La Norvégienne Harriet Backer en pleine lumière au musée d’Orsay
C’est à la seule force de son pinceau et de sa personnalité que la Norvégienne Harriet Backer (1845-1932) s’est imposée comme une figure de premier plan dans son pays, après avoir longuement séjourné à Munich puis Paris. Cette première rétrospective française réunit près de quatre-vingts scènes musicales, paysages, intérieurs d’églises et natures mortes, pour la plupart exceptionnellement prêtés par les musées d’Oslo et de Bergen. Entretien avec les commissaires de l’exposition, Leïla Jarbouai, conservatrice en chef arts graphiques et peintures au musée d’Orsay, et Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au musée d’Orsay
Propos recueillis par Myriam Escard-Bugat
Aux côtés d’artistes illustres comme Van Gogh, Manet et Munch, le musée d’Orsay œuvre à mettre en lumière des artistes méconnus en France. La présente exposition s’inscrit-elle dans cette lignée ?
Leïla Jarbouai : Cette incursion en Norvège s’inscrit en effet très logiquement dans la suite des manifestations que les musées d’Orsay et de l’Orangerie ont consacré à des artistes inconnus en France, en particulier à des étrangers. Je pense aux tenants de la modernité suisse, aux symbolistes des pays baltes, aux Macchiaioli l’illustrateur britannique Aubrey Beardsley, ou encore au Belge Léon Spilliaert. À l’époque, Paris était une capitale artistique, et tous ces artistes ont entretenu des liens significatifs avec la France ; c’est aussi le cas de Backer. On ne peut pas offrir un panorama de l’art français sans s’intéresser aux nombreux étrangers et binationaux qui ont été attirés par l’émulation culturelle et le cosmopolitisme de Paris.
Estelle Bégué : Le musée d’Orsay développe un goût marqué pour les écoles du Nord et du centre de l’Europe. Au printemps 2025 d’ailleurs, nous consacrerons une exposition au Norvégien Christian Krohg, autre personnalité majeure, surtout connue pour ses sujets sociaux voire engagés. Il fait en quelque sorte le lien entre Munch et Backer, qui ne se sont jamais côtoyés.
Cette exposition a été initiée par deux institutions norvégiennes : le National Museum d’Oslo et le Kode Bergen Art Museum. De quelle manière la collaboration s’est-elle déroulée ?
E. B. : En réalité, l’exposition s’inscrit pleinement dans les pas de la séquence norvégienne que nous avons organisée l’automne dernier, lors de la grande rétrospective dédiée à Munch, puisque c’est à cette occasion que nous avons rencontré les équipes du musée d’Oslo. Elles travaillaient à l’exposition Harriet Backer avec le Kode Bergen Art Museum, réfléchissaient justement à une itinérance, et nous ont proposé de collaborer à l’événement. Ce projet a été pleinement soutenu par la présidente Laurence des Cars, puis par son successeur Christophe Leribault.
L. J. : Nous ne pouvions pas envisager une telle exposition sans les musées norvégiens, puisque rares sont les œuvres de Backer à être conservées en dehors de son pays. Les institutions organisatrices possèdent d’ailleurs les plus grands ensembles de peintures et dessins de sa main. L’artiste faisait partie du comité d’acquisition du National Museum d’Oslo, et le Kode de Bergen abrite unfonds en partie constitué autour de l’exceptionnelle collection réunie par Rasmus Meyer, qui fut le grand mécène de Backer.
Elle développe même une recherche plastique autour de la musique, parfois proche de la synesthésie
Vous proposez un parcours essentiellement thématique, pourquoi ce choix ?
L. J. : Cela s’imposait, car l’artiste s’est intéressée à un nombre très restreint de sujets : intérieurs rustiques, églises, paysages de plein air… Au fil de ses scènes d’intérieurs, l’on peut vraiment observer l’évolution de son style. Le parcours s’achève par les natures mortes et les fenêtres, deux thèmes qu’elle aborde plus tardivement.
Nous avons mis l’accent sur ses tableaux liés à la musique : elle vient d’une famille très mélomane, le premier meuble qu’elle place dans son atelier à Paris est un piano, elle représente souvent des musiciens et des personnages écoutant… Elle développe même une recherche plastique autour de la musique, parfois proche de la synesthésie, surtout dans sa période parisienne.
Ce sujet, constant dans son œuvre, la rapproche de nombreux peintres de l’époque, qui considèrent la musique comme la forme d’art la plus absolue, la plus spirituelle, car agissant profondément et de manière immédiate sur les émotions. Les visiteurs peuvent entendre des extraits de musique écrits par sa sœur, pianiste et compositrice renommée. La riche programmation qui accompagne l’exposition est très orientée autour de la musique : plusieurs concerts sont proposés.
Dans quelle mesure le parcours que vous avez conçu se distingue-t-il des expositions norvégiennes ?
L. J. : Les musées scandinaves mettaient en avant ses vues d’églises, pour lesquelles elle est très connue, car elles ont contribué à la construction d’une identité culturelle norvégienne. Nous avons choisi de faire de la musique l’axe principal, raison pour laquelle nous avons proposé le sous-titre « la musique des couleurs ».
E. B. : Nous avons voulu montrer le contexte artistique, en particulier le fait que Harriet Backer n’était pas la seule peintre femme à être reconnue de son temps comme une artiste importante. Nous ne voulions pas l’ériger en héroïne de l’art un peu hors sol, d’autant qu’elle faisait partie d’un ensemble de femmes artistes importantes qui mériteraient chacune des rétrospectives en France, je pense notamment à Kitty Kielland, avec laquelle elle a longtemps vécu, à la portraitiste Asta Nørregaard, ou encore à la Suédoise Jeanna Bauck. Nous avons donc choisi de mettre en lumière ces réseaux de femmes qui se soutenaient, souvent pour contourner les difficultés qu’elles pouvaient rencontrer. La salle que nous leur dédions au cœur du parcours n’était pas nécessaire en Norvège, ni en Suède, où elles sont déjà présentes dans les collections et relativement connues.
Est-il difficile à cette époque de s’imposer en tant que femme artiste dans les pays scandinaves ?
L. J. : Ce n’est pas plus facile qu’en France. Si Backer doit vendre des œuvres pour subvenir à ses besoins, elle a la chance d’être issue d’un milieu favorisé et d’être soutenue par ses parents dans sa vocation précoce. À une époque où il faut choisir entre vie de famille et carrière d’artiste, il y a un renoncement qu’elle assume.
E. B. : Le fait qu’elle ait vécu avec Kitty Kielland a donné lieu à bien des interrogations, mais l’on ignore la nature de leur relation. Il n’était pas rare à cette époque que des femmes choisissent de vivre ensemble pour des questions de bonnes mœurs et pour se soutenir financièrement. En revanche, Backer n’a pas eu immédiatement d’engagement féministe, contrairement à Kielland, qui a fait partie du groupe à l’origine de l’association pour les droits des femmes en Norvège.
Pouvez-vous évoquer cette scène artistique norvégienne, assez méconnue en France ?
L. J. : La Norvège, qui est alors un petit pays très rural quant à sa population, ne connaît pas une intense activité artistique. Ce n’est qu’en 1909 qu’une Académie des beaux-arts ouvre à Oslo (anciennement Kristiania). Il n’existe pas non plus encore de marché de l’art à proprement parler ; c’est seulement à la fin du siècle que l’on voit de grands collectionneurs et mécènes, comme Rasmus Meyer, commencer à soutenir les artistes. L’école créée par Backer joue un rôle important dans l’émergence d’une nouvelle génération de peintres norvégiens.
E. B. : Le contexte historique est important. Durant plusieurs siècles sous la coupe du Danemark, le royaume de Norvège passe sous domination suédoise en 1814. Il acquiert à cette date une certaine autonomie, mais ne devient pleinement indépendant qu’en 1905. Durant tout le XIXe siècle, on observe chez les Norvégiens un profond désir de revendiquer une identité politique et culturelle. Quand Backer commence sa formation, les peintres sont pour l’essentiel paysagistes ; dans leur pays comme à l’étranger, ils ne souscrivent pas aux tendances modernistes, mais sont associés à un romantisme quelque peu galvaudé.
Dans quelle mesure s’inscrit-elle dans la tradition picturale norvégienne ?
E. B. : Backer livre elle aussi quelques paysages de la Norvège, mais elle n’en fait pas sa spécialité. Nous rassemblons dans la section « Extérieurs » quelques vues de champs et de femmes faisant sécher du linge. Une autre section est dédiée à ses fameux intérieurs d’églises traditionnelles, en bois debout, qui datent d’avant la colonisation. Si ce choix n’est pas anodin (elle ne représente pas les églises allemandes ou parisiennes), il ne faut pas y voir pour autant une revendication politique de sa part.
L. J. : À une époque où il n’existe en Norvège ni école d’art ni musée, l’architecture constitue un patrimoine important. L’originalité de Backer, par rapport à ses compatriotes qui donnaient une place centrale aux paysages et à la nature spectaculaire de leur pays, réside dans ses vues d’intérieurs, en particulier ses scènes de musique. Elle retient des sujets de la vie moderne, surtout des femmes qui ont un espace à elles, « une pièce à soi ».
Harriet Backer a été totalement oubliée en dehors de son pays.
Vous consacrez une importante section aux années de formation durant lesquelles l’artiste séjourne en Allemagne, en Italie et en France. Qu’est-ce qui guide ses choix ?
E. B. : Sa trajectoire n’est pas très originale puisque, face à l’absence d’école et de commandes, les jeunes Norvégiens ont pris l’habitude de voyager. En réalité, elle part d’abord pour accompagner dans sa tournée sa sœur Agathe, pianiste renommée. Durant son périple, Harriet visite les musées et copie les maîtres ; elle en profite aussi pour fréquenter les écoles ouvertes aux femmes, comme l’Académie de Mme Trélat de Vigny à Paris, prisée par les peintres étrangères.
L. J. : L’exposition offre l’occasion d’évoquer les foyers artistiques allemands, peu connus de notre public car ils ne sont pas fréquentés par les Français de l’époque. Dans les années 1870-1880, une ville comme Munich est aussi cosmopolite que Paris. Ces séjours vont bien sûr avoir une influence déterminante sur la jeune artiste.
Sous l’influence de peintres réalistes munichois, elle affûte son sens du détail et privilégie une palette sombre. À Paris, où elle peut visiter les dernières expositions impressionnistes, elle développe un vif intérêt pour les couleurs, les variations de la lumière et une touche libre. Son séjour en France marque la fin de sa formation, c’est là qu’elle commence à exposer et à vendre.
De quelles sources dispose-t-on pour connaître la vie et l’œuvre de l’artiste ?
L. J. : L’essentiel des documents d’archives, le catalogue raisonné, la biographie et l’ensemble des publications sont en norvégien. Les chercheurs disposent de la correspondance de Backer et s’appuient également sur des lettres laissées par la peintre suédoise Hildegarde Thorell, qui travaillait dans la même académie à Paris et cite à plusieurs reprises sa consœur.
E. B. : De notre côté, nous avons mené des recherches dans la presse pour en savoir plus sur la réception critique de Backer en France, mais nous n’avons trouvé qu’une dizaine d’articles peu fournis. Il faut en revanche souligner que le catalogue de l’exposition est le tout premier ouvrage édité en anglais et en français.
Le corpus d’œuvres de Backer est-il conséquent ? Des peintures de sa main sont-elles conservées en France ?
E. B. : Le musée d’Orsay possède quelques œuvres scandinaves et nordiques, notamment un paysage d’Edvard Munch, deux intérieurs mélancoliques du Danois Vilhelm Hammershøi, plusieurs toiles du Suédois Anders Zorn, ou encore un paysage de la Finlandaise Helena Schjerfbeck. En revanche, aucune œuvre de Backer n’est à ce jour conservée en collection publique française. Nous n’en connaissons qu’une seule dans l’Hexagone, en mains privées, que nous avons la chance d’exposer grâce à la générosité de sa propriétaire.
L. J. : Le corpus des œuvres de Backer est restreint. Il est vrai que, très perfectionniste, elle peut passer dix ans sur une œuvre, et qu’elle consacre beaucoup de temps à l’enseignement. Ses nombreux dessins sont essentiellement des études qui ne sont pas conçues comme des œuvres en soi, et ils sont presque tous conservés dans les musées norvégiens, à l’instar de ses peintures. Backer est donc très peu présente sur le marché de l’art, ce qui explique en partie sa faible renommée internationale.
Aujourd’hui, justement, quelle est la notoriété de Backer dans son pays et au-delà ?
E. B. : L’artiste a vécu une dizaine d’années à Paris, où elle a participé à des expositions et remporté une médaille d’argent à l’Exposition universelle de 1889. De son vivant, elle est même exposée à Chicago, et le Saint Louis Art Museum acquiert une de ses œuvres (par la suite vendue au musée d’Oslo) ! Pourtant, elle a été totalement oubliée en dehors de son pays.
L. J. : Backer a été de son vivant extrêmement importante en Norvège, où elle jouit toujours d’une aura particulière ; d’une part parce qu’elle a fusionné, dans un style très personnel, des thèmes norvégiens et les apports des impressionnistes, et d’autre part parce qu’elle a formé de nombreux peintres devenus célèbres à leur tour. Elle qui avait souffert de l’absence d’école fonde à Oslo sa propre école, qu’elle dirige entre 1890 et 1912. Il faut aussi souligner que les Norvégiens mettent en avant leurs artistes femmes. Pour le public français en revanche, l’exposition est incontestablement une découverte.