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Cimabue, aux origines de la peinture italienne (3/10). Cimabue et l’art sacré de son temps : nouvelles formes, nouveaux usages

Cenni di Pepo, dit Cimabue, Crucifix de Santa Croce (avant l’inondation de 1966 qui l’a défiguré, détail), vers 1280-85. Tempera et or sur bois, 433 x 390 cm. Florence, Opera di Santa Croce.

Cenni di Pepo, dit Cimabue, Crucifix de Santa Croce (avant l’inondation de 1966 qui l’a défiguré, détail), vers 1280-85. Tempera et or sur bois, 433 x 390 cm. Florence, Opera di Santa Croce. © Scala, Florence

Jalonnée de commandes passées par les franciscains à Pise, Florence et Assise, la peinture de Cimabue demande à être replacée dans le contexte de la fonction des images dans les églises toscanes du XIIIe siècle. Réciproquement, la capacité d’invention que l’artiste a mise au service des œuvres destinées à ces lieux de culte a certainement fait évoluer leur typologie.

Souvent opposé à Giotto, le plus brillant de ses élèves, Cimabue est régulièrement décrit comme le représentant d’une forme de tradition devenue archaïque avant même sa mort, parce qu’elle s’ancrerait dans la formation qu’il aurait reçue, sous le signe de la peinture dite grecque ou orientale. Quand on l’étudie de près, tout son art démontre le contraire : sensibilité au monde contemporain, prise en considération de l’espace, raffinement de la construction du clair-obscur sont autant d’aspects du renouveau que Cimabue incarne déjà. S’il s’insère dans une modernité purement occidentale bien éloignée de la maniera graeca évoquée par Vasari, c’est notamment par les nouvelles formes qu’il explore, avant ou parallèlement à Giotto, au service de l’Église romaine : retables, tableaux de poutres de gloire, fresques et autres croix monumentales.

Berlinghiero (actif à Lucques entre 1225 et 1236 environ), Croix peinte, deuxième quart du XIIIe siècle. Or et tempera sur bois, 156 x 100 cm. Pise, Museo nazionale di San Matteo.

Berlinghiero (actif à Lucques entre 1225 et 1236 environ), Croix peinte, deuxième quart du XIIIe siècle. Or et tempera sur bois, 156 x 100 cm. Pise, Museo nazionale di San Matteo. © akg-images / MPortfolio / Electa

Le développement du décor à fresque

La technique picturale de la fresque telle qu’elle est mise en œuvre pour le décor de la basilique supérieure San Francesco d’Assise, dans un programme couvrant l’ensemble des parois, est un cas unique durant le XIIIe siècle. Traditionnellement, en Europe, son usage se limitait le plus souvent à des pans de mur spécifiques, laissant davantage de place à la sculpture. L’ornementation globale par la peinture offre une réponse aux débats internes au mouvement franciscain, pris entre désir de maintenir comme un absolu le vœu de pauvreté du fondateur et nécessité de faire resplendir la maison de Dieu, cœur international d’un ordre en pleine expansion. Comparée à la sculpture ou à d’autres formes de décor, la fresque, par ses matériaux moins coûteux, peut être perçue comme une ornementation pauvre – en dépit du caractère resplendissant qu’elle revêt sous le pinceau de Cimabue.

« L’image du Christ suspendue au cœur de l’espace ecclésial […] est un renouvellement purement latin que les peintres italiens du XIIIe siècle portent à un raffinement exceptionnel, sous l’influence des franciscains. »

Cimabue, interprète du Christ souffrant

Dès le début de sa carrière, Cimabue contribue aussi à renouveler le type de la Croix peinte monumentale. Si le monde chrétien oriental l’avait exploré ponctuellement, comme l’attestent certaines croix conservées à Sainte-Catherine du Sinaï, ces rares exemples n’atteignent pas la monumentalité des Croix d’Arezzo ou de Santa Croce de Florence. L’image du Christ suspendue au cœur de l’espace ecclésial, premier élément visible par les fidèles depuis l’entrée, est un renouvellement purement latin que les peintres italiens du XIIIe siècle portent à un raffinement exceptionnel, sous l’influence des franciscains. Jusqu’alors la tradition voulait que le Christ soit figuré sur la Croix sans souffrance, dans la gloire divine de l’instant fondateur du Sacrifice au nom de la rédemption. Il s’agissait de l’image du Christus triumphans, dont la Croix peinte par Berlinghiero, actif à Lucques entre 1225 et 1236 environ, est un exemple représentatif.

Cenni di Pepo, dit Cimabue, Crucifix de Santa Croce (avant l’inondation de 1966 qui l’a défiguré), vers 1280-85. Tempera et or sur bois, 433 x 390 cm. Florence, Opera di Santa Croce.

Cenni di Pepo, dit Cimabue, Crucifix de Santa Croce (avant l’inondation de 1966 qui l’a défiguré), vers 1280-85. Tempera et or sur bois, 433 x 390 cm. Florence, Opera di Santa Croce. © Scala, Florence

Le message de saint François

Saint François défendit sa vie durant une proximité toute humaine avec le cheminement du Christ, avec ses souffrances, rejoignant le développement d’une nouvelle conception théologique du rapport à Dieu. Le monde franciscain contribua ainsi au développement des Croix monumentales sur lesquelles le Christ était figuré souffrant, yeux clos, parfois déjà mort (Christus patiens). Les deux œuvres de ce genre peintes par Cimabue au début (Arezzo) et au milieu (Santa Croce) de sa carrière relaient le message franciscain tout en explorant les caractéristiques formelles de ce type d’image. Le jeune artiste a su compléter sa formation florentine en regardant vers Pise, alors foyer artistique majeur de la péninsule et premier port en lien avec l’Orient, où il a découvert les Croix peintes par ses prédécesseurs et compris l’enjeu de ces représentations. Avec le développement des commandes franciscaines, la présence de cette image monumentale, suspendue à la croisée du transept ou dans le chœur, structure l’espace et devient un point de repère essentiel des églises de l’époque. Parallèlement, l’iconographie de la Croix s’enrichit lorsqu’elle est, non pas suspendue, mais appuyée sur un jubé ou sur une poutre de gloire (tramezzo).

Les images peintes dans l’espace de l’église

L’église du XIIIe siècle est encore un espace divisé entre les fidèles et les clercs, ce qui se traduit par la séparation entre la nef et le transept ou le chœur. Les deux communautés ne se mélangeaient pas mais devaient pourtant assister conjointement aux offices. Les membres du clergé et des groupes monastiques prenaient place dans l’abside et dans le transept, tandis que les laïcs ne pouvaient aller plus loin que la nef. La démarcation entre les deux espaces pouvait prendre deux formes. La première consiste en une barrière pleine et entière nommée jubé, la seconde a une portée plus symbolique puisqu’elle se limite à une simple poutre en hauteur traversant l’extrémité de la nef et marquant visuellement la démarcation. Cette poutre de gloire (tramezzo) avait pour avantage de rendre visibles les autels du chœur et leurs retables, qui connaissaient alors un grand développement. N’ayant pas de fonction architectonique, les tramezzi ont souvent disparu, mais les éléments de maçonnerie destinés à les supporter de part et d’autre de la nef révèlent leur présence.

Giotto di Bondone, La Crèche à Greccio, Cycle de la vie de saint François, vers 1292. Fresque. Assise, basilique supérieure San Francesco.

Giotto di Bondone, La Crèche à Greccio, Cycle de la vie de saint François, vers 1292. Fresque. Assise, basilique supérieure San Francesco. © La Collection – S. Domingie & M. Rabatti

Ce que nous apprennent les fresques de Giotto

Leur existence est en outre clairement attestée par deux fresques de Giotto dans la basilique supérieure San Francesco d’Assise, La Crèche à Greccio et plus encore La Vérification des stigmates. La première montre le dos d’un jubé sur lequel est disposée une Croix. Le système de maintien de cette dernière et la peinture rouge qui protège le revers contre les insectes xylophages y sont parfaitement visibles. La seconde fresque nous renseigne quant à elle sur l’importante logique ornementale qui gouvernait les tramezzi. La poutre de gloire est ici représentée depuis la nef. La Croix du cœur de l’église (Crux de medio ecclesiae) n’est pas seule mais s’accompagne de deux images complémentaires : à la droite du Christ (visuellement, du côté gauche) se trouve une image de la Vierge à l’Enfant, tout aussi monumentale que la Croix, à sa gauche (visuellement à droite) se tient une représentation de l’archange Michel. Ce système iconographique a connu un important développement et se répétait presque toujours ainsi (de gauche à droite) : Vierge à l’Enfant, Croix monumentale, saint vénéré localement ou dédicataire de l’église concernée.

Giotto di Bondone, La Vérification des stigmates, Cycle de la vie de saint François, vers 1292. Fresque. Assise, basilique supérieure San Francesco.

Giotto di Bondone, La Vérification des stigmates, Cycle de la vie de saint François, vers 1292. Fresque. Assise, basilique supérieure San Francesco. © La Collection – S. Domingie & M. Rabatti

Une structure caractéristique

Si l’on doit à Giotto le premier et rare témoignage visuel d’un tel système ornemental dans l’espace ecclésial du Duecento, la mise en place de telles œuvres monumentales ne lui revient pas. En effet, la Croix de Santa Croce peinte par Cimabue faisait probablement partie d’un ensemble de ce type conçu pour le jubé de cette église florentine. La Maestà de San Francesco de Pise, aujourd’hui au musée du Louvre, est également un excellent témoignage de ce type d’œuvres. La structure arrière du tableau conserve en effet les tasseaux de bois disposés en renfort, en périphérie, et sous forme de croix afin de garantir l’unité des planches assemblées lors de la fixation sur la poutre de gloire, l’ensemble étant retenu par un anneau en partie haute1. Le tableau se trouvait au côté d’un Christ monumental en pendant du Saint François recevant les stigmates de Giotto.

Giotto di Bondone, Saint François d’Assise recevant les stigmates, vers 1298. Revers. Bois (peuplier), 330 x 178,5 cm (avec la moulure rapportée à l’époque napoléonienne). Paris, musée du Louvre.

Giotto di Bondone, Saint François d’Assise recevant les stigmates, vers 1298. Revers. Bois (peuplier), 330 x 178,5 cm (avec la moulure rapportée à l’époque napoléonienne). Paris, musée du Louvre. © RMN (musée du Louvre) – M. Urtado

Le regard du spectateur

Cet aménagement éclaire profondément la lecture de ces œuvres. Comme le montre La Vérification des stigmates, afin d’être visibles d’en bas, les images du tramezzo étaient penchées en avant à l’aide d’une chaîne reliée à l’anneau. Les tableaux étaient donc vus du dessous, leur surface étant fortement inclinée vers le spectateur. Cimabue a pris en compte cette présentation en concevant sa grande Maestà. Comme l’ont montré les études scientifiques récentes menées dans le cadre de l’exposition du Louvre et relayées dans le catalogue, le traitement pictural est plus large en partie supérieure et, afin de donner l’impression d’une continuité de forme et de taille, les nimbes des anges situés de part et d’autre du trône en partie haute sont plus grands que ceux des anges situés en partie basse. Cette façon de tenir compte du regard du spectateur est révolutionnaire, et son apparition encore trop souvent attribuée au seul Giotto.

Cimabue et les évolutions du polyptyque

Si aucune œuvre conservée ne l’atteste, une pièce d’archive fondamentale permet d’attribuer à Cimabue le premier retable à multiples registres, ou tout au moins sa conception dans le cadre d’une commande, car on ignore s’il a réellement vu le jour. L’usage consistant à disposer, à l’arrière de la table d’autel, une image plus ou moins monumentale, le plus souvent peinte ou sculptée, nous paraît aller de soi aujourd’hui, mais il se développe surtout à partir du milieu du XIIIe siècle. Auparavant on ne posait sur l’autel que le livre, le calice, la patène, un ou plusieurs chandeliers et une nappe. Rapidement, la structure du polyptyque s’organise en plusieurs groupes visuels sur l’axe horizontal, tandis que sur l’axe vertical un seul niveau se déploie, éventuellement complété par un second niveau placé dans son prolongement.

Projection graphique du retable commandé à Cimabue pour Santa Chiara de Pise.

Projection graphique du retable commandé à Cimabue pour Santa Chiara de Pise.

Le contrat passé en novembre 1301 entre Cimabue et le peintre lucquois Giovanni di Apparecchiato, dit Nuccaro, qui devait l’assister pour la commande d’un retable destiné à l’autel majeur de l’église de l’hôpital Santa Chiara de Pise décrit une structure extrêmement raffinée, annonçant déjà les développements ultérieurs du Trecento. Le retable repose sur une prédelle, caisson de maintien supportant un registre principal en cinq compartiments figurant la Vierge à l’Enfant et des saints, ainsi qu’un registre supérieur de tabernacles représentant notamment la Crucifixion et des anges. Le tout est maintenu par des pilastres latéraux dotés des représentations d’autres saints. L’intégralité de la structure du polyptyque gothique qui se développera durant le XIVe siècle figure déjà parfaitement dans ce projet. Malheureusement, Cimabue meurt entre février et mars 1302, et l’on ignore s’il a eu le temps de commencer le travail.

1 Pour une analyse complète de l’aménagement du décor du jubé, voir l’article dédié dans le catalogue de l’exposition du Louvre (par D. Cooper, L. Giles, P. Rechichi et M. G. Bevilacqua), qui fait une synthèse des récentes découvertes à ce sujet et propose une saisissante reconstitution virtuelle du décor.

 

« Revoir Cimabue. Aux origines de la peinture italienne », du 22 janvier au 12 mai 2025 au musée du Louvre, aile Denon, 1er étage, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr

Catalogue sous la direction de T. Bohl, coéd. musée du Louvre éditions / Silvana Editoriale, 256 p., 170 ill., 42€