Cimabue, aux origines de la peinture italienne (1/10). La gloire retrouvée de l’artiste au Louvre

Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà (détail), vers 1280‑85. Tempera et or sur bois, 424 x 276 cm. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
C’est une exposition d’un rare intérêt qui ouvre ses portes au Louvre : elle convie le visiteur à la découverte de l’un des pères de la peinture italienne, le Florentin Cenni di Pepo, dit Cimabue, qui illumina les arts toscans de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle. À la faveur de deux restaurations spectaculaires, celle de l’immense Maestà et celle du petit panneau de La Dérision du Christ, acquis par le musée en 2023, on doit en effet reconsidérer entièrement ce que l’on croyait savoir de la technique du peintre mais aussi l’étendue de son influence sur deux gloires du Trecento : Duccio et Giotto.
Entretien avec Thomas Bohl, conservateur au département des Peintures du musée du Louvre et commissaire de l’exposition. Propos recueillis par Armelle Fayol
L’exposition s’articule autour de deux œuvres exceptionnelles du Louvre tout juste restaurées. Le corpus de Cimabue étant très réduit, la réévaluation de son œuvre aurait-elle pu se faire sans ces restaurations ?
La restauration de la Maestà en particulier a joué un rôle déterminant pour cette exposition, parce qu’elle est venue remettre en question la vision que l’on avait de l’art de Cimabue. Le corpus du peintre a commencé à se préciser à la fin du XIXe siècle à partir de sa seule œuvre documentée, une mosaïque conservée à la cathédrale de Pise. Réalisée en 1301, c’est sans doute l’une de ses dernières œuvres. En s’appuyant sur les sources disponibles, notamment les écrits de Vasari, les historiens ont comparé cette mosaïque avec les œuvres que la littérature artistique moderne avait attribuées à Cimabue, en particulier la Maestà de Santa Trinità, qui est aussi une œuvre tardive, et les fresques d’Assise. Ainsi s’est dessiné un corpus d’une quinzaine d’œuvres et s’est forgée la vision selon laquelle Cimabue aurait commencé sa carrière avec une manière sombre et très austère, proche de la manière grecque, avant d’évoluer, au contact de Duccio et de Giotto, vers un art plus léger et plus coloré.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, Saint Joseph vendu par ses frères, milieu des années 1280. Mosaïque. Florence, baptistère San Giovanni. Photo courtesy Panini / Opera di Santa Maria del Fiore
La restauration de la Maestà a révélé au contraire une palette lumineuse dans cette œuvre du début des années 1280, aux riches nuances de roses et de violets, et un usage de la couleur correspondant parfaitement à l’essor du naturalisme en peinture. L’observation fine du réel, manifeste dans la figuration des corps et des visages comme dans la représentation des textiles et du trône, rencontre une technique raffinée, parfaitement aboutie, qui joue non seulement sur les effets d’opacité propre à la peinture à la tempera mais aussi sur des effets de transparence. Cimabue peint des couleurs les unes au-dessus des autres en anticipant les effets de la superposition des tons : par exemple, la petite chemise blanche transparente sous laquelle apparaît la jambe de l’Enfant vient révéler la plasticité des volumes du corps réellement peint en dessous. Cette nouveauté a ouvert la voie aux recherches de Duccio et de Giotto, qui ont à leur tour cherché à suggérer la transparence pour révéler les corps. Grâce à l’excellent état de conservation du tableau, nous avons donc découvert de nouvelles facettes de cet artiste, qui bouleversent ce que l’on savait de cette période de l’histoire de la peinture.
« Aujourd’hui, les œuvres que l’on attribue à Cimabue composent un corpus assez cohérent, et nous pouvons nous appuyer sur des traits qu’elles ont en commun. »
La réunion d’éléments venant contredire ce que l’on pensait vous a-t-elle fait douter de l’attribution de la Maestà à Cimabue ?
C’est une hypothèse que nous aurions pu envisager, mais plutôt comme une hypothèse de pensée, car après le nettoyage de l’œuvre l’attribution reste parfaitement cohérente. Mais la question rappelle l’avis émis par Gustav Friedrich Waagen lorsqu’il découvrit en 1839 la Maestà au Louvre. L’œuvre, dont les vernis étaient à cette date sans doute moins oxydés qu’ils ne l’étaient avant la restauration récente, parut à l’historien allemand très claire et d’une matière si fluide et transparente qu’il ne put se résigner à y voir la main de Cimabue. Pour lui, il ne pouvait s’agir que d’un chef-d’œuvre de Giotto. À cette époque, il est vrai que les rares connaissances que l’on avait sur la peinture de cette période concernaient surtout Giotto.
Aujourd’hui, les œuvres que l’on attribue à Cimabue composent un corpus assez cohérent, et nous pouvons nous appuyer sur des traits qu’elles ont en commun. Il se trouve que l’un des grands chefs-d’œuvre de Cimabue, le Crucifix de Santa Croce, hélas abîmé lors de l’inondation de Florence, a probablement été peint dans les mêmes années que la Maestà du Louvre, et que le traitement des mains y est très comparable, pour ne pas dire identique. Cimabue est le premier à représenter avec précision les articulations des mains, accentuant les phalanges à l’aide de petites touches de lumière. Dès la fin du XIXe siècle les historiens de l’art ont ainsi dégagé des détails caractéristiques de Cimabue, comme sa façon très sculpturale de représenter les nez, discernable dans le Crucifix d’Arezzo, l’une de ses œuvres les plus anciennes, dans celui de Santa Croce et dans la Maestà du Louvre. Cela tient justement au fait qu’il a inauguré une nouvelle forme de peinture, dont il a été le seul représentant pendant quelques années. Les contemporains devaient avoir conscience de la nouveauté de ces détails ; on les retrouve en effet dans des œuvres qui copient celles de Cimabue, comme la Croix peinte par Deodato Orlandi en 1288, ou celle due à un artiste anonyme aujourd’hui conservée à Paterno.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà, vers 1280‑85. Tempera et or sur bois, 424 x 276 cm. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
Si l’influence de Cimabue est à reconsidérer, quelles sont les hypothèses touchant à ses possibles élèves ?
Il est fort probable que Giotto ait été l’élève de Cimabue. Le premier à se faire l’écho de leur relation, c’est Dante dans le Purgatoire. Il évoque l’immense renommée de Cimabue, qui aurait été surpassée à l’arrivée de Giotto. Le parallèle étroit qu’il établit entre les deux suggère fortement un lien entre les deux artistes. Un autre poète contemporain, Francesco da Barberino, parle aussi d’eux conjointement, et par la suite les premiers biographes de Cimabue, de la fin du XIVe siècle au XVIe, disent tous qu’il a été le maître de Giotto. D’un point de vue stylistique, on perçoit une forme de continuité entre les deux, corroborée par le contexte des commandes. Le fait que, dans l’église San Francesco, et pour le même emplacement, les franciscains de Pise aient commandé à Cimabue la grande Maestà et vingt ans plus tard à Giotto Saint François d’Assise recevant les stigmates évoque une forme de succession. Or il se passe la même chose à la basilique d’Assise : les fresques sont commencées par Cimabue, qui peint tout le transept et le chœur de l’église supérieure puis commence le haut de la nef avant de s’arrêter, pour une raison inconnue. C’est finalement Giotto qui aura la charge de poursuivre le chantier. On peut donc penser que derrière le vers de Dante se cache une réalité, celle d’un jeune élève, Giotto, qui aurait dépassé son maître une fois sorti de son atelier.
Giotto di Bondone, Saint François d’Assise recevant les stigmates ; dans la partie inférieure : Le Songe d’Innocent III ; Innocent III approuvant les statuts de l’ordre ; La Prédication de saint François d’Assise aux oiseaux, vers 1298. Tempera et or sur bois de peuplier, 313,5 x 162,5 cm (pour la partie originale, hors moulure). Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN (musée du Louvre) – M. Urtado
La restauration des œuvres du Louvre a-t-elle livré des enseignements à ce sujet ?
Celle de la Maestà a mis en évidence, en effet, une parenté technique entre Cimabue et Giotto qui établit une forme de filiation. On a découvert notamment un élément de décor qui était jusqu’alors masqué : une pseudo-inscription arabe courant sur la bordure du cadre, peinte sur fond rouge dans une technique reposant sur un amalgame d’étain et de mercure qui cherche à imiter une écriture à la feuille d’argent ou d’or. Cette technique rarissime était jusqu’à présent documentée chez un seul artiste : Giotto, dans ses œuvres de jeunesse, y a recours lui aussi pour peindre des inscriptions pseudo-épigraphiques. Désormais on voit que la technique fut employée juste avant lui par Cimabue… Ce n’est pas une preuve, mais cela constitue un indice fort à l’appui de l’hypothèse d’une filiation entre les deux peintres. On a aussi constaté sur la Maestà la présence d’autres particularités techniques, concernant la fabrication du support de bois des œuvres ou l’application de la peinture, que l’on retrouve ensuite chez Giotto. Ces études techniques menées avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France font l’objet d’une publication réunissant des articles des plus grands spécialistes des techniques picturales de cette période.
« Cimabue inaugura la pratique consistant à figurer des inscriptions imitant l’écriture arabe dans toutes ses œuvres. »
À quoi correspondraient les inscriptions découvertes ?
On a longtemps considéré Giotto comme le premier à avoir employé abondamment les motifs d’inscriptions pseudo-épigraphiques dans ses œuvres, de manière presque systématique. Les découvertes issues de la restauration de la Maestà nous ont conduits à étudier l’usage de tels motifs chez Cimabue, et l’on sait désormais que c’est lui qui inaugura cette pratique consistant à figurer des inscriptions imitant l’écriture arabe dans toutes ses œuvres. Il en a peint une sur le périzonium du Crucifix de Santa Croce, incisé d’autres sur les nimbes de tous les apôtres figurant sur le cadre de la Maestà ainsi que sur le nimbe doré de la Vierge. Cette pratique fait peut-être écho à des débats théologiques de l’époque touchant à la question du langage divin et du langage des anges, abordée en particulier par Thomas d’Aquin et Gilles de Rome. Les théologiens ont imaginé que les anges avaient leur propre alphabet, différent de celui des saints comme de celui des hommes. Or ces pseudo-caractères, qui ne sont pas « lisibles », on les retrouve justement très souvent sur des phylactères tenus par des anges ou des personnages saints.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà, vers 1280‑85. Détail de l’inscription courant sur le cadre. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
Il est peu probable que seule la dimension décorative de ces inscriptions ait intéressé les artistes et que ces écritures, que les Italiens du XIIIe siècle pouvaient observer sur des objets et textiles venus du Proche-Orient aient été perçues comme une allusion au langage divin. À leurs yeux, elles incarnaient peut-être la langue parlée en Terre sainte au moment des récits bibliques. Le cas de la Maestà est d’autant plus intéressant que ces motifs reproduisent des inscriptions qui sont en réalité lisibles et n’avaient sans doute pas une fonction purement décorative comme on l’a parfois pensé. Un collègue italien a ainsi pu lire plusieurs qualificatifs employés dans une formule honorifique mamelouke sur le tissu peint par Cimabue derrière la Vierge. Ce phénomène est passionnant, et les études sur le sujet permettront sans doute de mieux comprendre sa signification, qui nous échappe encore en partie. On voit en tout cas que Cimabue a reproduit avec soin des inscriptions réelles, qu’il a pu observer sur des textiles ou d’autres objets de cette époque, dont certains sont présentés dans l’exposition. Comme pour le reste, ici Cimabue fait preuve d’une approche naturaliste inédite : il ne se contente pas de figurer une idée d’inscription par de pseudo-lettres évoquant vaguement l’alphabet arabe, mais il reproduit avec fidélité une inscription réelle dont on peut encore lire les mots. C’est fascinant !
Cimabue en deux dates
Qui travaille à reconstituer la vie de Cenni di Pepo, dit Cimabue, se heurte à une difficulté majeure : seules deux dates sont mentionnées par les sources… En 1272, un document indique que Cimabue est à Rome, appelé comme témoin d’un acte notarié au côté des plus hauts dignitaires de l’Église, cardinaux et membres des dominicains – ce qui tend à prouver qu’il est alors un personnage important. Par ailleurs, on sait par une série de documents qu’il travaille à Pise en 1301 et 1302, date de sa mort ; sa seule œuvre documentée, une mosaïque exécutée pour le Duomo de Pise en 1301, figurant saint Jean l’évangéliste, compte donc parmi ses dernières. Entre ces deux dates, à proprement parler, rien n’est sûr. Le document de Rome est toutefois intéressant : en 1272 Cimabue a dû réaliser déjà plusieurs commandes prestigieuses pour avoir un tel statut – chose confirmée par le fait que c’est à peu près à cette date (fin des années 1260 ou début des années 1270) que lui est commandé par les dominicains le Crucifix d’Arezzo. Le séjour à Rome en tant que tel est important : la ville est alors un conservatoire de l’art antique, référence majeure pour l’art de Cimabue. Enfin un auteur du tout début du XVIe siècle, Antonio Billi, a écrit que le peintre était né en 1240 ; il aurait donc une trentaine d’années au moment de son séjour à Rome, ce qui ne paraît pas absurde.
Portrait de Cimabue extrait de l’ouvrage Le Vite de’ piu eccellenti pittori, scultori, et architettori. I. Prima e Seconda Parte de G. Vasari, Florence, Giunti, 1568. Paris, Bibliothèque nationale de France. Photo BnF
Duccio aurait-il pu lui aussi passer par l’atelier de Cimabue ?
Il est peu probable que Duccio ait été son élève direct : quand il arrive à Florence en 1285 pour peindre la Madone Rucellai, c’est un peintre confirmé. Il est déjà documenté à Sienne en 1278 comme maître. En revanche, tous les deux ont certainement travaillé ensemble à Florence. Mais un autre artiste semble avoir travaillé dans l’atelier de Cimabue : Manfredino di Alberto. Nous présentons justement pour la première fois l’une de ses œuvres dans l’exposition. Jusqu’à présent, les historiens étaient déroutés par l’usage de la couleur observé dans les œuvres de ce dernier. On disait que c’était le peintre le plus « cimabuesque » qu’on connaisse, mais sa gamme de couleurs, très différente de celle de Cimabue, semblait indiquer qu’il avait été surtout marqué par Duccio. Désormais, on sait que sa façon d’employer les couleurs lui vient aussi de Cimabue.
On peut, grâce à ces éléments, proposer une vision un peu plus juste de l’extraordinaire renouveau de la peinture qui a lieu entre les années 1275 et les années 1300, de cette effervescence artistique qui se traduit par des changements très rapides. Cimabue a expérimenté des choses très audacieuses pendant cette période. Mais on voit aussi que ce qui est très novateur dans les années 1280 et influence maints jeunes artistes semble déjà obsolète dans les toutes dernières années du XIIIe siècle. L’exposition se clôt par le grand Saint François recevant les stigmates de Giotto, daté autour de 1298, soit à peine plus de quinze ans après la Maestà de Cimabue du Louvre. Face au Saint François peint exactement pour le même emplacement, on voit bien que le langage de Cimabue n’est plus perçu comme novateur en 1298 ; c’est peut-être la raison pour laquelle on n’appelle pas Cimabue, qui est encore vivant, pour achever le décor du tramezzo de San Francesco de Pise, mais Giotto, son élève.
« S’il est vrai que l’art de l’icône se veut souvent volontairement conventionnel, la recherche de naturalisme en Orient est perceptible dans les manuscrits comme dans l’art de l’icône du XIIIe siècle. »
À l’autre bout de la chronologie, l’œuvre de Cimabue, qui hérite aussi de la tradition byzantine, permet-elle de reconsidérer la peinture d’icônes de cette époque ?
Elle nous permet en effet de remettre en question des stéréotypes, de montrer qu’on ne peut pas opposer de manière trop stricte le hiératisme de l’art grec au naturalisme de l’art italien. S’il est vrai que l’art de l’icône se veut souvent volontairement conventionnel, la recherche de naturalisme en Orient est perceptible dans les manuscrits comme dans l’art de l’icône du XIIIe siècle : en témoignent les deux icônes provenant de Washington que nous présentons dans le parcours et surtout le superbe manuscrit prêté par la BnF. Ce naturalisme tient au fait que l’art byzantin se voulait l’héritier de l’Antiquité et qu’il était sans doute perçu comme tel par les contemporains. Dans l’art oriental du XIIIe siècle on trouve par exemple des représentations jouant de manière spectaculaire sur la manière de placer tel élément, tel accessoire ou tel personnage dans l’ombre, et d’autres en pleine lumière, donnant l’illusion que la scène est frappée d’une lumière réelle. On observe également dans l’art oriental de cette période un sens de la mise en scène des émotions très fort. Il y a en quelque sorte des aspirations, des recherches communes qui se manifestent alors concomitamment en Orient et en Occident. Certains traits de l’art oriental ont dû ainsi apparaître comme faisant parfaitement écho à la nouvelle spiritualité promue par les ordres mendiants en Occident, notamment franciscains, qui encouragent les fidèles à revivre émotionnellement les derniers instants de la vie du Christ. Cette promotion de l’empathie a très probablement conditionné le regard porté par les Italiens sur les œuvres grecques. Quand ils ont vu arriver des icônes présentant des Vierges de tendresse ou mettant en scène de façon très dramatique la Crucifixion, ils ont découvert des œuvres qui leur parlaient.
Peintre byzantin, Saint Marc, Tétraévangile (détail), Constantinople (?), vers 1260‑80. Manuscrit, 33,5 x 25 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. Grec 54, fol. 111. Photo BnF
Cimabue, justement, a beaucoup travaillé pour les franciscains. L’ont-ils incité à innover ?
Pour répondre à cette question, il faut envisager notre méthode avec un recul critique. Il se trouve que parmi les rares œuvres conservées de Cimabue, beaucoup sont liées à des commandes franciscaines. Avait-il des liens particuliers avec cet ordre ou est-ce parce que c’est l’ordre le plus riche de la chrétienté, et donc celui qui passe le plus de commandes, qu’on conserve beaucoup de créations destinées aux frères mineurs ? La question appelle une réponse prudente. N’oublions pas qu’il travailla également pour les dominicains à Arezzo, pour les servites de Bologne, pour l’un des bâtiments emblématiques de la ville de Florence, le baptistère, pour la cathédrale de Pise et sans doute pour d’autres commanditaires ! Ce qui paraît incontestable, en revanche, c’est qu’il a su traduire en peinture des éléments significatifs de la pensée franciscaine, qui s’est alors très largement diffusée en Italie, bien au-delà des milieux franciscains en réalité.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, Crucifix (détail), vers 1270. Tempera et or sur bois, 336 × 267 cm. Arezzo, église San Domenico © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala © Scala, Florence
« On peut désormais représenter le monde tel qu’il existe car il est le reflet d’une perfection divine. »
Il faut rappeler l’influence considérable qu’ont alors les franciscains et les dominicains sur tous les domaines de la culture. La plupart des grands penseurs du XIIIe siècle sont issus de ces deux ordres : Albert le Grand, Thomas d’Aquin sont des dominicains ; Bonaventure de Bagnoregio et les philosophes du studium d’Oxford, tel Roger Bacon, sont des franciscains. Ces philosophes révolutionnent presque tous les domaines de la science, en particulier l’optique, en traduisant les traités arabes, et ce phénomène bouleverse du même coup la vision de la connaissance. Les penseurs dominicains et franciscains de ce siècle vont promouvoir l’idée selon laquelle l’être humain peut avoir une connaissance sensible du monde, plus juste que celle acquise par la lecture des textes anciens, la voie d’accès traditionnelle au savoir. Conséquemment, on peut désormais représenter le monde tel qu’il existe car il est le reflet d’une perfection divine. Ainsi, quand Cimabue représente le Christ comme un homme, il rejoint le discours des franciscains qui prônent l’humanisation de l’histoire sainte et soutiennent l’idée que le Christ, qui a été incarné, a souffert comme un homme, sans pour autant se faire l’illustrateur servile d’un point précis de doctrine. Ces idées avaient profondément irrigué la pensée occidentale, et elles trouvent une expression majestueuse, poétique et pleine d’invention chez cet immense artiste. On peut sans doute voir la même influence profonde, mais indirecte, dans son souci de représentation minutieuse du réel, des costumes par exemple : Cimabue ne peint plus l’idée du textile, mais le textile tel qu’il peut l’observer, dans sa réalité matérielle. Dans la Maestà il dispose un loros à l’antique, cette écharpe précieuse qui est un attribut impérial traditionnel, sur les épaules des anges. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’il ne se limite pas à figurer un symbole, il donne à voir une véritable écharpe recouvrant une véritable tunique rose peinte sous celle-ci, et va jusqu’à figurer le fil de couture qui maintient ensemble le loros et la tunique.
Quels éléments témoignent de la connaissance que Cimabue avait de l’optique ?
Lors de la restauration de la Maestà, on s’est rendu compte par exemple qu’il a anticipé les déformations optiques liées à l’emplacement, très en hauteur, du tableau dans l’église San Francesco de Pise. Nous présentons pour l’expliquer une reconstitution 3D conçue avec des collègues de l’université de Cambridge et de l’université de Pise, qui montre que la Maestà n’est pas un tableau d’autel, comme on l’a longtemps pensé, mais une œuvre présentée sur le jubé, légèrement inclinée vers l’observateur. Elle donne une idée de la grande structure qui séparait la nef du chœur. Sur la Maestà, les anges n’ont pas tous la même taille ; les nimbes de ceux du registre supérieur ont un diamètre de 5 à 7 cm plus grand que ceux du registre inférieur, de manière à ce que, vus d’en bas, ils paraissent de même taille. C’est assez amusant de penser que Cimabue mène ces réflexions à Pise en 1280, précisément à l’époque où l’on y invente les lunettes. Il s’est beaucoup intéressé à la question des déformations optiques et a anticipé par exemple la règle de la diminution de la taille en fonction de la distance. Désormais, la peinture prend en compte l’œil du spectateur, et c’est absolument nouveau à la fin du XIIIe siècle.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà, vers 1280‑85. Détail de l’un des anges. Tempera et or sur bois, 424 x 276 cm. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
L’éclat retrouvé des médaillons
Les spécialistes pensaient, avant la restauration, que les repeints visibles sur les médaillons courant le long du cadre de la Maestà dissimulaient des lacunes de la couche picturale d’origine. La surprise a été de découvrir au contraire, sous les repeints, des personnages quasi intacts, aux couleurs vives, saints et prophètes dont certains avaient vu leur iconographie modifiée. Relayant l’illusionnisme des anges du panneau principal, ils ont un peu la même façon de s’adresser du regard au spectateur, notamment les apôtres, qui semblent, comme l’écrit Thomas Bohl, « prêts à s’extraire du cadre de la Maestà pour rejoindre le monde réel ».
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà, vers 1280‑85. Détail d'un médaillon. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
Relativement à l’usage de la couleur, Cimabue hérite-t-il aussi de l’art des icônes ?
Il est vrai que l’art oriental, celui des icônes comme des manuscrits, est très coloré. Comme l’écrit Michele Bacci dans le catalogue, ce qui ressort en premier des rares documents qui en parlent à l’époque, c’est précisément le naturalisme des couleurs. Cela étant, Cimabue expérimente des associations de couleurs plus libres, moins codifiées, et utilise par ailleurs la couleur pour guider le regard du spectateur, comme il le fait avec les formes géométriques qui scandent souvent ses compositions. Regardez la structure de la Maestà, et vous verrez des effets de rimes colorées, de chiasmes. La composition s’appuie sur des rapports de longueurs stricts, et l’utilisation des couleurs, ici les bleus et les rouges, vient redoubler la structure géométrique.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà (détail), vers 1280‑85. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
On voit un phénomène comparable dans les fresques d’Assise où Cimabue utilise des rimes composées de triangles inversés pour mettre l’accent sur la scène centrale. D’un point de vue technique, s’il utilise au départ une peinture à base de tempera proche de celle des artistes grecs, il la fait ensuite évoluer. Contrairement aux peintres grecs qui partent de sous-couches de terres très sombres pour aller vers le blanc pur, il emploie une terre verte, comme le faisait déjà Giunta Pisano, qui a peut-être été son maître ou dont il a dû, du moins, étudier attentivement les œuvres. Il use aussi d’une matière presque aquarellée, en lavis, chose que l’on n’imaginait pas du tout. Il n’emploie pas uniquement la technique par petites hachures a tempera visible dans la Maestà, qui joue sur l’opacité de la peinture, mais utilise aussi une matière plus fine et presque transparente, comme pour peindre le loros des anges du registre inférieur. Ici, il a cherché à faire sentir la réalité du tissu rose sous-jacent en le peignant réellement en dessous de l’étole et en utilisant une matière très fine pour peindre celle-ci par-dessus. Quand deux pièces de textile sont censées être superposées, il les représente comme telles, en superposant deux couches colorées, une opaque en dessous, une transparente au-dessus. C’est absolument inédit dans la peinture de cette époque !
L’une de ses autres inventions majeures concerne la représentation des corps. Sa technique diffère ici de ses prédécesseurs : il a recours à la tempera, mais au lieu d’utiliser des petits traits verticaux parallèles, il accompagne les formes par un coup de pinceau. Par exemple, pour représenter un élément courbe, ses coups de pinceau ne sont plus verticaux mais épousent la courbure du détail à peindre, comme la jambe de l’Enfant. Cela peut paraître évident aujourd’hui, mais il est l’un des premiers à le faire. Son geste vient ainsi souligner tous les détails anatomiques qu’il veut mettre en évidence, mettant en adéquation la peinture et l’objet représenté.
Un moment fort de l’exposition est la réunion de La Dérision du Christ, acquise par le Louvre en 2023, de La Flagellation de la Frick Collection et de la petite Maestà de la National Gallery de Londres, tous trois issus d’un même diptyque démembré. Pouvez-vous revenir sur la réapparition de ces trois œuvres ?
Ces trois tableaux ont été redécouverts dans des circonstances assez comparables. Celui de la Frick Collection apparaît sur le marché de l’art vers 1950. Il fait immédiatement l’objet d’un débat entre deux très grands historiens de l’art : Roberto Longhi, qui l’attribue à Cimabue, et Millard Meiss, qui l’attribue à Duccio. Le second considère que des coloris aussi subtils et variés et une matière aussi transparente ne peuvent pas être de la main de Cimabue. Longhi répond que ce que l’on perçoit comme siennois dans cette œuvre, sa transparence, provient d’une mauvaise restauration, mais que la grandeur majestueuse du tableau, qu’il juge digne de la peinture de l’Antiquité, est la marque de Cimabue.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Dérision du Christ, vers 1285‑90. Tempera et or sur bois, 25,8 x 20,3 cm. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
En offrant l’occasion de confronter les trois œuvres dans leur matérialité, l’exposition permet de confirmer sans équivoque l’attribution des panneaux à Cimabue. Elle permet peut-être aussi de voir que le tableau de la Frick Collection n’est pas aussi usé que le pensait Longhi, et que la transparence de sa matière, qui avait aussi déconcerté le grand historien de l’art italien, relève de la technique de Cimabue. Les restaurations de la Maestà et de La Dérision du Christ ont mis au jour l’emploi par Cimabue de cette même technique tout en transparence, qu’il est l’un des premiers à expérimenter. Le panneau de Londres, lui, a été retrouvé en 1999-2000 dans un tiroir, dans un château en Angleterre. Les propriétaires pensaient qu’il s’agissait d’une icône, avant que les spécialistes ne l’attribuent de manière unanime à Cimabue. Il n’était jamais apparu sur le marché de l’art. La Dérision du Christ était aussi tenue pour une icône quand elle a été découverte dans un pavillon de Compiègne, et les spécialistes, à nouveau, se sont enthousiasmés pour ce tableau incroyable, chef-d’œuvre de Cimabue.
« C’est l’apparition du panneau de Londres qui fait naître l’idée que les deux appartiennent à un même diptyque. »
Au moment où l’on découvre le panneau de la Frick Collection, a-t-on déjà connaissance d’un ensemble peint auquel pourrait appartenir ce petit panneau ?
Pas du tout. On se demande d’ailleurs si c’est un élément de prédelle ou s’il appartient à un petit diptyque de dévotion privée. Sa fonction suscite des interrogations parce qu’on ne connaît alors pas d’œuvre narrative de Cimabue. Celles que l’on connaît pour l’époque sont plutôt d’origine siennoise, ce qui contribue à une attribution à Duccio. C’est l’apparition du panneau de Londres qui fait naître l’idée que les deux appartiennent à un même diptyque. Et c’est Miklós Boskovits, l’un des plus grands spécialistes de la peinture de cette période, qui a reconnu le premier des analogies entre ces panneaux et un ensemble narratif peint par un artiste encore anonyme du début du XIVe siècle, le Maître de San Martino alla Palma. Ayant reconstitué autour de ce nom un diptyque de huit panneaux figurant des épisodes de la Passion du Christ (lui aussi découpé), il s’est aperçu que l’emplacement supposé de La Flagellation du Christ de la Frick Collection et de la Maestà de Londres correspondait exactement à la séquence iconographique des huit panneaux. Il a fait l’hypothèse que ce diptyque soit une copie du diptyque de Cimabue, ce qui a été confirmé ensuite par l’apparition de La Dérision du Christ.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Flagellation, vers 1285‑90. Tempera et or sur bois, 24,7 × 20 cm. New York, The Frick Collection. Photo service de presse. © The Frick Collection
Dans le catalogue, nous faisons l’hypothèse que le diptyque du Maître de San Martino alla Palma a été commandé par une communauté de clarisses qui a quitté son couvent d’origine et essaimé à Pise ou à Florence au début du XIVe siècle. Il est probable que les sœurs clarisses aient commandé à Cimabue le premier diptyque dans les années 1285-1290, avant de commander une copie pour leur nouveau couvent vingt ou trente ans après. Le diptyque du Maître de San Martino alla Palma reprend le programme iconographique et la typologie de l’original en les transcrivant dans un langage giottesque : la petite Maestà est peinte à la manière de Giotto ; la Dérision du Christ montre le recours à des sortes de boîtes perspectives inventées par Giotto. Cela tendrait à confirmer que le langage de Cimabue n’est déjà plus une référence au début du XIVe siècle. Si l’on accepte l’idée que le diptyque du Maître de San Martino alla Palma est une copie de celui de Cimabue, la scène manquante du volet gauche serait un Baiser de Judas, et quatre scènes manqueraient pour le volet droit : Montée au Calvaire, Crucifixion, Jugement dernier et Mise au tombeau.
Comment doit-on comprendre cette iconographie ?
On connaît un petit diptyque narratif conservé à Richmond qui, contrairement aux deux précédemment évoqués, n’a pas été démembré. Sur cette œuvre commandée par les Clarisses, des scènes de la Passion sont associées à une représentation de sainte Claire et à une représentation de saint François. Cela correspond à une typologie inventée par les Clarisses, qui a pour originalité l’absence d’image centrale. Les Franciscains, dans leurs exercices spirituels, défendent l’idée qu’il ne faut pas s’attarder sur un seul moment de la Passion mais qu’il faut prendre en considération toute la séquence narrative et cultiver l’enchaînement du récit. En lisant les méditations du pseudo-Bonaventure sur la vie de Jésus-Christ, on voit l’ampleur fascinante que les Franciscains ont donnée au récit de la Passion : tout est décrit par le menu au fil d’un récit très enlevé, pour susciter la visualisation. L’un des grands principes qu’ils défendent, qui les a sans doute conduits à s’imposer comme de très grands commanditaires d’œuvres peintes dans la seconde moitié du XIIIe siècle, c’est que les fidèles doivent « visualiser » l’histoire sainte (ils utilisent vraiment ce terme). Auparavant les œuvres peintes n’étaient pas si accessibles au commun des fidèles. Les Franciscains vont étendre leurs dimensions et les hisser sur de grands jubés afin de les rendre visibles par tous.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Maestà, vers 1285‑90. Tempera et or sur bois, 25,6 x 20,8 cm. Londres, The National Gallery Photo service de presse. © The National Gallery, dist. RMN / National Gallery Photographic Department
Vous-même, en découvrant la Dérision du Christ en 2023, avez-vous été immédiatement convaincu de son appartenance au polyptyque ?
Il n’y avait guère de doute possible, d’abord parce que le panneau est stylistiquement proche de plusieurs œuvres de Cimabue. On y retrouve par ailleurs exactement les mêmes architectures que sur le tableau de la Frick Collection. Cimabue a été le premier peintre à insister sur l’unité de lieu pour rendre le récit plus vraisemblable, et c’est précisément à cela que lui ont servi ici les éléments architecturés. Les types physiques, notamment le visage du Christ, sont assez caractéristiques également. Néanmoins, ce panneau a continué de nous surprendre au fil de sa restauration. On ne s’attendait pas à trouver des coloris aussi raffinés, des orangés, des verts pistache, des violacés. C’est grâce à la restauration de la Maestà menée au même moment que nous avons pu comprendre tout de suite ce que nous découvrions.
« Cimabue peint pour la première fois des muscles en tension, une main se repliant avec force pour saisir le bras du Christ et dont chaque doigt est détaillé et subtilement éclairé. »
Vous avez pu parler, à propos de La Dérision du Christ, du « premier tableau moderne de la peinture occidentale ». Est-ce à ce point évident ?
La nouveauté de cette peinture saute aux yeux quand on regarde comment on peint la Dérision du Christ dans la génération précédant Cimabue. Sur le Crucifix 434 conservé aux Offices de Florence, peint vers 1240-1250, le Maestro della Croce 434 privilégie une certaine forme d’abstraction propre à suggérer l’écart avec le monde humain. On est encore bien loin de l’attention portée au réel par Cimabue dans la scène de la Dérision, où le naturalisme est encore plus affirmé que dans la Maestà. Là où le premier peint des mains vues en même temps de face et de dos, Cimabue peint pour la première fois des muscles en tension, une main se repliant avec force pour saisir le bras du Christ et dont chaque doigt est détaillé et subtilement éclairé. Il va jusqu’à peindre les yeux du Christ sous le bandeau censé les masquer, qui les révèle en transparence. C’est aussi la première fois qu’on a des visages aussi caractérisés : les assaillants ont des visages très expressifs, parfois grimaçants, comme de véritables êtres humains. Pas à pas, Cimabue conquiert tous les éléments de l’anatomie humaine : les sourcils, les poils des aisselles, le nez, les jambes. La violence de la scène est traduite par un entrecroisement des bras qui atteste la sensibilité de Cimabue au rendu naturaliste de la lumière, au clair-obscur. Il a l’idée de placer le haut de la paume, celui qui est censé se projeter en avant, dans la lumière, et de souligner les plis des muscles par de subtiles ombres, afin de suggérer leur volume. C’est la première fois qu’on a une représentation tridimensionnelle cohérente du corps humain.
L’usage des poinçons
Outre les subtiles nuances de mauve obtenues en mélangeant du lapis-lazuli et de la laque rouge, l’usage des poinçons sur les fonds d’or a été mis en lumière par la restauration. Les frises de poinçons composent une sorte de décor d’arabesques. Clarisse Delmas, qui a travaillé pendant des mois sur le petit panneau de La Dérision du Christ dans les ateliers du C2RMF, souligne l’effet de préciosité apporté par cette technique, qui oblige l’œil du spectateur à s’approcher. Suivant les contours de l’auréole du Christ, les poinçons soulignent par ailleurs son statut de personnage sacré.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Dérision du Christ (détail), vers 1285‑90. Tempera et or sur bois, 25,8 x 20,3 cm. Paris, musée du Louvre. © C2RMF – T. Clot
Y a-t-il une œuvre de Cimabue que l’on peut comparer à celle-ci de ce point de vue, et qui permettrait de proposer une datation ?
Paradoxalement, les œuvres qui s’en rapprochent le plus ne sont pas des peintures, mais les mosaïques de Florence. On y retrouve exactement le même traitement des musculatures, notamment la même façon de sculpter les mollets : d’abord une ombre, une zone de dégradé, une lumière à l’extrémité, puis un fort accent de lumière pour montrer le passage à un autre plan, et ensuite un nouveau dégradé vers l’ombre. Les rotules sont soulignées par des petits accents de lumière. Le mosaïste a même transcrit les petites franges noires bordant les textiles, exactement comme sur le panneau de la Dérision. Cette fidélité dans la transcription du langage de Cimabue pose la question de son degré d’intervention dans ce chantier de mosaïque : a-t-il simplement fourni des modèles très précis ou est-il intervenu directement dans la réalisation ?
La Dérision du Christ pourrait avoir été peinte entre les mosaïques du baptistère et les fresques d’Assise, à la fin des années 1280. La façon d’utiliser la géométrie pour accentuer la lisibilité du récit se retrouve dans les fresques. Si la foule est représentée de façon courbe, c’est que Cimabue joue sur des rimes géométriques : la courbure répond à celle du trône. Puis le rythme vertical donné par les deux édifices dans la Dérision du Christ trouve un prolongement dans celui de la Flagellation du Christ. Présentés côte à côte, on comprend que Cimabue a même souligné la continuité des deux scènes en juxtaposant les édifices (celui de droite dans la Dérision, celui de gauche dans la Flagellation), comme s’ils ne formaient qu’un même bâtiment. On a un peu la même construction virtuose sur les parois du transept d’Assise, où le double rythme tripartite des scènes latérales concourt à une symétrie axiale qui met l’accent sur la figure de saint Pierre crucifié au centre de la paroi. Cimabue est l’un des plus grands inventeurs dans le domaine de la peinture narrative ; il met au point des solutions formelles inédites pour donner davantage de force et d’efficacité au récit qu’il met en scène.
Certaines œuvres du corpus de Cimabue sont encore débattues. Quelles propositions faites-vous en ce domaine ?
Le catalogue vient souligner le caractère très relatif de nos connaissances sur Cimabue. Ayant très peu de documents, on a peu de certitudes, et les datations proposées font l’objet de discussions. Nous proposons aussi des attributions qui ne sont pas admises pas la totalité des historiens, notamment celle de la Madone Gualino conservée à Turin, traditionnellement attribuée à Duccio. Inversement nous suggérons de retirer du corpus une œuvre jusqu’alors attribuée à Cimabue, la Madone de Castelfiorentino. Je propose plutôt de la rapprocher de Duccio, dans l’atelier duquel elle a peut-être été exécutée. Les expositions sont là pour tenter de mieux dessiner les contours d’une personnalité artistique. Il faut rester modeste ; la vision que nous proposons en 2025 est vouée à évoluer au gré d’autres acquisitions, découvertes, restaurations, et le Cimabue de 2100 sera probablement très différent de celui dont nous essayons de dresser le portrait dans l’exposition.
Questions de corpus
Les historiens s’accordent à voir dans le grand Crucifix d’Arezzo la plus ancienne peinture de Cimabue qui nous soit parvenue. Cette datation, située selon les spécialistes vers la fin des années 1260 ou au tout début des années 1270, repose sur la parenté stylistique de l’œuvre avec la Croix peinte vers 1260 par Giunta Pisano pour l’église des dominicains de Bologne. Parmi les œuvres conservées, c’est la Maestà du Louvre, peinte pour l’église San Francesco de Pise, qui viendrait juste après. Elle aurait été peinte entre 1280 et 1285, tout comme le Crucifix de Santa Croce, exécuté au plus tard en 1288, et qui partage avec elle une approche déjà naturaliste de l’anatomie et de la lumière. Au milieu des années 1280, Cimabue a dû participer au grand chantier de décoration du baptistère de Florence1. Sans être documentée, l’attribution au peintre, au sein du décor de mosaïque de la coupole, de scènes dont les personnages rappellent ceux de La Dérision du Christ du Louvre, ne fait guère de doute. Avant de partir pour Assise, il peint la Madone de Santa Maria dei Servi à Bologne. Les fresques d’Assise, qui témoignent de recherches formelles touchant à la représentation de l’espace, sont semble-t-il les œuvres qui amorcent la fin de carrière du peintre : la Madone à l’Enfant de l’église inférieure de la basilique puis les fresques du transept et du chœur de l’église supérieure. On voit un écho de ces inventions dans la Madone de Santa Trinità (Florence, Offices), d’une exécution plus rapide que les peintures précédentes. Les études menées sur La Dérision du Christ confirment l’attribution à Cimabue des deux autres panneaux dérivant du même polyptyque ; tous trois auraient été peints vers 1285-1290. C’est aussi vers 1290 qu’on date le Saint François d’Assise conservé au Museo della Porziuncola. La mosaïque du Saint Jean l’évangéliste du Duomo de Pise, seule œuvre datée de Cimabue, est probablement aussi la dernière du peintre : il en reçoit la commande en 1301 et meurt un an plus tard.
Cenni di Pepo, dit Cimabue, La Vierge à l’Enfant entourée d'anges, dite Maestà de Santa Trinità, vers 1295. Tempera et or sur bois, 384 x 223 cm. Florence, Gallerie degli Uffizi. © Scala, Florence, dist. RMN / image Scala
1 Si la Madone Gualino est, comme le propose l’exposition du Louvre, de la main de Cimabue, et non de Duccio, elle se situerait dans les mêmes années.
« Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne », du 22 janvier au 12 mai 2025 au musée du Louvre, aile Denon, 1er étage, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr
Catalogue sous la direction de T. Bohl, coéd. musée du Louvre éditions / Silvana Editoriale, 256 p., 170 ill., 42€
Revue Technè, n°58 : « Cimabue et la Toscane à la fin du XIIIe siècle : techniques, matériaux et restaurations », sous la direction de T. Bohl, M. Ciatti (†) et E. Ravaud, édité par le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF)