Louvre.

Statue de Ramsès II, dit Horus Albani. 1279‑1213 avant notre ère pour la partie inférieure et époque moderne pour la partie supérieure. Paris, musée du Louvre. © Musée du Louvre, Dist. RMN‑Grand Palais / Christian Larrieu / SP

Pourquoi Champollion s’est‑il intéressé aux hiéroglyphes qui ne passionnaient personne à son époque ?

Ce n’est pas que les hiéroglyphes ne passionnaient personne… Depuis le IVsiècle de notre ère environ, on ne savait plus les lire ; le contact avec cette écriture était perdu. Et l’Égypte était devenue au fil des siècles une civilisation du mystère, du sens caché des choses, de l’ésotérisme en quelque sorte. Certains savants ont essayé dès le XVIIe siècle, comme le jésuite allemand Athanase Kircher, de « décoder » ces hiéroglyphes, perçus uniquement comme des symboles, mais ces tentatives sont restées incomplètes et vaines. Ce qui rend l’ambition de Champollion aussi époustouflante, aujourd’hui encore, c’est qu’il s’est battu non seulement contre l’oubli de cette langue morte mais surtout contre cette caractérisation obsédante de cette civilisation, perçue alors comme uniquement secrète et « mystérieuse »…

D’où vient le mot hiéroglyphe ?

Ce terme a été forgé par les Grecs et signifie « (texte) sacré gravé », car les hiéroglyphes étaient peints ou gravés sur les murs et les objets liés au culte. Les Égyptiens les appelaient medou-netjer, « parole de dieu », c’est‑à‑dire du dieu Thot qui les leur avait révélés. Cette écriture apparaît vers 3300 avant notre ère, déclinée sur tous les supports, du papyrus à la pierre et au métal, dans des contextes aussi bien religieux qu’administratifs ou funéraires ; mais sa connaissance était réservée à une élite. Avec ses 3 600 ans d’existence, elle remporte la palme de la longévité absolue dans l’histoire de l’humanité. Au nombre de 700 à l’époque classique, les hiéroglyphes se composent de signes‑sons exprimant chacun une à trois consonnes, et d’idéogrammes (signes qui expriment ce que représente leur image ou une notion plus vaste, dérivée de l’image en question). Les mots se lisent grâce aux signes‑sons, leur signification générale étant indiquée par un idéogramme placé à la fin du mot. Les hiéroglyphes s’écrivaient généralement de droite à gauche, en lignes ou en colonnes, mais peuvent aussi adopter le sens contraire par souci de symétrie. L’ordre de lecture est donné par la position des signes figurant des êtres animés : ils regardent vers le début du texte.

Stèle hiéroglyphique de Senousret, vers 1901-1866 avant notre ère. Paris, musée du Louvre.

Stèle hiéroglyphique de Senousret, vers 1901-1866 avant notre ère. Paris, musée du Louvre. © RMN‑Grand Palais (musée du Louvre) / Christian Décamps / SP

L’égyptologie avant l’heure

Qui se rendait en Égypte, avant la campagne de Bonaparte ?

Personne ! À la fois parce que l’Égypte de convention forgée par le monde gréco-romain suffisait tout à fait à la société occidentale et parce que, appartenant à l’Empire ottoman, elle apparaissait comme une province dangereuse, dans laquelle rien n’était possible sans l’autorisation expresse des représentants du pouvoir du pacha, les firmans. Les étrangers étaient tolérés pour le commerce et les visites du pays se limitaient aux pèlerinages au couvent de Sainte-Catherine ou dans les pas de la fuite en Égypte de la Sainte Famille. Les pyramides étant alors à une journée de marche du Caire, on allait les voir parce que c’était une des sept merveilles du monde, mais c’était littéralement un sujet de curiosité anthropologique… Cependant, l’intérêt pour l’Égypte existait incontestablement. Cette fascination, qui nous vient des Grecs, que les Romains ont reprise à leur compte – et que nous nous transmettons depuis plus de 20 siècles ! – a progressivement fait de ce pays un lieu hors norme, presque « hors-sol », suspendu dans le temps. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bonaparte s’y rend : son expédition (1798-1801) est le fruit de cet engouement très théorique pour l’Égypte ancienne ; l’ambitieux général juge fort utile de l’ajouter à sa gloire. Cela reste cependant une admiration de convention. L’Égypte pharaonique n’existe pas au début du XIXe siècle. D’ailleurs, les œuvres les plus connues de cette civilisation ont été déplacées à Rome au cours des siècles. Un voyage en Italie aurait pu suffire à Champollion pour traduire les hiéroglyphes…

Giuseppe Angelelli, Portraits des membres de l’expédition franco-toscane. Florence, Musée égyptien. Barbu, Jean‑François Champollion est assis au centre de la composition.

Giuseppe Angelelli, Portraits des membres de l’expédition franco-toscane. Florence, Musée égyptien. Barbu, Jean‑François Champollion est assis au centre de la composition. © G. Dagli Orti / NPL ‑ DeA Picture Library / Bridgeman Images

Où en est l’égyptologie balbutiante en cette fin du XVIIIe et ce début du XIXe siècle ?

On a tendance à considérer que l’égyptologie n’existe qu’à partir de Champollion. C’est en partie vrai puisqu’en déchiffrant les hiéroglyphes, il a créé une science humaine supplémentaire. Mais à la fin du XVIIIe siècle, on connaît déjà l’Égypte par deux biais importants. D’une part, elle est décrite par certains auteurs, comme les « trois classiques obligés » que sont Hérodote, Diodore de Sicile et Strabon. Leurs connaissances, très étendues sur ce pays, sont toutefois toutes écrites en grec, la seule langue permettant aux scientifiques, jusqu’en 1822, un accès direct à l’histoire et à la civilisation égyptiennes. D’autre part, l’Égypte apparaît dans la Bible, qui raconte comment les Hébreux y ont été réduits en esclavage et ont construit les pyramides, puis se sont enfuis, protégés par Dieu pour traverser la mer Rouge, qui s’est refermée sur les armées de Pharaon. Joseph, la femme de Putiphar, la fuite en Égypte de la Sainte Famille font que le pays bénéficie d’un statut exceptionnel. On l’a un peu oublié aujourd’hui, mais pendant longtemps les chrétiens connaissaient surtout l’Égypte par la Bible – et la mauvaise opinion qu’elle donnait de Pharaon. Dans ces conditions, Champollion a dû se battre à la fois contre les hellénistes (qui pensaient être les seuls à avoir un accès direct à l’ancienne civilisation) et contre le clergé.

Qui est Jacques-Joseph Champollion ?

Le parcours de Jean‑François Champollion est indissociable de celui de son frère Jacques‑Joseph (1778‑1867), de douze ans son aîné. Antiquaire, professeur de paléographie, bibliothécaire, c’est le parrain, le protecteur, le « manager » de Jean‑François. Par ses relations dans le monde savant, son influence intellectuelle, son soutien indéfectible, il a joué un rôle primordial dans le destin scientifique de son cadet. En publiant les écrits et en défendant les travaux de son jeune frère pendant plus de 30 ans après la mort de ce dernier, il a contribué à la postérité de l’œuvre de l’égyptologue.

Victorine Rumilly, Portrait de Jacques-Joseph Champollion-Figeac (1778‑1867), vers 1825.

Victorine Rumilly, Portrait de Jacques-Joseph Champollion-Figeac (1778‑1867), vers 1825. © Département de l’isère / Musée Champollion

Vaincre les craintes et les préjugés

Ces oppositions scientifiques et religieuses paraissent étonnantes aujourd’hui. Comment expliquez‑vous leur force ?

Au début du XIXe siècle, la société dispose d’une Égypte « à sa main », façonnée pour correspondre à ce qu’on attend d’elle : une civilisation du mystère – que l’on retrouve dans la Flûte enchantée de Mozart ou dans les symboles de la franc-maçonnerie – d’une part, et biblique, légèrement diabolisée, d’autre part. Champollion arrive et remet en cause ces éléments très ancrés dans l’univers mental de la société d’alors, qui n’était pas du tout prête pour cette « révolution ». Jean-François Champollion et son frère Jacques-Joseph se heurtent donc à certains savants, notamment ceux qui pensent que les hiéroglyphes ne sont pas une écriture mais des symboles. Quant à l’Église, sa crainte est énorme : elle a peur qu’en déchiffrant les hiéroglyphes, on remette en cause la chronologie biblique, ce qui est inenvisageable dans un pays qui sort de la Révolution et du Concordat de 1801 ! Mais après la datation par Champollion du zodiaque de Dendérah au Ier siècle avant notre ère, et non avant le Déluge comme on le croyait auparavant, le pape Léon XII devient l’un de ses plus fervents défenseurs ! Parmi les soutiens de l’égyptologue, se trouvent aussi des savants en sciences dures, comme le physicien François Arago ou le naturaliste et paléontologue Georges Cuvier, qui sont convaincus par la qualité et la justesse de son raisonnement intellectuel et scientifique. 

Zodiaque de Dendérah, plafond de la chapelle est d’Osiris dans le temple d’Hathor, vers 30 avant notre ère. Paris, musée du Louvre.

Zodiaque de Dendérah, plafond de la chapelle est d’Osiris dans le temple d’Hathor, vers 30 avant notre ère. Paris, musée du Louvre. © RMN‑Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

« Je tiens mon affaire » : la pierre de Rosette

À partir de 1809, l’Égypte commence à être mieux connue en France grâce à la publication des 23 volumes de la Description de l’Égypte, œuvre monumentale due aux savants et dessinateurs que Bonaparte a entraînés dans son expédition militaire. Champollion est absolument tributaire de ces travaux précurseurs, même s’il demeure très critique à leur égard. Parmi eux figure un estampage d’un fragment de stèle découvert en 1799 à Rosette, non loin d’Alexandrie, par l’officier français Pierre Bouchard, comportant trois écritures (hiéroglyphique, démotique et grecque). Ce bloc de basalte décrit les honneurs qui doivent être rendus au roi Ptolémée V Épiphane dans les différents temples du pays. Confisquée aux Français par les Anglais après la bataille de Canope, la pierre de Rosette est transportée à Londres, mais les savants français ont eu le temps d’en faire des estampages qui vont être diffusés partout en Europe. C’est la lettre que Jean-François adresse à l’helléniste et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, Bon-Joseph Dacier, en septembre 1822, qui marque l’anniversaire du déchiffrement des hiéroglyphes. Le scientifique, qui déclare « Je tiens mon affaire », y expose en effet le fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique.

La pierre de Rosette, datée de 196 avant notre ère. Basalte, 118 × 77 × 30 cm. London, British Museum.

La pierre de Rosette, datée de 196 avant notre ère. Basalte, 118 × 77 × 30 cm. London, British Museum. © akg‑images / Erich Lessing

Du musée Charles X au Louvre‑Lens

Comment avez‑vous conçu le parcours de l’exposition ?

J’ai proposé que le parcours suive les quatre thématiques peintes sur les plafonds des salles égyptiennes du musée Charles X au Louvre pour décrire les grandes étapes de l’aventure de Champollion. Ces plafonds n’ont évidemment pas été déplacés au Louvre-Lens mais sont reproduits à très grande échelle. Il s’agit de L’Expédition d’Égypte sous les ordres de Bonaparte, de L’Étude et le Génie dévoilent l’antique Égypte à la Grèce, de L’Égypte sauvée par Joseph et enfin de Charles X faisant don de son musée, avec Champollion qui commence à enseigner les hiéroglyphes, caché derrière les colonnes. Ces décors, qui scandent le parcours, soulignent la manière dont était perçue la civilisation antique égyptienne et l’évolution de cette perception au début du XIXe siècle. Les visiteurs peuvent y admirer 350 œuvres, qui mettent en lumière ce système d’écriture, sa richesse et sa très grande ancienneté, de toutes les époques et sur tous supports : une statue monumentale d’Aménophis II, des couvercles de sarcophages (comme celui de Djedhor ou celui d’Ankhnesneferibrê, adoratrice d’Amon), un Moïse sauvé des eaux de Nicolas Poussin (qui fut l’un des peintres les plus « égyptologues » du Grand Siècle) ou un portrait de Méhémet Ali pour la peinture, des documents graphiques, des objets d’art, des images d’Épinal, des dessins et des aquarelles, ou enfin des vêtements et des objets personnels de Champollion, comme la copie en plâtre du caillou Michaux, couvert de signes cunéiformes, qui fascina les savants de la fin du XVIIIe siècle…

Antoine‑Jean Gros, Charles X faisant don de son musée. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. Charles X invite le groupe de femmes, personnifiant les arts de l’Antiquité gréco‑romaine menées par l’Histoire, à entrer dans le musée Charles X, où Champollion est représenté enseignant les hiéroglyphes.

Antoine‑Jean Gros, Charles X faisant don de son musée. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. Charles X invite le groupe de femmes, personnifiant les arts de l’Antiquité gréco‑romaine menées par l’Histoire, à entrer dans le musée Charles X, où Champollion est représenté enseignant les hiéroglyphes. © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Christophe Fouin

« Champollion, la voie des hiéroglyphes », de 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023 au Louvre-Lens, 99 rue Paul Bert, 62300 Lens. Tél. 03 21 18 62 62. www.louvrelens.fr
À lire : Archéologia, hors-série n° 38, 64 p., 12 €.