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Entre Flandres et Italie : à la rencontre de Jean Daret au musée Granet

Jean Daret, Joueur de guitare (détail), 1636. Huile sur toile, 128,2 x 101 cm. Aix-en-Provence, musée Granet.

Jean Daret, Joueur de guitare (détail), 1636. Huile sur toile, 128,2 x 101 cm. Aix-en-Provence, musée Granet. Photo service de presse. © Photo C. Almodovar / musée Granet, Ville d’Aix-en-Provence

Le musée Granet accueille, cet été, la première rétrospective organisée autour de l’œuvre du peintre bruxellois Jean Daret (1614-1668). Artiste méconnu du public, il fit l’essentiel de sa carrière à Aix-en-Provence et ses alentours. Plusieurs redécouvertes et restaurations majeures, dont celle des décors de l’hôtel de Châteaurenard, permettent d’appréhender pleinement son œuvre.

Voici une exposition qui apportera de l’eau au moulin de ceux qui voudraient voir s’écrire une « contre-histoire » de l’art français au XVIIe siècle ménageant une plus large place à la contribution des artistes originaires des Pays-Bas méridionaux (dits espagnols) et des Provinces-Unies. L’histoire de l’art académique demeure, au fond, captive de paradigmes remontant à l’origine même de la discipline en France, c’est-à-dire aux Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres… d’André Félibien (1619-1695), auteur d’un récit historique aussi incontournable que biaisé, reposant sur le primat de l’axe Paris-Rome. Félibien s’employa à taire ou à minorer ce qui n’entrait pas dans ce qu’il faut qualifier, dans une langue peu louis-quatorzienne, de wishfull thinking d’une coterie.

« Sans méconnaître la part de légende locale qui entrait dans cette anecdote, Daret bénéficia d’une réputation de décorateur suffisamment ferme pour collaborer au décor d’une demeure royale, Vincennes, en 1659-1661. »

La composante « nordique »

Le simple examen de la liste des premiers membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, fondée en 1648, démontre l’importance de la composante « nordique » au sein de l’élite artistique de la régence d’Anne d’Autriche. On y trouve : Juste Van Egmont, Gérard Van Opstal (lequel se trouve être le frère du maître de Jean Daret), Pieter Van Mol, Louis Ferdinand Elle, Louis Van der Bruggen, Gérard Goswin, Philippe de Champaigne et Matthieu Van Plattenberg… Au cours des dernières décennies, les chercheurs n’ont pas manqué de confirmer que les peintres et marchands d’art originaires des « Païs-Bas », comme on écrit alors, étaient, en vérité, actifs partout dans la France des Bourbons, comme ils l’avaient été dans celle des Valois, s’illustrant dans le domaine de la peinture de chevalet, du retable, du décor profane comme religieux, de l’estampe, de la tapisserie évidemment, et de la sculpture.

La réputation de Daret en son temps

Jean Daret n’était pas un inconnu depuis les travaux pionniers du marquis de Chennevières-Pointel (1820-1899). Explorateur des talents régionaux, grands et modestes, ce dernier posséda même plusieurs dessins de l’artiste. On se souvenait – ce qui revenait à considérer sa carrière par la fin – que ses capacités avaient été remarquées à Aix-en-Provence en 1660 lors du voyage dans le Midi du jeune Louis XIV. Sans méconnaître la part de légende locale qui entrait dans cette anecdote, Daret bénéficia d’une réputation de décorateur suffisamment ferme pour collaborer au décor d’une demeure royale, Vincennes, en 1659-1661. Sa contribution est aujourd’hui perdue, mais cette reconnaissance lui valut d’être reçu à l’Académie royale en septembre 1663.

Jean Daret, Ange Gardien, 1647. Huile sur toile, 240 x 149 cm. Simiane-Collongue (Bouches-du-Rhône), église Saint-Pierre.

Jean Daret, Ange Gardien, 1647. Huile sur toile, 240 x 149 cm. Simiane-Collongue (Bouches-du-Rhône), église Saint-Pierre. Photo service de presse. © Mélodie Bonnat

La postérité de l’artiste

Plus récemment, l’artiste bruxellois commença surtout à sortir de l’ombre à l’occasion de la mémorable exposition « La peinture en Provence au XVIIe siècle » (Marseille, 1978). Présenté à l’exposition « bilan » « Grand Siècle » (Montréal, Rennes, Montpellier, 1993), son Joueur de guitare du musée Granet acquit même un semblant de popularité liée à son caractère caravagesque désormais très apprécié du public. Ces dernières années, Daret a trouvé son historienne (assez loin de la Provence, dans la verte Irlande) en la personne de Jane MacAvock, qui lui a consacré sa thèse de doctorat en 2008 et a dressé un catalogue de l’artiste qui n’a cessé, depuis, de croître (cette exposition réussie devrait lui garantir quelques numéros supplémentaires)1.

Jean Daret, Joueur de guitare, 1636. Huile sur toile, 128,2 x 101 cm.Aix-en-Provence, musée Granet.

Jean Daret, Joueur de guitare, 1636. Huile sur toile, 128,2 x 101 cm.Aix-en-Provence, musée Granet. Photo service de presse. © Photo C. Almodovar / musée Granet, Ville d’Aix-en-Provence

De Bruxelles à Aix-en-Provence

Né à Bruxelles en 1614, Daret fut formé par son concitoyen Antoon Van Opstal (1592-après 1653), peintre de cour dont on connaît les traits (Van Dyck, pas moins, le portraitura avec sa distinction aristocratique coutumière) mais guère l’œuvre, ce qui est d’autant plus fâcheux qu’il eut de nombreux apprentis. Dès 1633, on retrouve le jeune artiste à Paris où il assiste au mariage de son cousin germain, Pierre Daret (1605-1678), graveur-interprète des œuvres de figures éminentes de la peinture parisienne d’alors, tels Simon Vouet (1590-1649) ou Jacques Blanchard (1600-1638), ce qui n’est pas anodin. L’habituel voyage en Italie apparaît ensuite très plausible, périple bref au demeurant, puisque Daret choisit – vers 1636 – de s’installer en Provence, à Aix, où il fit souche et œuvra trois décennies durant, non sans s’absenter parfois.

Des influences caravagesques

Ses premières œuvres aixoises illustrent la persistance chez lui d’un caravagisme, à la fois diurne et nocturne, que l’on suppose d’origine italienne, sinon romaine. Mais dans quelle mesure est-il aussi tributaire du caravagisme nordique dont l’essor, dans les « Pays-Bas », apparaît tangible dès les années 1610 ? C’est une question à laquelle on aimerait répondre. L’utilisation des ressources dramatiques du clair-obscur, le recours à de robustes types humains « plébéiens » pour les figures de saint Pierre et saint Antoine abbé frappent, d’emblée, dans son impressionnante Crucifixion avec la Vierge des Sept douleurs, entourée de saint Pierre et de saint Antoine abbé (1640), restaurée tout exprès, l’une des premières commandes majeures passées à notre peintre2.

Jean Daret, La Crucifixion avec la Vierge des Sept douleurs, entourée de saint Pierre et de saint Antoine abbé, 1640. Huile sur toile, 305 x 240 cm. Aix-en-Provence, cathédrale Saint-Sauveur.

Jean Daret, La Crucifixion avec la Vierge des Sept douleurs, entourée de saint Pierre et de saint Antoine abbé, 1640. Huile sur toile, 305 x 240 cm. Aix-en-Provence, cathédrale Saint-Sauveur. © ministère de la Culture, DRAC PACA – CRMH, David Giancatarina, 2024

Une carrière particulièrement active

Les différentes sections de l’exposition (Collectionnisme, Tableaux d’autel, celle relative au décor de la chapelle de l’Association de la Sainte Famille, société dévote aixoise dont le peintre fut membre à partir de 1648, Décor et architecture, ou encore Daret peintre du roi) attestent ensuite une carrière très active, sinon lucrative, couronnée par son emploi au service du roi. Son mariage, en 1639, avec Magdelaine Cabassol, elle-même issue d’une ancienne famille consulaire aixoise, favorisa son insertion et sa carrière en Provence. La trentaine d’années qui séparent l’arrivée de Daret sur la scène parisienne de sa mort à Aix, en 1668, le voit s’illustrer dans presque tous les domaines : art sacré (surtout), peinture profane, décor éphémère (comme dans le cas de l’entrée solennelle à Aix du marquis d’Aiguebonne, commandeur du roi en Provence en 1652) ou pérenne, portrait, etc. On notera, en outre, son implication dans des travaux d’architecture3, indice d’une formation complète.

Force et faiblesse de l’œuvre

Le premier mérite de cette exposition est de donner enfin à voir, dans les meilleures conditions, une part substantielle de l’œuvre peint mais aussi graphique de Daret (outre des dessins, certains très récemment réapparus, des gravures sont montrées), soit environ quatre-vingts numéros. On pourra bien sûr regretter l’absence, pour des raisons évidentes, de l’autoportrait de Saint-Pétersbourg, qui illustre l’adhésion du peintre aux modèles ennoblissants de l’artiste savant et gentilhomme sur fond de clair-obscur marqué ; il permet, en outre, d’établir que Daret a prêté ses traits à son Joueur de guitare. Inédit, ce rassemblement n’en permet pas moins de mesurer les forces et les faiblesses d’une œuvre versatile, puissante et grave, immobile jusqu’au statisme même dans les thèmes les plus mouvementés (Bataille, Conversion de saint Paul), mais pleine de superbes morceaux, au-delà d’impressionnantes fluctuations qualitatives.

Jean Daret, Autoportrait, 1636. Huilesur toile, 78 x 66 cm. Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.

Jean Daret, Autoportrait, 1636. Huilesur toile, 78 x 66 cm. Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage. © Fine Art Images / Bridgeman Images

Un compatriote de Philippe de Champaigne

Daret semble s’être généralement coulé dans une manière française de peindre sans jamais rompre avec ses origines – ajoutant volontiers Bruxellensis, à sa signature latine, il se rendra encore dans sa ville natale au cours de l’été 1655 – ni méconnaître les modèles ultramontains que le prestige de l’art italien et la proximité de la péninsule contribuaient à imposer. Son Allégorie du Printemps ne déparerait pas dans un intérieur parisien cossu de la fin du règne de Louis XIII ou de la régence d’Anne d’Autriche, les motifs floraux regardant quant à eux résolument vers l’art des Flandres et montrant tout l’habileté de Daret dans cet exercice. Parcourant les salles du musée Granet, l’on songe bientôt à un autre Bruxellois, l’austère Philippe de Champaigne (1602-1674), mais en moins « baroque » et en plus prude : on voit mal l’auteur de l’Ex-voto de 1662 peindre la Diane et Callisto du musée des Beaux-Arts de Marseille ou l’audacieuse Pomone endormie du Louvre présentées dans l’exposition. Daret ne put manquer d’être en rapport avec ce compatriote supérieurement doué, issu de la même paroisse bruxelloise que lui (Sainte-Gudule), et qu’il cite, du reste, à plusieurs reprises dans ses compositions.

Jean Daret, Allégorie du Printemps,1641. Huile sur toile, 154 x 117 cm. Collection particulière.

Jean Daret, Allégorie du Printemps,1641. Huile sur toile, 154 x 117 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © cliché J.-L. Lacroix / musée Granet, Ville d’Aix-en-Provence

Peindre en Provence à l’époque de Daret

Ce riche projet « monographique » est prolongé – et éclairé – par un ensemble de tableaux profanes et religieux dus à des contemporains de l’artiste bruxellois et actifs dans la même aire que lui : Nicolas Mignard, Reynaud Levieux ou encore Jean-Pierre Crozier (dont sont présentés les atroces – et fascinants – Saints Innocents ressuscités par l’Enfant Jésus, 1654, Aix-en-Provence, musée des Tapisseries). Grâce à un partenariat entre le musée Granet et le Centre interdisciplinaire de conservation et de restauration du patrimoine (CICRP) à Marseille, une vingtaine d’œuvres de Daret et de ses pairs provenant de communes de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ont fait l’objet d’une restauration propre à rétablir la lisibilité du dessin et la vivacité (ou la subtilité) du coloris.

Jean Daret, Assomption, 1647.Huile sur toile, 360 x 266 cm. Pignans (Var), Collégiale de la Nativité de Notre-Dame.

Jean Daret, Assomption, 1647.Huile sur toile, 360 x 266 cm. Pignans (Var), Collégiale de la Nativité de Notre-Dame. © CICRP, Émilie Hubert Joly

Disons-le, il s’agit là d’une complète réussite. Présentant d’assez nettes réminiscences rubéniennes, l’Assomption de Daret (1647) venue de la Collégiale de Pignans fait, à cet égard, forte impression. Cette campagne de restauration donne à voir un pan jusqu’alors difficile à jauger de l’histoire picturale régionale, répondant ainsi aux vœux de Pierre Rosenberg, auteur des notices sur Daret en 1978 dans le catalogue La peinture en Provence au XVIIe siècle. Précisons, pour finir, qu’au-delà de cette très recommandable rétrospective, les visiteurs curieux sont invités à suivre un ample parcours « hors les murs » dans trois départements contigus – Bouches-du-Rhône, Vaucluse et Var – afin de parfaire leur vision de l’art du Grand Siècle (et de Daret) en terre provençale.

Notes

1 Le catalogue de l’exposition consiste, aussi, en un catalogue raisonné de l’œuvre, ce qui ajoute encore à son intérêt.

2 Peinte pour une chapelle de l’église des Augustins déchaux, l’œuvre est aujourd’hui conservée à la cathédrale d’Aix.

3 En 1655, Daret reçut paiement (avec d’autres artistes) pour la préparation du plan du nouvel Hôtel de ville de sa cité d’adoption et en 1666, le conseil de communauté de Pontevès entreprit de faire bâtir une nouvelle église d’après l’un de ses dessins.

« Jean Daret. Peintre du Roi en Provence », jusqu’au 29 septembre 2024 au musée Granet, place Saint-Jean-de-Malte, 13100 Aix-en-Provence. Tél. 04 42 52 88 32. www.museegranet-aixenprovence.fr

Catalogue, Lienart, 240 p., 39 €.